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Réflexion sur l’Anthropocène et sur la « nostalgie du monde »

Par Simon Tremblay, département de géographie (UQAC)

Dans le texte suivant, je proposerai une réflexion critique sur le concept de lAnthropocène à partir dun ouvrage de Glenn Albrecht, Earth Emotions (2019), qui lui, propose de remplacer cette ère par le « Symbiocene », l’ère géologique et mondiale qui viendra, dans le meilleur des cas envisageables, après lAnthropocène.  

Dans son livre Earth Emotions, le philosophe environnemental Glenn A. Albrecht s’interroge donc sur les conditions psychologiques de la vie à l’ère de l’Anthropocène. Le néologisme « Anthropocène », popularisé à la fin du XXe siècle, a été proposé pour caractériser l’époque depuis laquelle les activités humaines ont un impact significatif sur les écosystèmes terrestres. Certains s’accordent pour dire que la période a commencé avec la Révolution industrielle, d’autres scientifiques replacent cette date à des milliers d’années av. J.-C., alors que l’Union Internationale des Sciences Géologiques (UISG), elle, débat encore de la pertinence du concept. Nonobstant le débat sur la date, le plus important est que le concept possède désormais un poids mesurable, une niche dans le discours public, et quil soit devenu un véhicule pour désigner les modifications bien connues à nos environnements : modification du cycle du carbone, de l’azote et du phosphore, changements climatiques, extinction massive de la biodiversité, pollution et artificialisation des écosystèmes.

Couverture de Earth Emotions, Albrecht 2019

Tout dabord, avant de plonger dans la pensée de Albrecht, il convient dapporter quelques nuances sur le concept de lAnthropocène. C’est que l’étymologie du mot renvoie à l’idée que ce sont tous les humains (anthropo-) qui détruisent leurs bas lieux. Or, le rapport marchand à l’environnement naturel a été nourri, depuis le début (Révolution industrielle ou avant), par un rapport bien spécifique au paysage : celui de lentreprise privée. Dans cette mentalité, le territoire est vu comme un réservoir de ressources à extraire et à exploiter. C’est pourquoi, en vue de lantagonisme qui divise les sociétés humaines dans leur rapport, tantôt protecteur, tantôt prédateur, à l’environnement, certains préfèrent à l’Anthropocène les termes de « Mégalocène » (Christophe Bonneuil, 2019) ou de « Capitalocène » (Armel Campagne, 2017). Ceux-ci renvoient à la mégalomanie (ou l’hubris) dans un cas, et au règne idéologique du capital dans lautre cas. Le philosophe environnemental australien est bien au su de ses subtiles nuances, lui qui dans toutes les versions que lon peut réciter de la destruction de nos écosystèmes (Anthropocène, Mégalocène, Capitalocène) se considère comme éco-anarchiste, résolument opposé à l’utilisation de la Raison instrumentale appliquée à la destruction chirurgicale du territoire. 

Dans un livre qui puise à la fois dans l’histoire des idées et dans la relation à l’espace territorial (principalement la Hunter Valley dans le New South Wales australien, où il a grandi et vu la progression du capitalisme extractiviste), la mission autoproclamée de l’auteur est de partager ses expériences personnelles pour saisir les conditions émotionnelles et affectives de l’humanité, au moment où la dégradation progressive de lenvironnement s’articule, étape par étape, sous ses yeux. Pour répondre à cet objectif, il en arrive à inventer plusieurs néologismes dans la langue anglaise. Parmi les néologismes, les suivants ont acquis une résonance particulière dans la littérature :   

Endemophilia : L’attachement aux caractéristiques locales – et spécifiques – d’un endroit (lieu) à la surface de la Terre. Dans le cas de Chicoutimi, on pourrait parler de l’attachement à la rivière Saguenay sous le pont Saint-Anne, au parc des Monts-Valins, qui sont vus comme marchandises ou des lieux de passage par les rouages de la grande entreprise, mais qui pour dautres sont une source de beauté infinie, de lieux sauvages qui se laissent parcourir et découvrir à pied, des lieux de stabilité immuable et de ressourcement par leur virginité : des lieux de jouissance. 

Directement lié au dernier sentiment, nous en avons un autre, la solastagia :  

Solastalgia (Traduit en français comme écoanxiété) : Le sentiment de détresse profonde à la vue d’un environnement qui se détériore sous nos yeux. C’est l’impact d’un changement pour le pire. On parle ici dun sentiment de mal du pays, alors que nous sommes encore à la maison.  

Encore plus grave, alors que les décennies s’écoulent :  

Ecoagnosy : La perte de savoirs et de connaissances à propos des états passés des écosystèmes (la culture et la littératie écologique s’appauvrissent avec chaque génération, au point d’arriver à des reculs irréversibles dans la connaissance de notre environnement. Encore pire, on pourrait simaginer le scénario bien fictif et extrême ! – de E.O. Wilson, « The age of loneliness », où il ne reste plus à la surface de la Terre que les peuples, lagriculture et des animaux domestiqués. 

Finalement, plus triste encore :  

Topoaversion : Le désir de ne plus jamais retourner à un endroit autrefois aimé, parce qu’il est devenu défiguré de son essence par la marche de l’artificialisation (par exemple, certains parcs nationaux ou lieux touristiques qui ont été sur-aménagés par lhumain, au point d’en rendre la fréquentation intolérable).

pastedGraphic.png                                        Des frênes malades, atteints de la maladie de l’agrile du frêne

Quoi faire de tout cela? Cette réflexion n’apparaîtra pas étrangère pour celui ou celle qui se reconnait dans ces climats émotionnels. Glenn Albrecht, lui, propose bien sûr la lutte politique locale contre les projets extractivistes (GNL Québec ici, les multinationales d’extraction du charbon là-bas), en plus d’une organisation locale – ou plutôt biorégionale – fondée sur la démocratie participative. Mais il propose aussi un nouveau fondement idéologique (d’où ses néologismes) pour la société mondialisée de l’Anthropocène, c’est-à-dire un nouveau récit culturel (« a cultural narrative », dans ses termes). 

Ce récit culturel devrait, hypothétiquement, en découdre avec les anciens récits présents dans la sphère publique, notamment les deux pires, soit, en premier lieu, l’idée que le libéralisme économique permet d’amener une répartition acceptable des richesses, et deuxièmement, l’idée répandue selon laquelle l’être humain individuel est un être indépendant de certaines conditions extérieures (communauté humaine, environnement écologique immédiat). Il entre donc en lignée avec une certaine frange de la gauche politique, tout en évitant les pièges d’une gauche progressiste qui ne rejette pas la notion de croissance (l’hubris des Grecs), ou le piège d’un repli nationaliste sous couvert identitaire.

En fait, comme d’autres penseurs de la culture l’on tenté pour recréer un rapport idéologique à la Terre (notamment Kenneth White, dans Le plateau de lAlbatros (1994)), l’auteur de Earth Emotions veut montrer comment l’écoanxiété, initialement perçue comme négative, peut devenir un moteur à changement. Pour lui, il nous faudrait impérativement renouveler, ou retrouver une essence de l’être humain, à la fois symbiotique et communautaire entre nous, et à la fois en relation dynamique avec l’écologie locale du territoire. On rejoindrait alors une fois éliminés le libéralisme économique et lappropriation masculiniste des ressources ce quAristote appelait lamour, un seul esprit dans deux corps. 

Ce que Glenn Albrecht nous propose pour en finir avec lAnthropocène, cest le « Symbiocene », l’ère qui viendra directement après lAnthropocène. Dans un parti pris extrêmement optimiste, et sans se gonfler dillusions à propos de la direction diamétralement opposée dans laquelle nous nous sommes engagés depuis l’écriture de son livre, le philosophe mentionne que cette période arrivera lorsque toutes les communautés humaines se retrouveront en équilibre avec leur milieu local : cela concerne autant les sphères de la communication (découpler la communication des algorithmes des grandes entreprises capitalistes), lhabitat (un urbanisme sobre, et une réforme majeure des villes auparavant tournées vers linternational), l’énergie (réduction massive de lutilisation d’énergie, même des complexes d’énergies renouvelables et vertes) et la santé (la dimension la plus importante, reliée au mode de vie, à l’alimentation, à la qualité de lenvironnement, à la relation psychique avec son habitat, à la sociabilité).  

Somme toute, malgré le lieu commun que sont devenus les changements anthropiques à nos environnements en plus de loptimisme utopique de la démarche le philosophe environnemental est une plume lucide, et sa lecture nous jette dans une introspection génératrice de mots et de concepts brillants et habilitants. Entre les vagues du flot nostalgique, ou anxieux, envers le paradis perdu d’un « avant » disparu; et en attendant une relance d’un « après » qui ne serait pas basé sur la Raison instrumentale, lindividualisme et les impératifs dun libre marché, Glenn Albrecht est une lecture qui nous habilite pour parler de nos affects et du paysage. Il sagit bel et bien de comprendre notre relation psychologique et affective au paysage, avant de proclamer haut et fort que nous voulons le préserver.

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