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  • Intelligence artificielle : Comment son usage est une menace pour la démocratie

    Intelligence artificielle : Comment son usage est une menace pour la démocratie

    Par Jacob Hamel-Mottiez

    Source: https://www.shutterstock.com/image-photo/people-binary-data-concept-123174439

    L’intelligence artificielle (IA) est aujourd’hui omniprésente dans nos vies et est source de nombreux accommodements. Couplée aux données massives, elle est utilisée dans de nombreuses situations, notamment dans le cas de la publicité ciblée qui nous est destinée lorsque nous utilisons les réseaux sociaux ou encore quand nous naviguons sur le Web. Cependant, nous ne connaissons que rarement les risques et les répercussions qu’elle implique. L’un de ces risques est l’utilisation de l’IA et des données massives à des fins antidémocratiques. Cette problématique est vaste et englobe plusieurs enjeux. Je me concentrerai sur le phénomène du microciblage politique. Plus précisément, j’illustrerai comment ce dernier met en péril deux principes essentiels à la démocratie: la charité interprétative et la participation citoyenne.

    De quelle intelligence artificielle parlons-nous ?

    Commençons par préciser ce que nous signifions par intelligence artificielle et données massives. Dans ce billet, lorsqu’on utilise le terme général « intelligence artificielle », cela fait spécifiquement référence aux algorithmes d’exploration de données (data mining) à des fins d’analyse prédictive (predictive analytics). Par « algorithme d’exploration », on entend une variété de méthodes, souvent statistiques, qui permettent de découvrir des liens pertinents au sein d’un ensemble de données qui nous intéresse. Lanalyse prédictive quant à elle est une couche additionnelle d’opérations qui extrapolent les résultats d’exploration, notamment afin d’anticiper les occurrences futures de ces liens ou leur transférabilité à des données similaires. Autrement dit, la première met au jour des corrélations dans les données déjà recueillies, alors que la seconde permet d’étendre ces résultats, afin d’être en mesure d’anticiper des comportements futurs1. Bien entendu, le fonctionnement de ces algorithmes ne serait pas possible sans la matière première : les données massives (Big data). L’Office québécois de la langue française en donne la définition suivante :

    Ensemble d’une très grande quantité de données, structurées ou non, se présentant sous différents formats et en provenance de sources multiples, qui sont collectées, stockées, traitées et analysées dans de courts délais, et qui sont impossibles à gérer avec des outils classiques de gestion de bases de données ou de gestion de l’information2.

    Quelques exemples de sources de ces données massives sont les téléphones intelligents, les publications sur les médias sociaux, les terminaux de paiement électroniques, les signaux de localisation GPS, etc3.

    Illustration 1 : Une estimation de la multitude de données qui est généré chaque jour. Source: https://www.raconteur.net/infographics/a-day-in-data/

    Cette base théorique maintenant établie, nous serons en mesure de mieux comprendre la menace que représente le microciblage politique pour la démocratie4.

    Qu’est-ce que le microciblage politique?

    Le microciblage consiste en l’utilisation des données personnelles que nous générons afin « d’envoyer le bon message à la bonne personne5 ». Appliquée au domaine politique, sa réalisation peut passer par l’utilisation de profilage psychographique dans le but d’influencer les décisions citoyennes telles que les processus électoraux. Cette notion de profilage psychographique désigne la méthode utilisée afin de définir des « profils » d’électeurs sur la base de valeurs, de croyances, d’opinions ou encore de traits de personnalités. Développer des algorithmes d’exploration et d’analyse prédictive sur des données sociales comme la consultation de sites web, le partage de publications, des mentions “jaime” ou des commentaires permet donc de catégoriser des populations d’électeurs en profils psychographiques. Lidée derrière leur mise en place est de cibler ce qui motive les électeurs à agir pour ensuite en tirer profit, notamment par la mise en place de publicités. La firme Cambridge Analytica, dont nous reparlerons dans la suite de ce billet, est un bon exemple cette utilisation de profilage psychographique à des fins de microciblage politique. Lors de la campagne électorale de Donald Trump en 2016, la firme britannique a utilisé le modèle OCEAN, un acronyme de cinq caractéristiques évaluées dans l’établissement des profils politiques. Celles-ci sont l’ouverture aux nouvelles expériences (openness to experience), l’importance accordée à l’ordre, aux plans, aux habitudes (consciousness), la sociabilité (extraversion), l’inclination à faire passer les autres avants soi (agreeableness) et finalement la tendance à être préoccupé (neuroticism)6. Voici un exemple de ces publicités adaptées, utilisées par John Bolton, conseiller à la sécurité nationale sous l’administration Trump, et son équipe lors de la campagne présidentielle de 20167 :

    Openness, Consciousness, Extraversion, Agreeableness, Neuroticism

    Le phénomène microciblage politique comme un risque pour la démocratie

    Le phénomène de microciblage politique introduit précédemment constitue un risque pour la démocratie, car il vient mettre en danger deux principes constitutifs de cette dernière : la charité interprétative et la participation citoyenne.

    Le principe de charité interprétative est entendu comme la considération des meilleurs arguments en faveur des opinions adverses. Cet exercice critique est fondamental pour la démocratie, car dans le cas contraire, les opinions adverses risquent d’être présentées comme des caricatures, alors qu’elles peuvent être une source d’opposition légitime.

    Une étude du Pew Research Center datant de 2014 nous rappelle que ce principe n’est pas irrémédiablement acquis en révélant que la polarisation des opinions, c’est-à-dire des opinions de moins en moins nuancées et de plus en plus extrêmes, a doublé en deux décennies aux États-Unis : « The overall share of Americans who express consistently conservative or consistently liberal opinions has doubled over the past two decades from 10% to 21%8. »

    Illustration 2 : Évolution de la distribution de la polarisation des opinions aux États-Unis. Source: https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    En considérant ces faits, l’utilisation du microciblage politique pourrait-il être bénéfique à la charité interprétative ? À première vue, classer les électeurs en profils de valeurs et de croyances comme l’a fait Cambridge Analytica peut sembler un moyen afin de sélectionner les informations politiques pertinentes leur permettant de faire un choix plus éclairé. La difficulté de cette ligne argumentative est qu’elle ne fait que repousser le problème d’un pas puisqu’il n’est pas évident de caractériser ce qui est pertinent comme information politique pour un électeur donné. En effet, l’objectif du microciblage politique devrait-il être de présenter aux électeurs des informations qui appuient leurs positions ou plutôt qui les confrontent9 ? Les nombreux travaux sur la notion de biais de confirmation laissent croire que la première option ne ferait qu’accroitre la polarisation déjà observée. En ce sens, serait-il plus judicieux d’exposer les électeurs à des opinions politiques allant à l’encontre de celles auxquelles ils donnent leur assentiment ? Cela freinerait-il la polarisation croissante ? De récentes études suggèrent que la situation n’est pas si simple puisque l’exposition à des informations confrontant nos opinions préétablies n’est pas garante d’un développement de positions plus nuancées. L’article Exposure to opposing views on social media can increase political polarization (2018) dévoile que dans certains cas c’est plutôt une augmentation de polarisation qui est observée couplée d’un affermissement idéologique10. Il est donc difficile d’accepter l’argument voulant que le microciblage politique puisse être bénéfique pour la charité interprétative parce qu’il pose à la fois un défi épistémique et social important. Le premier, celui épistémique, relève de notre compréhension limitée des effets du microciblage politique sur des phénomènes complexes comme la polarisation électorale. Le second, celui social, est que le microciblage peut être utilisé par des acteurs ayant des intérêts politiques qui entrent en conflit avec ceux de certains électeurs, comme dans le cas de la firme Cambridge Analytica dont l’objectif n’était certainement pas d’offrir aux électeurs les meilleures informations politiques. Somme toute, le microciblage politique apparaît davantage comme un risque plutôt qu’un bénéfice pour le principe de charité interprétative. Cela étant dit, ce principe démocratique n’est pas le seul mis en danger, celui de participation citoyenne l’est tout autant.

    Illustration 3: Préférence politique des Afro-Américains et leur participation électorale. Source: https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/21/key-facts-about-black-eligible-voters-in-2020-battleground-states/

    Le principe de participation citoyenne est l’idée selon laquelle la démocratie repose sur l’engagement de ses citoyens, notamment lors d’élections, de débats publics, de votes, etc. La participation des citoyens permet que les décisions démocratiques soient, dans une certaine mesure, représentatives de l’opinion de la population11. Parmi les exemples où lIA combinée aux données massives a menacé le principe de participation citoyenne, l’affaire Cambridge Analytica est la plus connue12. En effet, une enquête menée par le média Channel 4 News a démontré que la firme a utilisé le microciblage politique par le biais du profilage psychographique afin de dissuader des électeurs à aller voter lors de la compagne de Donald Trump en 2016, particulièrement les Afro-Américains. Channel 4 News indique qu’en Géorgie, 61% des électeurs composant la catégorie « à dissuader » étaient des personnes afro-américaines, alors que ces dernières ne représentent à réalité que 32% des votants pour cet État. De façon similaire, la Caroline du Nord était composée à l’époque de 22% d’électeurs afro-américains, mais ces derniers comptaient pour 46% de la catégorie « à dissuader ». Au Wisconsin, le ratio est pire encore où les Afro-Américains ont été trois fois plus visés par le profilage politique (17% visés, alors que l’électorat était de seulement 5.4%) 13. Lorsqu’on sait que la communauté afro-américaine a une forte préférence pour le Parti démocrate14 on ne peut ignorer cette tentative de dissuasion, de surcroît lorsque cette dernière visait plusieurs États clés (Swing state) de l’élection de 2016. Cette manipulation à l’insu des électeurs dans l’optique d’écarter l’opposition politique est fondamentalement antidémocratique.

    Encore une fois, à l’image de la charité interprétative, la mise à mal du principe de participation citoyenne pose des enjeux de nature sociale et épistémique. D’une part, le manque de transparence du microciblage politique pour les électeurs, c’est-à-dire l’ignorance de ceux-ci vis-à-vis de la façon dont l’IA a mené les inférences à leur sujet est hautement problématique. D’autre part, est-il acceptable de tenter d’exclure délibérément certains profils de la population à participer à la vie politique? Si cette tentative de dissuasion se révèle efficace, comment peut-on rendre compte de la représentativité de l’opinion citoyenne15?

    Conclusion

    Dans ce billet, je me suis penché sur les risques de l’intelligence artificielle pour la démocratie. Plus précisément, mon objectif était de montrer en quoi l’utilisation du microciblage politique porte atteinte aux principes de charité interprétative et de participation citoyenne. Également, je souhaitais mettre en évidence comment l’altération de ces deux piliers démocratiques entraîne des enjeux sociaux et épistémiques importants. L’utilisation de l’IA dans le domaine politique prendra certainement de plus en plus de place dans les années à venir. Cette réflexion se voulait une porte d’entrée afin de réfléchir à ses répercussions dans l’optique de protéger certains des principes essentiels qui constituent la démocratie.

    Ressources supplémentaires

    Dans cette section vous trouverez plusieurs ressources supplémentaires pour aller plus loin et pour mieux comprendre les enjeux qui ont été adressés dans ce billet.

    Big Data

    Chaire publique ALIÉS et NÉO, Qu’est-ce que le Big Data et que peut-il faire pour vous?

    Profilage psychographique et microciblage politique

    Présentation du fonctionnement du profilage psychographique à des fin de microciblage politique par l’ex PDG de la firme Cambridge Analytica M. Alexander Nix.

    Concordia, Cambridge Analytica – The power of Big Data and psychographics

    Polarisation

     Are Social Media Driving Political Polarization? » https://greatergood.berkeley.edu/article/item/is_social_media_driving_political_polarization.

    « Political Polarization in the American Public: How Increasing Ideological Uniformity and Partisan Antipathy Affect Politics, Compromise and Everyday Life » https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    Notes

    1 Office québécois de la langue française. (2020). Une intelligence artificielle bien réelle : les termes de l’IA : https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/dictionnaires/vocabulaire-intelligence-artificielle.aspx

    2 Ibid.

    3 University of Wisconsin Data Science Degree. What Is Big Data?. https://datasciencedegree.wisconsin.edu/data-science/what-is-big-data/.

    4 Cette section théorique a été volontairement simplifiée puisque mon propos n’est pas d’expliquer en détail la nature de l’IA, mais davantage son effet sur la démocratie. Cependant, vous trouverez des références en fin de billet pour les lecteurs voulant approfondir cet aspect.

    5 Lavigne, M. (2018). Micro-ciblage et polarisation partisane lors de l’élection canadienne de 2015 [Mémoire de maitrise, Université de Montréal]. Papyrus. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/21325

    6 Concordia. (2016). Cambridge Analytica – The Power of Big Data and Psychographics [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=n8Dd5aVXLCc

    7 Rosenberg, M., Confessore, N., Cadwalladr, C. (2018). How Trump Consultants Exploited the Facebook Data of Millions, The New York Times, https://www.nytimes.com/2018/03/17/us/politics/cambridge-analytica-trump-campaign.html

    8 Dimock et al. (2014). Political Polarization in the American Public. Pew Research Center. https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    9 Certains pourraient voir ici un faux dilemme. Cependant, l’idée n’est pas ici de soutenir que soit le microciblage présente uniquement des informations appuyant les opinions de l’individus ou les confrontant. Même en considérant un microciblage « mixte », la difficulté entourant quelles informations devraient être présentées n’est pas dissoute.

    10 Cela étant dit, les conclusions de cette étude restent limitées: « Readers should not interpret our findings as evidence that exposure to opposing political views will increase polarization in all settings. » Le fait que l’étude ait été conduite aux États-Unis et par le biais du réseau social Twitter sont des paramètres qui empêchent la généralisation des résultats. Également, l’ignorance que nous avons, pour le moment, de ce qui cause cet effet de retour de flamme reste une limite aux conclusions qu’il est possible de tirer.

    11 L’on peut considérer que la participation des citoyens n’est pas suffisante en elle-même pour assurer la représentativité de l’opinion collective. Cela étant dit, l’on peut tout de même accepter une version modérée qui accepte que la participation citoyenne rende les décisions démocratiques plus représentatives que son absence.

    12 Le documentaire The Great Hack : L’affaire Cambridge Analytica (2019) reprend cette affaire.

    13 Team Channel 4 News Investigations. (2020). Revealed: Trump Campaign Strategy to Deter Millions of Black Americans from Voting in 2016. Channel 4 News, https://www.channel4.com/news/revealed-trump-campaign-strategy-to-deter-millions-of-black-americans-from-voting-in-2016.

    14 Budiman, A. (2020). Key Facts about Black Eligible Voters in 2020 Battleground States. Pew Research Center. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/21/key-facts-about-black-eligible-voters-in-2020-battleground-states/.

    15 Il est à noter que nous avons peu de renseignements sur l’efficacité des moyens de profilages psychographiques qu’a utilisés la firme Cambridge Analytica. Néanmoins, nous pensons qu’efficaces ou non, la volonté délibérée de manipuler certains électeurs à leur insu pose des considérations éthiques importantes.

  • Une philosophie politique pour Dune : de l’élitisme héroïque et ses paradoxes

    Une philosophie politique pour Dune : de l’élitisme héroïque et ses paradoxes

    Par Tristan Rivard

    Paul Atréides (joué par Timothée Chalamet) dans l’adaptation de Dune au cinéma, par Denis Villeneuve. Photo: courtoisie de Warner Bros. Picture.

    Lors d’une entrevue ayant eu lieu quinze ans après la parution de Dune, Frank Herbert rendit compte de ses perspectives et motivations à l’origine de la création de son épopée  de science-fiction :

    « L’observation personnelle m’a convaincu que dans le puissant domaine de la politique et de l’économie ainsi que dans leur conséquence logique, la guerre, les gens tendent à céder toute capacité de décision à une autorité qui peut se draper dans le tissu mythique de la société » (Herbert, 1980).

    Ces considérations sur le pouvoir sont au centre de l’arc narratif de Dune : la transfiguration de l’aristocrate Paul Atréides, une élite parmi d’autres au sein du système politique impérial, en Muaddib, une figure messianique portée à la tête de l’Empire. Loin de se réduire à la critique ou à l’adulation, le traitement que fait Herbert des logiques et paradoxes de l’élitisme est nuancé et complexe. D’une part, les élites sont problématisées dans leur ambiguïté constitutive, car la minorité puissante peut aussi bien libérer et faire justice que détruire et asservir – peut-être même les deux, comme l’expose l’arc narratif de Paul Atréides. D’autre part, c’est la propension même à la valorisation des élites qui est remise en question, dans la mesure où la projection de l’autorité sur une minorité d’individus prive une communauté de la conscience de son autonomie et l’expose à l’aliénation politique. Voyons de plus près les ressorts de la philosophie politique de Dune relatifs à la question des élites et des régimes.  

    L’élitisme héroïque et le machiavélisme de Dune

    Au premier plan, le récit de Dune est avant tout celui d’une lutte politique complexe entre des élites de différentes natures – aristocratiques, économiques, religieuses, militaires, technologiques – dont les actions visent à influencer, ou même contrôler, le développement civilisationnel. D’emblée, la philosophie politique de Dune est toute sauf démocratique ; l’oligarchie, l’aristocratie et la théocratie y sont représentées, tandis que les masses sont politiquement absentes, à l’exception près du jihad – une militance religieuse sans visage qui déferle de pair avec l’établissement d’un régime théocratique. 

    En dépit d’un traitement approfondi du religieux, la philosophie politique de Dune comporte un aspect résolument matérialiste, notamment à travers l’importance accordée à la technologie et à l’énergie dans la structure du régime impérial. Par exemple, le spécialiste des religions Lorenzo DiTommaso (1992) a souligné la part de déterminisme technologique impliquée dans ce qu’il appelle à juste titre « l’élitisme héroïque » qui caractérise la réalité politique de Dune. Suite à l’invention du bouclier énergétique personnel, les engagements à distance entre de grandes armées ont été en grande partie délaissés, puisque la rencontre entre un tir au laser et un bouclier énergétique peut produire des explosions d’une ampleur imprévisible, réhabilitant du même coup les armes (de corps à corps) et (les) talents personnels. Ainsi, l’élitisme politique de l’univers de Dune serait, entre autres, le corollaire de conditions technologiques favorables à une « personnalisation de la guerre » (DiTommaso, 1992, p. 313).  D’autant plus que les machines autonomes et l’intelligence artificielle ont été éradiquées lors du jihad butlérien, une croisade opposant les humains aux machines conscientes ayant eu lieu longtemps avant les évènements de Dune et ayant forcé le développement des aptitudes humaines par divers ordres spécialisés. 

    Toujours en ce qui concerne la philosophie politique de l’œuvre, Kevin Mulcahy (1996) suggère qu’il est possible d’éclairer Dune par une lecture du Prince de Machiavel (1553), tant le roman s’approcherait d’un examen de ses idées politiques. Selon lui, Herbert tend un piège à ses lecteurs en caricaturant le malice des Harkonnens en contraste avec la dignité des Atréides, favorisant l’identification avec le camp des élites mues par des idéaux. C’est une fois cette identification faite que le piège se referme: Herbert nous révèle progressivement la proximité morale et génétique qui lie en réalité les deux Grandes Maisons. « Les Harkonnens sont, ultimement, des Machiavéliens ratés, des idiots qui pour toute leur vantardise manquent l’essentiel de la doctrine de Machiavel ; les Atréides sont les disciples authentiques de Machiavel – ceux qui sont réellement à craindre » (Mulcahy, 1996, p. 28). L’arc narratif de la saga est ensuite structuré par la realpolitik des Atréides ainsi que ses conséquences sur le développement de l’Empire.

    La transfiguration de Paul Atréides en Muad’dib, figure messianique des Fremen

    En ce qui concerne le statut de héros de Paul Atréides, celui-ci est l’aboutissement d’une relation entre des élites aristocratiques – la maison des Atréides – et des élites génétiques – l’ordre matriarcal et secret du Bene Gesserit. Tandis que les Atréides exercent un contrôle coercitif direct sur des fiefs planétaires, le Bene Gesserit met en œuvre un projet eugéniste étalé sur plusieurs siècles, duquel Paul est l’aboutissement prématuré : le Kwisatz Haderach, un homme doué de prescience, c’est-à-dire capable de voir l’avenir. 

    Ainsi, lorsque l’Empereur Corrino ainsi que la Grande Maison des Harkonnen parviennent à assassiner le duc Leto Atréides, son fils Paul doit se réfugier parmi les Fremen, les nomades du désert. Son titre de noblesse n’y étant d’aucune valeur, cette descente vers une vie rude et précaire implique la mort symbolique de son statut d’élite aristocratique. Toutefois, les facultés de prescience et de mémoire génétique du Kwisatz Haderach font de Paul le héros annoncé par une prophétie issue des superstitions Fremen. Ainsi, Paul Atréides est transfiguré en Muaddib, le héros destiné à rendre la planète désertique habitable. Son incorporation au sein de la mythologie Fremen en tant que figure messianique lui permet de mobiliser une armée indigène redoutable. Parmi celles-ci comptent les commandos de la mort des Fedaykin, une des rares forces capables de rivaliser avec les troupes de choc impériales, les Sardaukar. 

    En somme, l’arc héroïque de Paul passe par la déchéance du pouvoir aristocratique et l’ascendance du pouvoir religieux. Dans les termes du sociologue Max Weber, Paul quitte ainsi la domination rationnelle pour une domination charismatique, ici fondée sur la « vertu héroïque » (Weber, 1921) du Kwisatz Haderach. C’est notamment par les conséquences de cette transformation que se manifestent les paradoxes de l’élitisme envisagés par Frank Herbert. En particulier, un passage du livre reflète la critique personnelle de l’auteur au sujet des problèmes entourant la mythification du pouvoir et la politisation du mythe :  

    Et, en cet instant, Paul prit conscience de la transformation qui s’était opérée en [son camarage] Stilgar. Le naib Fremen était devenu la créature du Lisan al-Gaib, pleine d’obéissance et d’adoration. Ce n’était plus vraiment là un homme et Paul sentit en lui le premier souffle de vent fantomatique du Jihad. J’ai vu un ami se changer en adorateur, songea-t-il. Il éprouva tout à coup une impression de profonde solitude. Il promena son regard sur la salle et vit à quel point l’attitude des gardes s’était modifiée en sa présence. Ils avaient rectifié leur tenue et se tenaient comme à la parade, se livrant à une sorte de compétition dans l’espoir d’attirer l’attention de MuadDib. MuadDib de qui vient toute bénédiction, pensa-t-il, et c’était bien la pensée la plus amère de sa vie (Herbert, 1965, p. 794-795).

    La continuité entre le ton de la citation et le propos tenu par Herbert dans son entretient est évidente. Après l’accession de Paul-MuadDib au trône impérial, la mobilisation militaro-religieuse l’ayant porté au pouvoir déferle ensuite sur l’univers habité, tandis que le système institutionnel de l’empire est supplanté par une bureaucratie théocratique, la Qizarate. Dès le départ, les conséquences de l’oeuvre échappent aux intentions de l’artiste, même lorsque celui-ci est doué de prescience! « Dès le moment où le Jihad l’avait choisi, il s’était senti cerné par les forces de la multitude. Il était contrôlé par leurs buts. Pour le prisonnier dans sa cage qu’il était, l’idée de Libre Arbitre n’était qu’illusion. Sa malédiction était de voir la cage! (Herbert, 1969, p. 188) ». 

    Donc, la saga de Dune expose le lecteur aux espoirs, puis aux répercussions et aux désillusions, du messianisme politique : « Le héros épique de Dune est devenu le héros tragique du Messie de Dune » (Fjellman 2019, p. 52). Bien qu’il ait visé à réparer l’injustice commise à sa famille et à régner avec justesse, son régime relance le cycle des dominations et des antagonismes. Hanté par les décisions difficiles qu’il doit prendre pour assurer le futur de l’humanité, Paul quitte à la fin du second tome « la citadelle dans laquelle il était Messie et disparaît dans le désert en tant que prophète aveugle » (Fjellman, 2019), une fin qui n’est pas sans faire écho au sort tragique d’Œdipe dans l’œuvre de Sophocle. 

    La philosophie politique de Dune : une critique du « mythe du pouvoir »

    Herbert résume ainsi la morale politique de Dune dans une lettre ouverte quelques années après la parution du livre : « Ne concédez pas toutes vos facultés critiques aux gens qui ont le pouvoir […]. D’énormes problèmes surviennent lorsque des erreurs humaines sont commises à la grande échelle accessible au superhéros » (Herbert, 1980). En ce sens, la réflexion philosophique d’Herbert rejoint un ensemble plus large de critiques, notamment issues de l’anthropologie, de la psychologie et de la littérature, concernant le « mythe du pouvoir ». Comme le psychologue Glenn Larner le rappelle, « le problème n’est pas que le pouvoir existe, mais que les gens croient en leur propre pouvoir comme étant la façon principale de se connaître eux-mêmes et le monde. De la même façon, dans Guerre et Paix, Tolstoï condamne la conception héroïque de l’histoire, selon laquelle les grands hommes (comme Napoléon) déterminent le cours des évènements, comme étant un mythe » (Larner, 1995, p. 202 – traduction libre).

    Ce thème était d’ailleurs cher à l’un des contemporains d’Herbert, l’anthropologue et écologiste Gregory Bateson, pour qui la croyance dans les vertus du pouvoir est une erreur d’ordre épistémologique: « Mais le mythe du pouvoir est, bien sûr, un mythe très puissant et il est probable que la plupart des gens en ce monde y croient à divers degrés. C’est un mythe qui, si tout le monde y croit, s’autoréalise en quelque sorte. Mais il demeure une lubie épistémologique et mène inévitablement à diverses formes de catastrophes » (Bateson, 1972, p. 486-487 – traduction libre). Non pas que le pouvoir soit lui-même illusoire ou qu’il soit intrinsèquement problématique, mais plutôt que la croyance générale en la « puissance du pouvoir » serait erronée et éthiquement condamnable. C’est cette perspective critique que rejoint Herbert en nous mettant en garde contre la vénération des héros guerriers, des messies religieux et des grands hommes politiques, car cette vénération revient à oublier que le héros est aussi faillible que tout humain ordinaire, disposé aux erreurs de jugements comme aux délires mégalomanes. Le pouvoir est en réalité diffus, relationnel et complexe : or, l’adulation de l’homme d’exception masque cet état de fait. Comme Paul le réalise à l’instant où il voit « un ami se changer en adorateur », la puissance intrinsèque aux liens d’une communauté se dégrade lorsque celle-ci fonde ses espoirs sur l’exceptionnalité du chef plutôt que sur ses propres ressources. Tout au long de la saga de Dune, Herbert nous invite à nous questionner sur la nature complexe du pouvoir ainsi que sur les paradoxes du projet civilisationnel lui-même, qui repose sur la domination tout en servant des fins émancipatrices. 

    Notes

    1. Le jihad est le nom donné par Herbert à la mobilisation militaro-religieuse des Fremens, emprunté au vocabulaire de la tradition islamique.

    Références

    Bateson, Gregory (1972). Steps to an Ecology of Mind, The University of Chicago Press, pp. 486-487.

    DiTommaso, Lorenzo (1992). « History and Historical Effect in Frank Herbert’s Dune », Science Fiction Studies, volume 19, novembre, pp. 311-325.

    Fjellman, Stephen (2019). « Prescience and Power : ‘‘God Emperor of Dune’’ and the Intellectuals », Science-Fiction Studies, vol. 13, n. 1, 1986, pp. 50-63

    Herbert, Frank (1965). Dune, Paris, Éditions Robert Laffont.

    Herbert, Frank (1969). Le Messie de Dune, Paris, Éditions Robert Laffont.

    Herbert, Frank (1980). « Dune Genesis », OMNI Magazine, consulté en ligne, https://web.archive.org/web/20080616111957/http://www.dunenovels.com/news/genesis.html

    Larner, Glenn (1995). « The real as illusion : deconstructing power in family therapy », Journal of Family Therapy, n. 17, pp. 191-217. 

    Mulcahy, Kevin (1996). « The Prince on Arrakis; Frank Herbert’s Dialogue with Machiavelli », Extrapolation, vol. 37, n. 1, pp. 22-36.

    Weber, Max (1921). La domination légale à direction administrative bureaucratique.

  • La tutelle épistémique : Quand pouvons-nous contrôler la quête de connaissance de quelqu’un d’autre?

    La tutelle épistémique : Quand pouvons-nous contrôler la quête de connaissance de quelqu’un d’autre?

    Par Andréanne Veillette

     

    Imaginez que vous êtes un juge états-unien. Vous devez décider si vous acceptez que certaines images d’un meurtre particulièrement sanglant soient présentées aux membres du jury. Bien que les images soient des éléments de preuve importants, vous êtes réticent à l’idée de les montrer au jury. Vous avez peur que, à la suite du visionnement des images, ils forment de fausses croyances quant à la culpabilité de l’accusé ou encore qu’ils soient biaisés par leurs émotions. Les images sont tellement atroces qu’il y a un risque non négligeable que le jury leur accorde un poids démesuré dans sa prise de décision finale. Si les images sont mal interprétées, cela pourrait mener le jury à rendre un verdict injuste. En tant que juge, certaines règles, notamment les règles d’exclusion de la preuve, vous permettent d’exclure les images du procès (Laudan, 2006, p. 289). Vous décidez que pour maximiser la formation de croyances vraies et minimiser la formation de croyances fausses chez les membres du jury, vous ferez appel aux règles d’exclusion de la preuve et ne présenterez pas les images sanglantes. Est-ce que votre décision d’interférer dans la quête de connaissance des membres du jury était justifiable ? C’est à ce type de questions que les recherches sur la tutelle épistémique tentent de répondre.

    Qu’est-ce que la tutelle épistémique?

    Il existe plusieurs formes de contrôle de l’information : la censure, la propagande, le langage technique spécialisé et les conventions sociales. La tutelle épistémique en est une autre. Il s’agit d’une prise de contrôle de la quête de connaissances d’une personne ou encore d’un groupe de personnes. Lorsqu’une personne en met une autre sous tutelle épistémique, elle se trouve à intervenir dans sa quête de connaissances (condition d’interférence) sans lui demander son avis (condition de non-consultation). Elle intervient dans le but de minimiser les fausses croyances que cette personne est à risque de développer et de maximiser la croyance en des faits (condition d’amélioration).

    Il est important de reconnaitre que, comme tout contrôle de l’information, mettre une personne sous tutelle épistémique constitue une façon d’exercer un certain pouvoir. Bien que le seul exercice du pouvoir ne soit pas une mauvaise chose en soi, il est essentiel d’en tenir compte lors de la construction du cadre conceptuel de la tutelle épistémique pour qu’il soit adéquat. Le pouvoir (ou le contrôle) exercé dans l’acte de tutelle épistémique doit être questionné. Pour ce faire, il est important d’intégrer la notion de groupe identitaire au cadre conceptuel de la tutelle épistémique. Alors, avant d’aller plus loin, définissons brièvement ce qu’est un groupe identitaire.

    Les groupes identitaires se forment autour d’une facette identitaire partagée qui est rendue particulièrement saillante par les rapports de pouvoir ambiants et les stéréotypes que nous retrouvons dans l’imaginaire collectif d’une société. Par exemple, le fait que je sois une femme devient particulièrement saillant dans un milieu où il y a presque exclusivement des hommes et dans un contexte où les hommes dominent le rapport de pouvoir. Cette facette identitaire saillante sert de point d’ancrage au sentiment d’appartenance à un groupe; les hommes appartiennent au groupe des hommes et les femmes appartiennent au groupe des femmes. Ce passage de l’individu vers le groupe identitaire dans la conceptualisation de la tutelle épistémique est nécessaire puisqu’il permet de mettre en lumière non seulement les conséquences épistémiques, mais aussi les conséquences éthiques et politiques de la tutelle épistémique.

    À présent, nous savons que la tutelle épistémique est une forme de contrôle de l’information qui inclut un rapport de pouvoir entre au moins deux individus qui peuvent appartenir à des groupes identitaires différents et donc posséder un pouvoir identitaire différent. Il est maintenant possible de définir plus précisément la tutelle épistémique à l’aide de trois conditions légèrement modifiées pour inclure la notion de groupe identitaire, mais extrêmement proches des conditions initialement théorisées par Ahlstrom-Vij (2013) : la condition d’interférence, la condition de non-consultation et la condition d’amélioration. Regardons chacune des trois conditions de définitions amendées tour à tour.

    Premièrement, la condition d’interférence stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si un agent issu d’un groupe identitaire donné interfère dans la recherche de connaissance d’un agent issu du même ou d’un autre groupe identitaire. L’interférence peut avoir lieu lors de l’accès à la connaissance, lors de la collecte d’informations, lors de l’évaluation de l’information ou lors de la communication de l’information. De plus, l’interférence contraint la façon dont la personne veut mener sa quête de connaissance. Il n’y a donc pas de composante normative dans cette condition qui excuserait certains types d’interférence sous couvert de standards épistémiques rigoureux. En d’autres mots, peu importe si vous pensez que l’autre personne mène atrocement mal sa quête de connaissance, une interférence demeure une prise de contrôle, et ce, même si elle s’adresse à quelqu’un qui étudie l’homéopathie jour et nuit pour guérir la maladie chronique de sa mère. La condition d’interférence nous aide à reconnaitre une interférence, mais elle n’a pas le pouvoir de la condamner ou de la recommander.

    Deuxièmement, la condition de non-consultation stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si la personne dont la quête de connaissance est visée par l’interférence n’a pas été consultée avant que l’interférence ait lieu. Dans la condition de non-consultation, il y a une certaine prise pour acquis que la personne qui interfère est plus à même de juger du bien épistémique de l’autre que l’autre laissé à lui-même.

    Troisièmement, la condition d’amélioration stipule qu’il y a tutelle épistémique seulement si la personne qui interfère est motivée par un désir d’améliorer la position épistémique d’un individu ou d’un groupe identitaire. En d’autres mots, la condition n’agit pas comme une contrainte sur les résultats de l’interférence, mais bien comme une contrainte sur la motivation qui guide l’interférence. La notion de bien épistémique est plutôt épineuse, mais pour les besoins du présent texte, il est possible de concevoir le bien épistémique comme la minimisation des fausses croyances qu’une personne est à risque de développer et la maximisation de sa croyance en des faits.

    Cela dit, simplement reconnaitre la tutelle épistémique ne nous aide pas à juger de la justifiabilité de la prise de contrôle. Pour cela, il faut se pencher sur ses conditions de justifiabilité.

    À quelles conditions la tutelle épistémique est-elle justifiable?

    Il y a trois conditions qu’une mise sous tutelle épistémique doit respecter pour être justifiable (Veillette, 2021) : la condition du fardeau de la preuve, la condition d’injustice épistémique et la condition de sollicitude épistémique. Regardons tour à tour chacune de ces conditions.

    D’abord, pour que la condition du fardeau de la preuve soit remplie les données probantes disponibles doivent indiquer qu’il est hautement probable que la position épistémique de l’agent ciblé par la mise sous tutelle et de son groupe d’appartenance soit améliorée par l’interférence. En d’autres mots, la décision de mettre quelqu’un sous tutelle épistémique s’apparente à un pari empirique où la personne qui souhaite intervenir doit s’assurer que les résultats de recherches scientifiques sont suffisamment concluants pour qu’elle puisse croire de manière responsable que l’intervention sera bénéfique pour la personne ciblée et, par extension, pour le groupe identitaire auquel elle appartient. Cette condition est issue du cadre conceptuel d’Ahlstrom-Vij (2013, p.122) et modifiée pour inclure la notion de groupe identitaire.

    Ensuite, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition d’injustice épistémique doit être remplie. Avant de se pencher sur la condition elle-même, il est important de comprendre ce qu’est une injustice épistémique. L’injustice épistémique est une forme d’injustice qui cause du tort à un individu spécifiquement dans sa qualité d’agent épistémique (Fricker, 2007, p. 12). L’injustice épistémique ne cause donc pas simplement du tort à un agent dans sa quête de connaissance en lui mettant des bâtons dans les roues, elle lui cause aussi du tort dans sa capacité à se situer et à se concevoir comme un agent épistémique à part entière. Les injustices épistémiques sont habituellement fondées sur des préjugés identitaires et contribuent à les perpétuer.

    Nous avons vu que, comme toute forme de prise de contrôle, la tutelle épistémique amène les relations de pouvoir inégales entre les différents groupes sociaux à l’avant-plan. Ces différences de pouvoir identitaires se traduisent sous la forme d’injustices épistémiques qui peuvent surgir à plusieurs moments lors de la mise sous tutelle épistémique. Lorsque nous évaluons la justifiabilité de la mise sous tutelle, nous devons donc tenir compte des différences de pouvoir identitaire entre les groupes sociaux. La condition d’injustice épistémique stipule que l’utilisation de la tutelle épistémique est justifiable seulement si l’interférence n’est pas motivée par des préjugés identitaires et qu’elle n’exacerbe pas l’injustice épistémique que subit déjà un groupe.

    Finalement, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition de sollicitude épistémique doit être remplie. La condition de sollicitude épistémique stipule que la décision d’interférer doit résulter de la mise en application d’un processus de sollicitude épistémique. Ce processus est calqué sur le processus de l’éthique de la sollicitude élaboré par Tronto (2013, p.22-23) et se décline en cinq étapes. Premièrement, il faut qu’un agent remarque chez un individu que certains besoins épistémiques sont inassouvis (caring about). Deuxièmement, une fois que les besoins épistémiques sont identifiés, il faut qu’un agent prenne la responsabilité de s’assurer qu’ils soient assouvis (caring for). Troisièmement, il faut que l’agent prodigue la sollicitude épistémique proprement dite (care-giving), c’est-à-dire répondre au besoin inassouvi. Quatrièmement, une fois que la sollicitude épistémique a été prodiguée, l’agent qui a été l’objet de l’intervention (ou les agents qui en ont été témoins) émet une réponse (qui n’a pas besoin d’être verbale). L’agent qui a prodigué la sollicitude épistémique doit écouter cette réponse, l’utiliser pour évaluer son intervention — était-elle un succès, un échec, suffisante, incomplète ? — et recommencer le processus si de nouveaux besoins épistémiques liés à celui qui vient d’être assouvi surgissent (care-receiving). Cinquièmement, la dernière étape du processus exige que l’agent qui prodigue la sollicitude épistémique s’assure que les besoins qu’il vise à assouvir et que les moyens qu’il utilise pour le faire soient cohérents avec des engagements démocratiques envers la justice, l’égalité et la liberté pour tous (caring with). Cette dernière étape peut être lue comme allant de pair avec un souci pour contrer l’injustice épistémique.

    L’engagement de la personne qui désire en mettre une autre sous tutelle épistémique envers le processus de sollicitude épistémique est extrêmement important puisqu’il permet d’éviter une décision teintée de mépris pour le groupe visé. La condition de sollicitude épistémique nous permet aussi d’exercer une forme d’expertise qui est changeante, qui est informée par le contexte et qui tient compte des relations de pouvoir entre les groupes. Dans cette optique, la mise sous tutelle épistémique n’est donc pas perçue comme une façon de cimenter une hiérarchie sociale, mais plutôt comme une relation d’interdépendance entre différentes personnes ou différents groupes qui s’entraident dans leurs quêtes de connaissances en mobilisant leurs forces respectives.

    Brève étude de cas

    Maintenant que nous avons en main tous les outils nécessaires pour reconnaitre une instance de tutelle épistémique et pour juger de sa justifiabilité, tentons de faire l’évaluation d’un cas concret. Prenons l’exemple de Fricker et Jenkins selon lequel une personne trans peut se voir refuser le traitement qu’elle demande par une institution médicale parce qu’elle ne se conforme pas à la vision stéréotypée des personnes trans :

    Trans people were expected to have a gender presentation and a sexual orientation that were normative for their identified gender—so a trans woman, for example, would need to present a traditionally feminine appearance and to report sexual attraction to men. Trans people were also required to report a strong sense of loathing towards their bodies and to say that these experiences dated from their early childhood (Green 2004: 46; Serano 2007: ch. 7). A trans person who did not meet these criteria would often be judged not to really need to transition, and would be denied access to transition-related medical procedures. (Fricker & Jenkins, 2017, p. 272)

    Comment est-ce que cela se traduit en tutelle épistémique? Imaginez que vous êtes une personne trans. Vous êtes activement engagée dans la communauté trans et vous avez parlé à plusieurs personnes trans pour en savoir plus sur leur expérience vécue. Vous consultez un médecin pour obtenir de l’information sur les procédures médicales pour amorcer une transition. Le médecin ne reconnait pas l’expertise qui vous est conférée par votre expérience vécue et les témoignages que vous avez récoltés comme étant légitime. Puisqu’il adhère à une vision stéréotypée de ce à quoi une personne trans doit ressembler, il juge que vous n’êtes pas réellement trans et va à l’encontre de votre décision de vous informer (condition de non-consultation) en refusant de vous partager l’information que vous lui demandez (condition d’interférence) pour votre propre bien (condition d’amélioration). Il croit que vous ne comprenez pas ce qu’est une personne trans et que, par conséquent, vous évaluez mal votre propre expérience vécue. Le médecin s’évertue plutôt à vous expliquer ce qu’est une personne trans.

    Dans ce cas, la mise sous tutelle épistémique du médecin contrevient clairement à la condition d’injustice épistémique. Le médecin perpétue une injustice épistémique puisque la crédibilité des méthodes de connaître employées par la communauté trans sont considérées illégitimes uniquement parce qu’elles ne correspondent pas avec les méthodes de connaître du groupe dominant. Il est évident que procéder à l’évaluation d’un agent en ignorant une partie des outils – dans ce cas, les critères développés à l’intérieur de la communauté trans – dont il dispose pour comprendre son existence fera en sorte que les capacités et la position épistémique de l’agent seront évaluées à la baisse. La conclusion à laquelle parvient le médecin (vous n’êtes pas réellement trans et vous comprenez mal votre propre expérience vécue) est fondée sur une vision stéréotypée de la communauté trans. En effet, la décision du médecin ne découle pas d’une évaluation épistémique rigoureuse des méthodes de connaître employées par le groupe, mais plutôt de l’utilisation injuste d’un plus grand pouvoir identitaire ainsi que d’une ignorance active et située.

    Puisque la mise sous tutelle épistémique du médecin ne remplit pas la condition d’injustice épistémique, il est possible de la dénoncer comme étant une instance injustifiable de tutelle épistémique. Cela dit, il aurait été possible de faire une analyse similaire de la même mise sous tutelle épistémique pour la condition du fardeau de la preuve et pour la condition de sollicitude épistémique. Pour vérifier si la condition du fardeau de la preuve était remplie, il aurait été nécessaire de faire une recherche pour obtenir davantage d’informations sur les données probantes disponibles et si elle permettait au médecin de croire responsablement que son interférence améliorerait la position épistémique de la personne trans. Pour vérifier si la condition de sollicitude épistémique était remplie, il aurait été nécessaire de vérifier si chacune des étapes du processus de sollicitude épistémique était comblée par les agissements du médecin.

    Conclusion

    La banalité conférée à la tutelle épistémique par son omniprésence ne rend en rien moins importante l’obtention des outils conceptuels nécessaires pour juger de sa justifiabilité. Au contraire, la fréquence à laquelle nous sommes appelés à prendre la décision de faire appel à la tutelle épistémique ou non laisse place à de nombreuses opportunités pour que de bonnes intentions soient entachées par des rapports de pouvoir inégaux et des préjugés inconscients. Faire usage de tutelle épistémique à l’égard de quelqu’un entraine nécessairement des conséquences positives ou négatives. Ces conséquences, loin d’être triviales, peuvent se répercuter sur la distribution de connaissance au niveau sociétal. De fait, il est possible que la manière dont nous faisons usage de la tutelle épistémique reflète et renforce une division préexistante qui a trait à l’accès à la connaissance.

    Cela dit, dans les cas où la tutelle épistémique est justifiable, elle constitue un outil puissant pour opérer des changements positifs. Des exemples de mises sous tutelle épistémique justifiable montrent qu’il existe des moyens d’obtenir des résultats bénéfiques autant pour les individus que pour leurs groupes identitaires que pour la société plus généralement en utilisant une méthode qui est fondée sur la science, qui ne repose pas sur la domination et qui n’accentue pas les injustices sociales. Encore mieux, parfois, il est plus efficace d’intervenir de cette manière! Si c’est vrai pour les cas de tutelle épistémique, il est possible de penser qu’une analyse similaire de stratégies d’intervention et de transformation sociale révélerait l’efficacité de stratégies non violentes, fondées sur la science, dans toute une panoplie de contextes. C’est plutôt encourageant, non?

    Pour en savoir plus

    1. Ce billet de blogue est un résumé de mon mémoire La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique.

    2. Un court vidéo animé qui explique ce qu’est la tutelle épistémique.

    3. Pour explorer en profondeur les réflexions les plus récentes sur la tutelle épistémique, je suggère la lecture du collectif Epistemic Paternalism:Conceptions, Justifications and Implications édité par Axtell et Bernal.

    Références

    1. Ahlstrom-Vij, Kristoffer. Epistemic Paternalism: A Defence. Palgrave Macmillan, 2013. https://www.palgrave.com/gp/book/9780230347892.

    2. Fricker, Miranda. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford: Oxford University Press, 2007.

    3. Fricker, Miranda, et Katharine Jenkins. « Epistemic Injustice, Ignorance, and Trans Experiences ». Dans The Routledge Companion to Feminist Philosophy, 268‑78. Routledge, 2017. https://doi.org/10.4324/9781315758152-23.

    4. Laudan, Larry. Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology. Cambridge: Cambridge University Press, 2006.

    5. Tronto, Joan C. Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice. NYU Press, 2013.

    6. Veillette, Andréanne. « La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique ». Sherbrooke, 2021. https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/18455.

  • Le souvenir reggae

    Le souvenir reggae

    Par Alec O’Reilly

    « reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

    La mémoire ne se résume pas qu’à un ensemble de souvenirs individuels ; elle peut et devient rapidement un phénomène social, une mémoire collective et culturelle. Dans ce billet, j’aborderai la relation entre le reggae et le Rastafari sous l’angle de leur mémoire commune, ou, autrement dit, je m’intéresserai au souvenir africain que recèlent les procédés musicaux du reggae en tant que mémoire culturelle. Je propose de présenter les concepts de mémoire collective et culturelle, de montrer leur application dans le cas du reggae et du Rastafari, tout en concluant sur une introspection concernant l’attitude philosophique qu’il nous faut mobiliser pour recevoir ce souvenir adéquatement.  

    Mémoire collective et culturelle

    Conceptualisée au début du XXe siècle par Maurice Halbwachs et Aby Warbug (1), la mémoire collective dénoterait aujourd’hui, selon l’ethnologue et professeure de l’université de Bucarest Lorena Anton, un ensemble de souvenirs, une sorte de mémoire commune et partagée au sein d’une collectivité et transmise à l’aide de divers objets culturels (textes, chansons, artéfacts, etc.). Sous la forme d’artéfacts, la mémoire collective permet ainsi aux individus d’une communauté de redéfinir leur rapport au passé, au présent et au futur (2). 

    L’égyptologue Jan Assman écrit dans « Collective Memory and Cultural Identity » qu’il y a deux formes de mémoire collective ; la mémoire communicationnelle, de nature informelle et quotidienne, ainsi que la mémoire culturelle qui porte le souvenir des origines de la collectivité et de ses histoires mythiques (3). Selon Assman, la mémoire culturelle est toujours incorporée à l’intérieur de formes symboliques, ce qui permettrait aux individus de se souvenir de ses caractéristiques (4). Les institutions, récits, coutumes (etc.), sont donc des manifestations concrètes d’une mémoire collective, sous sa forme culturelle. 

    Cela dit, s’il est pertinent de mobiliser la théorie de la mémoire collective au début de ce texte, c’est parce qu’elle s’applique très bien dans le cas du reggae et du Rastafari. En effet, on peut avancer que la musique reggae, en tant que pilier identitaire du Rastafari, est un objet de sa mémoire. Je présenterai dès lors la relation traditionnelle du Rastafari à la musique afin d’expliciter en quoi et comment le reggae constituerait un phénomène de mémoire culturel ; un souvenir africain. 

     
    « reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

    Musique au sein du Rastafari

    Les rastas jamaïcains ont pour coutume d’organiser de grands rassemblements spirituels où se rencontrent chants et prières en symbiose avec le rythme des tambours nyahbinghi. Ces regroupements, que l’on nomme groundations, forment au plus souvent un hymne au royaume d’Éthiopie en commémoration à la terre ancestrale (l’Afrique). Les groundations reposent sur un savoir culturel qui découlerait du royaume des mythes de la mémoire Rastafari, le royaume africain (5)

    Ce qui caractérise le mieux le savoir culturel de nature musico-spirituel des groundations, quant à moi, est le caractère sacré que recèlent ses procédés répétitifs (6). En effet, selon le savoir africain dont se composent les groundations, la répétition musicale offre un exutoire aux différentes circonstances de la vie, mais aussi, une façon d’incorporer les messages jugés significatifs. Autrement dit, ce « transfert spirituel », qu’offrent les groundations aux rastas, s’exécute à l’aide de la combinaison de rythmes répétitifs et de messages méditatifs tout autant répétitifs. Par exemple, le rythme redondant et calme des trois tambours nyahbinghi, imitant le rythme du cœur, est employé dans le but d’ouvrir spirituellement l’auditoire.

    Le reggae, pour ne pas l’oublier, incarne quant à lui une évolution de ce savoir culturelle (9); un changement qui s’orchestre dans les années 1950, grâce à la rencontre de musiciens de jazz jamaïcains avec le rituel Rastafari (10). Au sein du rythme reggae, les tambours se voient généralement remplacer par des instruments tels que la guitare ou le clavier, même si certaines chansons conservent encore aujourd’hui l’utilisation des tambours nyanbanghi. Avec le reggae, le rythme du cœur prend le nom de « skank » et se positionne sur le contretemps.

    Le reggae comme souvenir africain

    Selon Jan Assman, la mémoire culturelle fonctionne en se reconstruisant, c’est-à-dire qu’elle adapte ses savoirs en fonction du présent, tout en gardant une certaine identité avec leurs formes passées (9). Il semble alors acceptable d’avancer que le reggae soit une reconstruction culturelle du souvenir des groundations. Selon cette hypothèse, le savoir musico-spirituel des groundations – constituant une partie de la mémoire culturelle africaine du Rastafari – se serait vu réinventé une fois de plus dans le reggae qui, si l’analyse est exacte, incarnerait la forme contemporaine de ce savoir ancestral. 

    Le skank, rythme du contretemps et star du reggae, forme quant à moi une caractéristique évidente du savoir musico-spirituel Rastafari. Il est le « rythm of life » et transmet, comme nous l’avons vu, de son effet cathartique des récits significatifs en chanson : « Let’s get together and feel all right ». En dernière analyse, la prédominance de textes à tendance répétitive, mais aussi politique et religieuse des chansons reggae forme également une caractéristique apparente du souvenir africain que porte le Rastafari. 

    « reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

    Réceptivité du souvenir africain

    La métaphore que j’utilise, celle du reggae en tant que souvenir africain, semble tenir la route du point de vue anthropologique. Mais philosophiquement parlant, cette assertion est ambiguë et peut soulever plus de problèmes qu’elle n’en clarifie. Par exemple, doit-on comprendre que le reggae contient et évoque nécessairement en chaque personne le souvenir africain? Si c’est le cas, comment peut-on expliquer que des personnes qui n’ont jamais été en contact avec la culture Rastafari portent en elles le souvenir africain dont il est question?  

    L’hypothèse que j’inspecte s’apparente au concept platonicien de réminiscence ; une notion stipulant que l’apprentissage est en fait un processus de remémoration. Par exemple, dans le Ménon, afin de prouver que le savoir réside éternellement dans notre âme et qu’il suffit de nous en ressouvenir pour apprendre, Socrate interroge un esclave et mène ce dernier à formuler, à l’aide de sa maïeutique, des propositions géométriques (10). L’analogie dans le cas de la réception du souvenir africain est immanquable. En effet, considérant la nature spirituelle du souvenir africain véhiculé par le reggae, il n’est pas insensé de croire, comme le proposerait Platon, que ce souvenir réside éternellement au sein du contretemps. 

    Mais l’hypothèse d’un tel rapport entre le savoir musico-spirituel du reggae et la réception de ce savoir me semble problématique. En effet, si le reggae est joué hors du contexte culturel Rastafari, rien ne semble garantir qu’il continuera à perpétuer sa mémoire, à évoquer le souvenir qu’il évoque chez les rastas. Par exemple, et pour revenir sur le cas du pauvre esclave de Ménon, il semble peu probable que Socrate parvienne à lui faire souvenir ce qu’incorpore le reggae par la simple écoute d’une chanson de Bob Marley. 

    Un penseur peut-être plus apte à décrire la nature de la réception de ce souvenir est Søren Kierkegaard. Pour Kierkegaard, fervent admirateur et critique de Socrate, en pensant que le savoir réside éternellement en nous, on viderait la signification du moment de la réception de la connaissance ; moment ne représentant plus qu’une occasion où l’on se ressouviendrait de ce que notre âme posséderait déjà (11). À l’inverse, il propose de considérer ce moment comme un instant chargé de signification et procédant en trois étapes. Au sein de la réception du savoir, il y aurait d’abord l’état antérieur où la personne concernée ne connait pas encore la vérité. S’en suivrait, de sa part, une écoute attentive de propositions significatives, lui offrant la vérité, le savoir, mais aussi ses conditions de réception. Puis, finalement, il y aurait la transformation de notre individu en nouvelle personne, caractérisée par la réception de la vérité (12). 

    Bien entendu, la notion d’instant demanderait à être discutée en son contexte philosophique, mais les mots me manquent et ces quelques éléments nous permettent déjà de mieux cerner, au niveau subjectif, ce qu’impliquerait une réception authentique du souvenir africain. En effet, au lieu d’une réminiscence provoquée au contact de procédés musicaux, la notion d’instant kierkegaardienne propose que la réception de ce souvenir implique, premièrement, une écoute réceptive qui perçoit les conditions de la réception du savoir concerné et, deuxièmement, une acceptation de ces mêmes conditions. Recevoir le souvenir africain, la mémoire culturelle Rastafari qu’incarne le reggae, ne serait donc pas qu’une simple occasion où l’on se ressouviendrait du caractère spirituel du contretemps ; au niveau du sujet, si la réception est authentique, il s’agirait de reconnaitre le caractère spirituel des procédés musicaux du reggae et de respecter les postulats culturels du Rastafari. Voilà donc une proposition qui nous permet à la fois d’évacuer la question ontologique que pose la notion de réminiscence et d’adopter une posture plus adéquate, en tant que non-rastafariens, à la saine réception de la mémoire Rastafari.  

    La reconnaissance du souvenir africain nécessite, d’un certain point de vue, un saut dans la foi. Il faut pouvoir écouter authentiquement « l’enseignant Rastafari », et donc, parmi un certain contexte culturel, accepter que le reggae incarne bel et bien un savoir qui prend la forme d’un objet culturel – un souvenir africain rythmiquement perpétué. J’aime donc aussi illustrer le reggae en tant que souvenir vivant ; un souvenir qui pourrait disparaitre avec l’acculturation du reggae, mais qui persistera tant et aussi longtemps qu’on acceptera de le recevoir adéquatement.

    Matériel supplémentaire

    Pour de plus amples détails sur le skankvoici une courte vidéo de Tuff Lion.

    Références

    1. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity. » Assmann, Jan, et John Czaplicka. « Collective Memory and Cultural Identity. » New German Critique, no. 65 (1995): 125-33, p. 125.
    2. Anton, Lorena. “Cultural Memory.” In Protest Cultures: A Companion, edited by Fahlenbrach Kathrin, Klimke Martin, and Scharloth Joachim, 130-36. NEW YORK; OXFORD: Berghahn Books, 2016, p. 130.
    3. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity », p. 126.
    4. St-Onge, Audrey. « Mémoire culturelle et multiperspectivité dans l’enseignement du cours d’histoire du Québec et du Canada. L’exemple de la communauté d’expression anglaise des Cantons-de-l’Est. » Mémoire, Université de Sherbrooke, 2020, p. 31-2.
    5.  Bonacci, Giulia. « L’Hymne éthiopien Universel (1918): Un Héritage National Et Musical, De L’Atlantique Noir à L’Éthiopie Contemporaine. » Cahiers D’Études Africaines 54, no. 216 (2014) : 1055-1082, p. 1072.
    6. Laplante, Julie. « “Art de dire” Rastafari : créativité musicale et dagga dans les townships sud-africains. » Drogues, santé et société 11, no 1 (2012) : 90-106, p. 99.
    7. White, Garth. « The Evolution of Jamaican Music : “Proto-Ska” to Ska », Social and Economic Studies 47, no. 1 (1998) : 5-19, p. 9. 
    8. Miller, Herbie. « Brown Girl in the Ring: Margarita and Malungu. » Caribbean Quarterly 53, no. 4 (2007) : 47-110, p. 54.
    9. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity », p. 131.
    10. Platon, Ménon. dans Protagoras, Gorgias, Ménon : 167-205. Trad. Alfred Croiset (Mesnil-sur-L’Estrée: Tel Galimard, 1991), p. 181-6.
    11. Søren Kierkegaard. Les miettes philosophiques. Lonrai : Éditions du seuil, 1967, p. 42-3. 
    12. Ibid, p. 44-51. 
  • Réflexion sur l’Anthropocène et sur la « nostalgie du monde »

    Réflexion sur l’Anthropocène et sur la « nostalgie du monde »

    Par Simon Tremblay, département de géographie (UQAC)

    Dans le texte suivant, je proposerai une réflexion critique sur le concept de lAnthropocène à partir dun ouvrage de Glenn Albrecht, Earth Emotions (2019), qui lui, propose de remplacer cette ère par le « Symbiocene », l’ère géologique et mondiale qui viendra, dans le meilleur des cas envisageables, après lAnthropocène.  

    Dans son livre Earth Emotions, le philosophe environnemental Glenn A. Albrecht s’interroge donc sur les conditions psychologiques de la vie à l’ère de l’Anthropocène. Le néologisme « Anthropocène », popularisé à la fin du XXe siècle, a été proposé pour caractériser l’époque depuis laquelle les activités humaines ont un impact significatif sur les écosystèmes terrestres. Certains s’accordent pour dire que la période a commencé avec la Révolution industrielle, d’autres scientifiques replacent cette date à des milliers d’années av. J.-C., alors que l’Union Internationale des Sciences Géologiques (UISG), elle, débat encore de la pertinence du concept. Nonobstant le débat sur la date, le plus important est que le concept possède désormais un poids mesurable, une niche dans le discours public, et quil soit devenu un véhicule pour désigner les modifications bien connues à nos environnements : modification du cycle du carbone, de l’azote et du phosphore, changements climatiques, extinction massive de la biodiversité, pollution et artificialisation des écosystèmes.

    Couverture de Earth Emotions, Albrecht 2019

    Tout dabord, avant de plonger dans la pensée de Albrecht, il convient dapporter quelques nuances sur le concept de lAnthropocène. C’est que l’étymologie du mot renvoie à l’idée que ce sont tous les humains (anthropo-) qui détruisent leurs bas lieux. Or, le rapport marchand à l’environnement naturel a été nourri, depuis le début (Révolution industrielle ou avant), par un rapport bien spécifique au paysage : celui de lentreprise privée. Dans cette mentalité, le territoire est vu comme un réservoir de ressources à extraire et à exploiter. C’est pourquoi, en vue de lantagonisme qui divise les sociétés humaines dans leur rapport, tantôt protecteur, tantôt prédateur, à l’environnement, certains préfèrent à l’Anthropocène les termes de « Mégalocène » (Christophe Bonneuil, 2019) ou de « Capitalocène » (Armel Campagne, 2017). Ceux-ci renvoient à la mégalomanie (ou l’hubris) dans un cas, et au règne idéologique du capital dans lautre cas. Le philosophe environnemental australien est bien au su de ses subtiles nuances, lui qui dans toutes les versions que lon peut réciter de la destruction de nos écosystèmes (Anthropocène, Mégalocène, Capitalocène) se considère comme éco-anarchiste, résolument opposé à l’utilisation de la Raison instrumentale appliquée à la destruction chirurgicale du territoire. 

    Dans un livre qui puise à la fois dans l’histoire des idées et dans la relation à l’espace territorial (principalement la Hunter Valley dans le New South Wales australien, où il a grandi et vu la progression du capitalisme extractiviste), la mission autoproclamée de l’auteur est de partager ses expériences personnelles pour saisir les conditions émotionnelles et affectives de l’humanité, au moment où la dégradation progressive de lenvironnement s’articule, étape par étape, sous ses yeux. Pour répondre à cet objectif, il en arrive à inventer plusieurs néologismes dans la langue anglaise. Parmi les néologismes, les suivants ont acquis une résonance particulière dans la littérature :   

    Endemophilia : L’attachement aux caractéristiques locales – et spécifiques – d’un endroit (lieu) à la surface de la Terre. Dans le cas de Chicoutimi, on pourrait parler de l’attachement à la rivière Saguenay sous le pont Saint-Anne, au parc des Monts-Valins, qui sont vus comme marchandises ou des lieux de passage par les rouages de la grande entreprise, mais qui pour dautres sont une source de beauté infinie, de lieux sauvages qui se laissent parcourir et découvrir à pied, des lieux de stabilité immuable et de ressourcement par leur virginité : des lieux de jouissance. 

    Directement lié au dernier sentiment, nous en avons un autre, la solastagia :  

    Solastalgia (Traduit en français comme écoanxiété) : Le sentiment de détresse profonde à la vue d’un environnement qui se détériore sous nos yeux. C’est l’impact d’un changement pour le pire. On parle ici dun sentiment de mal du pays, alors que nous sommes encore à la maison.  

    Encore plus grave, alors que les décennies s’écoulent :  

    Ecoagnosy : La perte de savoirs et de connaissances à propos des états passés des écosystèmes (la culture et la littératie écologique s’appauvrissent avec chaque génération, au point d’arriver à des reculs irréversibles dans la connaissance de notre environnement. Encore pire, on pourrait simaginer le scénario bien fictif et extrême ! – de E.O. Wilson, « The age of loneliness », où il ne reste plus à la surface de la Terre que les peuples, lagriculture et des animaux domestiqués. 

    Finalement, plus triste encore :  

    Topoaversion : Le désir de ne plus jamais retourner à un endroit autrefois aimé, parce qu’il est devenu défiguré de son essence par la marche de l’artificialisation (par exemple, certains parcs nationaux ou lieux touristiques qui ont été sur-aménagés par lhumain, au point d’en rendre la fréquentation intolérable).

    pastedGraphic.png                                        Des frênes malades, atteints de la maladie de l’agrile du frêne

    Quoi faire de tout cela? Cette réflexion n’apparaîtra pas étrangère pour celui ou celle qui se reconnait dans ces climats émotionnels. Glenn Albrecht, lui, propose bien sûr la lutte politique locale contre les projets extractivistes (GNL Québec ici, les multinationales d’extraction du charbon là-bas), en plus d’une organisation locale – ou plutôt biorégionale – fondée sur la démocratie participative. Mais il propose aussi un nouveau fondement idéologique (d’où ses néologismes) pour la société mondialisée de l’Anthropocène, c’est-à-dire un nouveau récit culturel (« a cultural narrative », dans ses termes). 

    Ce récit culturel devrait, hypothétiquement, en découdre avec les anciens récits présents dans la sphère publique, notamment les deux pires, soit, en premier lieu, l’idée que le libéralisme économique permet d’amener une répartition acceptable des richesses, et deuxièmement, l’idée répandue selon laquelle l’être humain individuel est un être indépendant de certaines conditions extérieures (communauté humaine, environnement écologique immédiat). Il entre donc en lignée avec une certaine frange de la gauche politique, tout en évitant les pièges d’une gauche progressiste qui ne rejette pas la notion de croissance (l’hubris des Grecs), ou le piège d’un repli nationaliste sous couvert identitaire.

    En fait, comme d’autres penseurs de la culture l’on tenté pour recréer un rapport idéologique à la Terre (notamment Kenneth White, dans Le plateau de lAlbatros (1994)), l’auteur de Earth Emotions veut montrer comment l’écoanxiété, initialement perçue comme négative, peut devenir un moteur à changement. Pour lui, il nous faudrait impérativement renouveler, ou retrouver une essence de l’être humain, à la fois symbiotique et communautaire entre nous, et à la fois en relation dynamique avec l’écologie locale du territoire. On rejoindrait alors une fois éliminés le libéralisme économique et lappropriation masculiniste des ressources ce quAristote appelait lamour, un seul esprit dans deux corps. 

    Ce que Glenn Albrecht nous propose pour en finir avec lAnthropocène, cest le « Symbiocene », l’ère qui viendra directement après lAnthropocène. Dans un parti pris extrêmement optimiste, et sans se gonfler dillusions à propos de la direction diamétralement opposée dans laquelle nous nous sommes engagés depuis l’écriture de son livre, le philosophe mentionne que cette période arrivera lorsque toutes les communautés humaines se retrouveront en équilibre avec leur milieu local : cela concerne autant les sphères de la communication (découpler la communication des algorithmes des grandes entreprises capitalistes), lhabitat (un urbanisme sobre, et une réforme majeure des villes auparavant tournées vers linternational), l’énergie (réduction massive de lutilisation d’énergie, même des complexes d’énergies renouvelables et vertes) et la santé (la dimension la plus importante, reliée au mode de vie, à l’alimentation, à la qualité de lenvironnement, à la relation psychique avec son habitat, à la sociabilité).  

    Somme toute, malgré le lieu commun que sont devenus les changements anthropiques à nos environnements en plus de loptimisme utopique de la démarche le philosophe environnemental est une plume lucide, et sa lecture nous jette dans une introspection génératrice de mots et de concepts brillants et habilitants. Entre les vagues du flot nostalgique, ou anxieux, envers le paradis perdu d’un « avant » disparu; et en attendant une relance d’un « après » qui ne serait pas basé sur la Raison instrumentale, lindividualisme et les impératifs dun libre marché, Glenn Albrecht est une lecture qui nous habilite pour parler de nos affects et du paysage. Il sagit bel et bien de comprendre notre relation psychologique et affective au paysage, avant de proclamer haut et fort que nous voulons le préserver.