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  • Bilan carbone de l’UdeS, des émissions indirectes absentes du portrait

    Bilan carbone de l’UdeS, des émissions indirectes absentes du portrait

    Par Emmanuel Bilodeau

    Les membres de la communauté de l’Université de Sherbrooke sont fiers.es des engagements de leur établissement pour le développement durable. Devraient-ils l’être? À quel point les actions de l’UdeS vont-elles plus loin que la peinture verte (greenwashing)? Puisque les étudiantes et étudiants portent si fièrement l’étendard “verdoyant” de l’Université, ces questions apparaissent d’une pertinence immanquable. Ce billet se veut un examen partiel, court, mais sérieux de l’impact réel de l’organisation en matière d’émissions indirectes de gaz à effet de serre. Une étude du bilan avancé par l’Université permet de montrer qu’il n’est pas aussi exhaustif que prétendu. Je maintiendrai qu’un bilan plus exhaustif montre l’importance d’une refonte de la politique de remboursement des déplacements de l’UdeS.

    Il est possible de s’intéresser à un type d’émissions non comptabilisées dans le bilan carbone de l’Université, soit les émissions indirectes afin de poser certaines bases d’une plus grande responsabilité de la communauté universitaire et de l’Université face à ses émissions de GES. Une perception plus authentique et critique des efforts environnementaux de l’Université permettra d’améliorer les mesures d’atténuation, le cas échéant.

    Bilan carbone, un outil améliorant les décisions

    La stratégie de développement durable qu’incorpore l’Université dans sa « culture organisationnelle » modifie de façon structurante les politiques de l’Université afin qu’elles s’alignent en cohérence avec les valeurs vertes du développement durable. Or, si l’on veut vraiment savoir si les politiques de l’Université sont efficaces (atteignent leurs objectifs) et efficientes (le font dans un rapport coût/bénéfice acceptable), il faut une perspective globale et précise de ces émissions. Toutefois, le bilan de l’UdeS est insuffisamment précis et exhaustif pour permettre un tel exercice.

    Le bilan carbone de l’établissement ne doit pas être confondu avec le diagnostic positif d’efficacité énergétique des bâtiments indiquant l’optimisation de l’utilisation de l’énergie pour le fonctionnement des bâtiments (voir l’illustration 1 plus bas). Bien que tous les deux s’inscrivent dans un effort de développement durable, le bilan carbone se distingue par son exhaustivité, puisqu’il vise à mesurer l’impact de l’entité qu’est l’Université en gaz à effet de serre pour tous les produits et services offerts. Une adéquation entre les impacts rapportés dans un portrait carbone et les impacts réels de l’établissement permet d’atteindre un outil puissant et fiable pour la prise de décision. Inversement, un bilan inadéquat peut entraîner une prise de décision non éclairée, et donc nuisible à l’efficacité des mesures.


    Illustration 1: Bilan des GES émis par les bâtiments de l’UdeS. Tirée de https://www.usherbrooke.ca/developpement-durable/campus/ges/bilan-ges/

    La précision de cet outil qu’est le bilan carbone est malheureusement variable en fonction des critères et des méthodologies suivies. Un niveau d’exhaustivité élevé est un critère que peu d’organismes réussissent à satisfaire encore en 2019. Cela provient de la difficulté à quantifier les émissions indirectes, c’est-à-dire celles causées par les fournisseurs, les intermédiaires et les autres chaînons liés à la production d’un bien ou d’un service. Ce type d’émissions correspond au troisième champ d’application (voir le tableau 2 plus bas) absent de la certification écoresponsable de l’Université jusqu’à maintenant (Stratégie énergétique Horizon 2020, p.3). En effet, les quantifications de GES exécutées par l’organisme Enviro-accès ne couvrent que 2 sur 3 des champs d’applications (voir tableau 1) suivant les normes internationales du Greenhouse Gas Protocole (GHG) établit suite au protocole de Kyoto. Est-ce que l’Université est totalement responsable de ces émissions indirectes? Possiblement que non, mais celles causées indirectement par l’Université devraient être au minimum comptabilisées. Comme l’Université a au moins une responsabilité partielle pour ces émissions, elle devrait aussi contribuer à les réduire ou à les compenser pour celles qui sont inévitables.


    Champ d’application 3 – autres émissions indirectes de GES
    Voyage d’affaires des employés
    Transport de produits et de matériels
    Émissions des déchets
    Émissions au long du cycle de vie des produits et des services
    Activités réalisées en sous-traitance

    Tableau 1: Liste d’exemples du champ d’application 3 (Protocole de gaz à effet de serre, p.25)


    Qu’en est-il des émissions des voyages liées à la recherche par les différents membres de l’Université? S’agit-il là d’un type d’émission que l’on pourrait comptabiliser et compenser?

    Comparaison des émissions directes et indirectes de l’Université

    1459 professeures et professeurs associé.es travaillent en recherche à l’UdeS1. Estimons l’impact en GES de leurs vols d’avion de façon conservatrice, en utilisant la grille d’évaluation des émissions de gaz à effet de serre . Je présuppose que :

    • Au moins la moitié d’entre eux et elles effectuent annuellement 1 voyage transcontinental (entre 8 et 16 heures d’avion, une fois à l’aller et une fois au retour), qui équivaut à 4 tonnes de CO2
      • 1 voyage domestique (moins de 6 heures d’avion, une fois à l’aller et une fois au retour), qui équivaut à 2 tonnes de CO2
    • Totalisant alors 4380 tonnes de CO2 annuellement!

    Qu’en est-il des étudiants et étudiantes et des professionnel.le.s de recherche? Estimons :

    • qu’environ 1/4 des 12 285 étudiantes et étudiants à la maîtrise effectuent 1 voyage domestique et 1 voyage transcontinental, ce qui équivaut à 6 tonnes de CO2/personne/an.
      • totalisant 18 426 tonnes de CO2 annuellement!

    Effectuez les mêmes calculs pour les doctorant.e.s, les stagiaires postdoctoraux et les professionnel.le.s de recherche selon des barèmes conservateurs et vous arriverez à une somme totale des émissions indirectes produites par les voyages d’affaires et de recherche de la communauté universitaire d’environ 33000 tonnes de CO2.


    Le tableau suivant synthétise la situation :

    TypeProportion estimée de voyageurs (2017-2018)Quantité annuelle de CO2 (tonnes)
    Professeur.s.es associé.s.es730 sur 14594380
    Étudiant.s.es à la maîtrise3071 sur 12 28518 426
    Doctorant.e.s1064 sur 21286384
    Stagiaires postdoctoraux294 sur 294 1764
    Professionnel.les de recherche322 sur 6441932
    Total32 886

    Tableau 2: Émissions de GES estimées pour des voyages en avion par les membres de la communauté de l’UdeS (2017-2018)


    Cette quantité de GES produite annuellement par l’UdeS (et qui ne cessera pas d’être produite dans un avenir prévisible) est non-négligeable si l’on compare que les émissions totales rapportées dans son bilan des émissions de GES est de 6801 tonnes de CO2 (Stratégie énergétique Horizon, p.4)!

    À titre de comparaison, un voyage aller-retour Montréal-Paris engendre environ 4 tonnes de CO2, ce qui correspond à une distance annuelle parcourue en automobile de 15 000 km toujours selon grille d’évaluation des GES du programme de compensation. Un bilan carbone peut rapidement s’entacher s’il l’on additionne ces voyages! Ceci explique en partie pourquoi les voyages en avion déséquilibrent à ce point le bilan carbone de l’établissement.

    De là l’importance des mesures de compensation pour l’atteinte d’une carboneutralité, un objectif majeur de l’UdeS. Bien que, de réduire à la source demeure une stratégie plus efficace, elles font office de stratégie complémentaire puisque ces émissions ne cesseront point d’être produites. Comme toute institution d’enseignement supérieur, l’UdeS incite ses employé.es, chercheuses et étudiant.es à partager leurs expertises pour rayonner à plusieurs niveaux d’ordre municipal, provincial, national et international.

    COMPENSATION CO2 ÉCOTRIERRA – UdeS ; un programme de compensation carbone à améliorer

    Depuis peu, l’UdeS s’est dotée d’un programme de compensation volontaire de carbone en partenariat avec ECOTIERRA. Lorsque vous achetez un crédit carbone, celui-ci permet le financement de la recherche et du déploiement des technologies en développement durable, un crédit carbone certifié et la plantation d’un arbre sur le campus. Toutefois, la maigre popularité de ce projet, auprès de la communauté universitaire, exprime l’insuffisance de l’incitatif pour améliorer les pratiques, et surtout d’atténuer l’impact des émissions indirectes dues aux voyages. D’autres universités comme l’Université Laval ou l’UQAC possèdent aussi leur propre programme de compensation carbone volontaire. L’Université Laval fait usage de l’argent économisé grâce à l’efficacité énergétique pour compenser les émissions du champ d’application 3. D’ailleurs, plusieurs universités européennes se sont dotées de politiques de transports d’achats ambitieuses! Par exemple, l’Université d’Utrecht compense en totalité les émissions de tous les vols d’avion de ses employé.es à l’aide d’un fonds dédié aux déplacements. Un exemple dont l’UdeS pourrait s’inspirer.

    Responsabilités partagées et propositions de politiques

    Il est de la responsabilité de l’entité ou de la personne qui a causalement engendré ces émissions de les réduire et/ou compenser. De plus, selon les engagements en développement durable de l’UdeS, il serait incohérent et non-intègre de ne pas les comptabiliser rigoureusement, de les réduire et de les compenser. Ma proposition est que l’établissement construise une politique aux critères transparents établissant un barème du nombre moyen de voyages nationaux et transcontinentaux, ce qui établirait par le fait même, mais en partie, les critères d’admissibilité pour un remboursement des compensations carbones. De cette manière, des fonds seraient automatiquement débloqués pour les voyages du personnel en recherche jusqu’à concurrence d’un certain nombre moyen de voyages par chercheur répondant à des critères usuels de remboursement. Par exemple, si un chercheur effectue davantage de voyage pour la recherche que le nombre accordé, alors les frais de compensation carbone seront à payer de sa poche.

    Bref, il a été montré que le bilan carbone de l’UdeS (qui est utilisé pour orienter ses politiques) n’est pas suffisamment exhaustif, ce qui entraîne une connaissance inadéquate des ses impacts environnementaux. En quantifiant, ne serait-ce que d’une façon conservatrice, les émissions carbones dues aux voyages d’affaires et de recherche, nous avons pu constater le poids non négligeable d’un type d’émissions indirectes dans un bilan carbone. Il est de la responsabilité de l’établissement de compenser ces dernières selon des critères favorables pour les jeunes chercheurs.es et le personnel en recherche jusqu’à concurrence d’un certain nombre moyen préalablement établi.

    Notes

  • La tolérance comme un droit au désaccord?

    La tolérance comme un droit au désaccord?

    Par Gilles Beauchamp

    Tout le monde a droit à son opinion!

    Voilà une phrase que l’on entend bien souvent. Pourtant, il arrive que des gens expriment des opinions qui nous rendent inconfortables ou mal à l’aise, particulièrement lorsque ces opinions nous semblent complètement dépassées ou complètement inacceptables dans notre société actuelle. Par exemple, comment vous sentiriez-vous si votre voisin exprimait des opinions racistes ou pro-esclavages en votre présence? Et s’il vous demandait de le tolérer au nom de son droit aux libertés de conscience et d’expression?

    Nul besoin ici de multiplier les exemples. À l’ère d’internet où tout un chacun peut exprimer son opinion et bénéficier d’une audience qui aurait été inespérée avant cette connexion à large échelle, nous avons tous déjà rencontré certaines publications sur les médias sociaux ou dans les médias de masse qui exprimaient des opinions qui nous rendent profondément mal à l’aise.

    On pourrait certainement s’intéresser à l’encadrement de ces débordements, mais l’objectif de ce blogue est moins de pointer du doigt que de regarder à sa propre pratique, c’est-à-dire comment faire pour exprimer un désaccord dans un esprit de tolérance.

    La première étape dans cette entreprise est de définir ce qu’on entend par tolérance afin d’en mesurer les conséquences et les implications.

    La tolérance

    Les philosophes caractérisent un acte de tolérance à l’aide des trois caractéristiques suivantes : la désapprobation, le pouvoir et la retenue.

    1. La personne qui tolère doit être en désaccord avec ce qu’elle tolère. L’objet de sa tolérance pourrait être une pratique, une croyance ou même une personne. Son désaccord doit être suffisant pour lui fournir une raison de tenter d’interférer avec ce qu’elle désapprouve.

    2. La personne qui tolère doit croire avoir un pouvoir d’interférer avec ce qu’elle désapprouve. Par exemple, si une personne désapprouve le port de la casquette en classe, mais qu’elle ne croit pas avoir le pouvoir d’interférer avec cette pratique, il serait plus adéquat de dire de cette personne qu’elle endure le port de la casquette en classe que de dire qu’elle le tolère. Signer une pétition, militer, manifester, s’interposer physiquement, utiliser des pressions économiques et même faire la guerre sont des exemples de moyens d’interférence.

    3. La personne qui tolère doit exercer une retenue sur son pouvoir d’interférer. La tolérance s’exerce précisément lorsque l’on a une raison d’interférer, le pouvoir d’interférer et une raison prépondérante de ne pas agir selon notre désaccord.

    Si on applique ces trois conditions à un exemple, on peut dire que je tolère le refus de la transfusion sanguine par un Témoin de Jéhovah si je suis en désaccord avec la pratique, que je pourrais militer pour la faire interdire, mais que j’ai aussi une raison prédominante de ne pas intervenir. Cette raison pourrait être la reconnaissancedu droit de refuser des soins, que ce soit pour des motifs religieux ou non.

    Il y a là certainement un paradoxe dans le concept même de tolérance : la tolérance demande conjointement une désapprobation et une acceptation. De cette tension, on peut voir le caractère intrinsèquement instable de la tolérance. Plutôt que d’aborder ce paradoxe de la tolérance, laissez-moi vous en montrer un autre.

    Un paradoxe qui concerne l’expression du désaccord

    Historiquement, la tolérance est un droit au désaccord pacifique. En 1598, dans une France majoritairement catholique, l’Édit de Nantes accorde aux protestants la liberté de conscience et accorde à tous les citoyens la liberté de changer de religion permettant ainsi de mettre fin à plusieurs décennies de guerre de religion. L’Édit accordait ainsi un certain droit — qui était cependant encore limité — au désaccord religieux.

    La liberté de conscience doit néanmoins venir avec la liberté d’expression, car qu’est-ce qu’un droit au désaccord si on ne peut pas l’exprimer? Si on prétend vous accorder la liberté de conscience, mais sans vous accorder la liberté d’expression, il s’agit d’un droit fort ridicule parce que votre conscience a toujours été libre dans votre for intérieur. Le véritable droit au désaccord se situe dans le droit d’expression de ses croyances divergentes. Comme l’exprime Marc-Antoine Dilhac :

    il ne s’agit pas simplement d’être libre d’avoir des opinions différentes, ce qui serait une liberté toute intérieure et, à vrai dire, ce qui ne serait pas du tout un droit. […] En matière de liberté de conscience, les individus doivent jouir de la liberté la plus étendue, c’est-à-dire la liberté de développer leur propre conception du bien, mais aussi de l’exprimer et de vivre conformément à elle.ii



    La tolérance est un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci.



    Le paradoxe que j’aimerais mettre en lumière est le suivant : alors que la tolérance est un droit au désaccord et à son expression, l’expression du désaccord peut se révéler — dans certains contextes et sous certaines formes — un acte d’intolérance.

    Pour vous convaincre de ceci, je dois montrer que l’expression du désaccord est dans certains contextes un acte d’interférence. Lorsque c’est le cas, l’expression du désaccord ne respecterait pas la troisième condition de la tolérance, c’est-à-dire la retenue du pouvoir d’interférer avec l’objet du désaccord.

    Mais, en quoi l’expression du désaccord peut-elle constituer un pouvoir de limitation ou d’interférence? Après tout, ce ne sont que des mots, non? Lorsque l’on exprime ses opinions, ce n’est pas comme si on attaquait physiquement quelqu’un. Or, la contrainte physique n’est pas la seule mesure d’oppression. Le discrédit injustifié et les jugements injustes fondés sur des préjugés identitaires contribuent aussi à l’oppression des personnes en situation de vulnérabilité.

    L’expression du désaccord, les stéréotypes et les préjugés identitaires

    Il est largement accepté en psychologie sociale que nous utilisons des heuristiques dans nos jugements sociaux. Une heuristique est une stratégie de raisonnement qui simplifie la réalité et qui permet un raccourci dans la prise de décision. Les stéréotypes font partie de ces heuristiques qui nous permettent de juger de la crédibilité d’un locuteur.

    Les stéréotypes sont des associations largement répandues (widely held associations) entre un groupe social donné et une ou plusieurs caractéristiquesiii. Nous utilisons tous des stéréotypes dans notre vie de tous les jours. Il s’agit de mécanismes qui nous permettent de prendre des décisions rapidement. Les stéréotypes peuvent être négatifs ou positifs et empiriquement vrais ou faux. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples et suivent les individus dans différentes sphères de leur vie. Les stéréotypes qui nous intéressent ici, qui sont aussi nommés préjugés identitaires, sont les stéréotypes négatifs et empiriquement faux.

    Les préjugés identitaires causent de nombreuses injustices, mais je vais limiter mon propos aux injustices épistémiques telles que théorisées et popularisées par Miranda Fricker, une philosophe britannique qui travaille en épistémologie et en philosophie féministe. Plus précisément, concentrons-nous sur l’injustice testimoniale. Un individu vit une injustice testimoniale lorsque sa crédibilité est évaluée à la baisse sur la base de facteurs non épistémiquement pertinents.

    Prenons l’exemple suivant où un individu a la croyance stéréotypée suivante : « les croyants sont irrationnels parce qu’ils écoutent aveuglément leurs leaders ». Un croyant épistémiquement vertueux pourrait vivre une injustice testimoniale lorsque la crédibilité de son témoignage (peu importe le sujet sur lequel il s’exprime) est injustement réduite par l’individu possédant ce préjugé identitaire. Cela est d’autant plus grave lorsque le stéréotype est largement répandu et qu’il est constamment nourri par l’expression des opinions de certains individus.

    Il semble assez évident que l’expression de désaccords peut nourrir des préjugés identitaires qui à leur tour causent des injustices épistémiques, mais est-ce que les injustices épistémiques sont une forme d’interférence, et donc d’intolérance? L’interférence est plus indirecte que la contrainte physique, mais elle est néanmoins réelle. Selon Fricker, « l’injustice testimoniale exclut le sujet des conversations significativesiv. » L’exclusion de la conversation est un moyen d’interférer avec l’objet de son désaccord. Imaginons ceci : un parent siège sur un comité d’école et a un souci particulier de préserver son enfant en bas âge d’une exposition qu’il juge trop précoce à la sexualité pour des motifs religieux. S’il vit une injustice épistémique sur la base du stéréotype mentionné plus haut, il sera exclu de la conversation parce que son témoignage sera jugé non crédible.

    Cette exclusion est une sorte d’interférence avec la croyance à laquelle les autres parents s’opposent. En d’autres termes, la croyance du parent croyant n’est pas tolérée. Dans ce cas-ci, cette intolérance est injustifiée parce qu’elle est causée par une injustice épistémique qui provient d’un préjugé identitaire qui associe la caractéristique d’irrationalité aux groupes des croyants.

    Conclusion et pistes de solution

    Pour terminer, revenons à l’expression du désaccord. Bien que la tolérance soit un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci, nous devrions tout de même user de prudence dans l’expression de nos désaccords afin d’éviter de nourrir des stéréotypes négatifs qui pourraient causer des injustices épistémiques et ainsi contribuer à une intolérance injustifiée. Il serait trop ironique de transformer ce qui nous est accordé par la tolérance — un droit au désaccord — en un instrument d’intolérance.

    Que faire donc? Je propose ici quelques pistes pour l’expression du désaccord qui pourrait permettre d’éviter de devenir un acte d’intolérance, certes indirect, mais d’intolérance tout de même.

    1. Être certain de la véracité des faits que l’on partage

    Le 12 décembre 2017, le réseau TVA publiait un reportage intitulé « Non aux femmes sur le chantier de la mosquée ». Or, ce reportage transmettait de fausses informations et a eu un impact significatif sur des tensions sociales. Ces fausses informations renforçaient des stéréotypes négatifs de misogynie chez les musulmans.

    À plus petite échelle, lorsque l’on partage des informations sur les réseaux sociaux, ces informations peuvent avoir un effet sur les stéréotypes des gens. Quand l’information est fausse et négative, le résultat peut être désastreux. Ce genre d’expression peut constituer une forme d’interférence par le renforcement de préjugés identitaires qui contribuent aux injustices épistémiques. C’est pourquoi il est important de ne pas tomber dans le panneau du partage de fausses nouvelles et d’informations inexactes.

    1. Éviter de s’exprimer en termes stéréotypés?

    La meilleure façon de ne pas renforcer des stéréotypes négatifs serait-elle de ne simplement pas s’exprimer en termes stéréotypés?

    Malheureusement, ce n’est pas suffisant parce que, comme le disait Jordan Girard dans un autre billet de blogue, une seule occurrence peut être généralisée en stéréotype. De plus, vos propos sont interprétés par les autres en cohérence avec leurs croyances préalables. Par exemple, si quelqu’un a la croyance stéréotypée que les musulmans sont des terroristes, il est fort probable qu’un énoncé non stéréotypé comme « des actes terroristes ont été commis à Paris le 13 novembre 2015 par des combattants de l’autoproclamé État islamique » renforcera le stéréotype déjà présent chez l’individu. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples, c’est-à-dire qu’un voisin musulman bien sympathique en qui on a confiance n’aura pas de contre-influence sur le stéréotype négatif d’un individu.

    1. Autocensure contextuelle?

    Contrairement à ce que pourraient penser certains défenseurs de la liberté d’expression, il peut s’avérer être une bonne chose d’autocensurer ses opinions, surtout dans certains contextes.

    Alors qu’il peut être justifié de discuter de tout dans le contexte approprié, l’audience à laquelle l’on s’adresse devrait avoir une influence sur nos propos; sur le contenu et sur la forme. Par exemple, il serait imprudent d’affirmer que les éleveurs porcins commettent une injustice (ou pire encore) devant une foule végane en colère qui manifesterait agressivement devant la ferme d’un tel éleveur. Cet exemple se situe dans le domaine de l’action, mais on pourrait très bien le transposer dans le domaine des stéréotypes.

    Je vois une application très pratique de ceci pour le monde du web. Sur plusieurs réseaux sociaux, votre publication est entièrement publique. La conséquence est que vous ignorez qui votre publication pourrait atteindre. Dans ce cas, selon moi, on devrait s’imposer les plus hautes contraintes et ne pas partager de propos qui pourraient nourrir des préjugés identitaires.

    Quelle est donc la morale de cette histoire pour la tolérance?

    Certainement pas que l’on ne peut plus rien dire. Cependant, bien que la tolérance soit un droit au désaccord, il importe d’être prudent dans l’expression de celui-ci, et d’être particulièrement sensible au contexte, afin de ne pas créer d’interférence avec l’objet du désaccord si on ne veut pas basculer du côté de l’intolérance.

    Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

    Pour aller plus loin

    Notes

    Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

    ii Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? : Théorie d’un impératif politique (Paris : Vrin, 2014), 79.

    iii Miranda Fricker, Epistemic injustice: power and the ethics of knowing (Oxford ; New York: Oxford University Press, 2007), 30.

    iv Fricker, 53, ma traduction de « Testimonial injustice excludes the subject from trustful conversation. »


    Gilles Beauchamp est doctorant en philosophie à l’Université McGill. Ses recherches portent sur la religion dans l’espace public. Il a complété une maîtrise en philosophie à l’Université de Sherbrooke sur les arguments épistémiques pour la tolérance religieuse sous la direction de François Claveau.

  • Fake news : les comprendre et y faire face

    Fake news : les comprendre et y faire face

    Par Andréanne Veillette et Olivier Grenier

    La propagation de fausses informations n’est pas un phénomène propre au monde contemporain. En effet, différentes formes de fausses informations circulent depuis toujours. Selon un article qui vise à définir le terme fake news, lorsqu’on emploie le terme « fausses nouvelles », on peut tout autant parler de satire, de parodie, de fabrication, de manipulation, de publicité que de propagande.

    Le terme plus contemporain fake news renvoie à un problème précis qui a récemment pris de l’ampleur avec le Brexit (23 juin 2016) et l’élection de Donald Trump (8 novembre 2016). C’est un problème qui occupe une place immense dans l’espace médiatique. De plus, l’importance du problème transparaît dans l’usage que les politiciens font du terme « fake news » et des fausses nouvelles elles-mêmes. Les fake news sont rapidement devenus une arme dans une guerre politique.

    Selon certains, l’ampleur actuelle du phénomène des fake news nous permet de déclarer le début d’une nouvelle ère : l’ère post-vérité. Cette nouvelle ère possède deux caractéristiques centrales. Il s’agit d’une ère durant laquelle le contenu médiatique est davantage axé sur les émotions que sur les faits objectifs et durant laquelle de nouvelles structures d’autorité se forment à l’extérieur des institutions qui produisent traditionnellement l’expertise.

    Le principal problème vient du fait qu’une grande part du public croit aux fausses nouvelles. Les fausses nouvelles deviennent une alternative d’autant plus attrayante que le journalisme traditionnel souffre d’une importante crise de confiance :des sondages révèlent que le public ne sait plus vers qui se tourner pour obtenir de l’information fiable.

    Dans ce qui suit, nous expliquerons deux façons complémentaires de comprendre l’essor du phénomène des fake news et nous suggérerons aussi quelques pistes de solution.

    Une question de biais et d’éducation

    La première façon d’appréhender le problème se fonde sur une compréhension du fonctionnement des biais cognitifs. Face à un aussi large volume d’articles, d’annonces et de tweets, il est commun, pour tous les humains, d’utiliser des stratégies de raisonnement pour simplifier le contenu à analyser. Cependant, ces stratégies mènent parfois à des erreurs systématiques : c’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Pour plus de détails, voir le chapitre 13 (écrit par nos deux collègues Gilles et Jean-François!) de ce livre. Comprendre comment les biais cognitifs affectent notre rapport individuel aux fausses nouvelles est un premier pas pour combattre ce phénomène.

    Évidemment, il est impossible, ici, de décrire tous les biais cognitifs qui affectent notre raisonnement dans le traitement des fausses nouvelles. Concentrons nos efforts sur deux d’entre eux : le biais de confirmation et l’effet Dunning-Kruger.

    Le biais de confirmation est une tendance à préférer des informations qui s’accordent avec nos croyances, et à rejeter plus facilement celles qui ne s’y accordent pas. Par exemple, je crois être en bonne santé. Si un médecin m’annonce que j’ai un problème de santé, j’aurais davantage tendance à demander l’avis d’un second médecin que si le premier médecin m’avait annoncé que je suis en bonne santé.

    Il est généralement raisonnable d’être prudent. Le problème, dans le cas du biais de confirmation, est que la prudence n’est pas partagée également selon l’information que nous recevons. Sur Internet, le biais de confirmation conduit à la polarisation des croyances des individus car ils rejoignent des communautés qui partagent leurs croyances. Ils ne sont alors plus confrontés à des avis contraires aux leurs.

    L’effet Dunning-Kruger, quant à lui, est un excès de confiance. Les individus les moins qualifiés dans un domaine ont tendance à surestimer leur compétence dans ce domaine, tandis que les plus qualifiés ont tendance à les sous-estimer. Ce biais cognitif est problématique dans le cas des fausses nouvelles car les individus surestiment généralement leur capacité à reconnaître une fausse nouvelle (le baromètre de la confiance des Français dans les médias à ce sujet).

    Que faire contre les biais cognitifs ?

    Comment peut-on lutter contre les biais cognitifs et, incidemment, les fausses nouvelles ? Il faut d’abord prendre un pas de recul et reconnaître l’impact des biais cognitifs sur notre traitement de l’information. Il faut ensuite travailler, individuellement et collectivement, au développement de notre compétence à traiter l’information.

    Le développement de la compétence informationnelle, selon plusieurs, est la responsabilité du système d’éducation. Cependant, selon Martine Mottet, de l’Université Laval, cette compétence ne serait présentement pas intégrée au Programme de formation de l’école québécoise, si ce n’est que quelques traces ici et là, par exemple dans la compétence transversale « Développer un sens critique à l’égard des technologies de l’information et de la communication ». Actuellement, la responsabilité revient donc à chaque enseignante et enseignant d’insérer l’éducation aux médias dans son cours de mathématique, de français, de sciences, plutôt qu’il n’y ait un cours qui y soit exclusivement consacré.

    Or, de multiples recherches (voir notamment ici et ici) suggèrent qu’il y a des lacunes en recherche, en évaluation et en utilisation de l’information tant chez les élèves que chez les enseignants! Il existe des ressources en ligne, comme le site http://www.faireunerecherche.fse.ulaval.ca/, et des cadres théoriques, comme le Big6 Skills de Eisenberg et Berkowitz, qui sont utiles pour structurer un cours en éducation aux médias.

    Une question de mépris et de pouvoir

    Une deuxième façon de comprendre l’ampleur que prennent les fake news est liée au climat socio-politique actuel. Selon cette conception du problème, le principal moteur derrière l’adhésion massive aux fake news serait le résultat d’une profonde division sociétale.

    Dans un article sur le populisme radical de droite, Cas Mudde expose une dynamique inquiétante qui existe dans les démocraties occidentales modernes. Une certaine portion de la population se percevrait comme les « perdants », ceux à qui les institutions traditionnelles ont causé plus de douleur que de bonheur. Ces gens se définissent ensuite par opposition aux « gagnants », ceux à qui le système actuel profite.

    Il est important de comprendre que les gagnants et les perdants existent comme deux groupes totalement distincts et antagonistes. Selon la rhétorique qui accompagne souvent cette perception, le groupe des « perdants » est constitué d’honnêtes travailleurs, de « vraies personnes », alors que le groupe des « gagnants » est constitué de l’élite corrompue. Le mépris de l’élite que les travailleurs perçoivent, à tort ou à raison, cause énormément de colère et un désir de se défaire des institutions traditionnelles. Ce désir se manifeste notamment dans un rejet des médias traditionnels, de l’expertise académique et des politiciens qui font partie de l’establishment et par une ouverture aux sources d’information alternatives.

    Les chiffres récoltés par le Pew Research Center montre une autre profonde division dans la vision des institutions traditionnelles, cette fois-ci au sein des partis politiques américains. Les sondages révèlent un dédain grandissant pour les institutions académiques et les médias traditionnels chez les républicains. Au contraire, les démocrates sont enclins à voir ces deux institutions comme des forces positives.

    Outre les chiffres, les exemples qui démontrent l’existence d’une profonde division abondent. La rhétorique utilisée par Donald Trump exacerbe sans cesse la perception de l’élite comme un ennemi méprisant et joue sur la méfiance à l’égard des institutions où l’on trouve l’expertise traditionnelle. Par ailleurs, le discours de la prétendue élite alimente trop souvent cette perception. Un exemple particulièrement parlant est l’usage de l’expression « basket of deplorables » par Hillary Clinton lors de la campagne présidentielle américaine pour faire référence aux partisans de Trump. Le lendemain, le hashtag « basket of deplorables » était l’un des plus populaires sur Twitter.

    Face à ce mépris, les discours alternatifs qui rejettent les institutions traditionnelles contrôlées par les élites sont attrayants. L’adhésion aux fake news, qui est souvent accompagnée d’un rejet de l’expertise traditionnelle, pourrait donc être motivée par la colère plutôt que par l’ignorance. Si c’est effectivement le cas, tenter de résoudre le problème en « éduquant » une portion de la population qui se sent déjà méprisée par le système d’éducation et les experts traditionnels pourrait aggraver le problème.

    Ainsi, un premier effort pourrait être de se tourner vers les institutions plutôt que les individus pour réduire l’exposition aux fausses nouvelles. Il serait naturel de penser qu’un effort médiatique concerté ou que la rédaction de nouvelles lois qui réduisent l’espace que peuvent occuper les fausses nouvelles pourraient être des façons plus efficaces de résoudre le problème des fake news. Toutefois, si le problème en est réellement un de mépris entre deux groupes sociaux différents, une véritable solution devra nécessairement passer par une réconciliation de ces deux groupes.

    Des ressources contre les fausses nouvelles

    On voit bien que les causes qui expliquent la popularité des fake news sont complexes. Attaquer ce problème exige donc de trouver des solutions qui tiennent compte de cette complexité. Il est tout à fait normal, comme individu, de se sentir désemparé face à cette situation. C’est pourquoi nous proposons, en guise de conclusion, des ressources utiles pour évaluer le contenu que vous consultez sur le Web.

    Le détecteur de rumeurs de l’Agence Science Presse : http://www.sciencepresse.qc.ca/detecteur-rumeurs

    Un site français dédié à la vérification de la véracité des nouvelles : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/

    Un site Web d’information sur les fausses nouvelles : http://30secondes.org/

    Des ressources pédagogiques sur la compétence informationnelle : https://habilomedias.ca/

    Pour les technophiles qui veulent faire plus de recherche!

    Pour trouver qui héberge un site Web : domaintools.com

    Pour trouver qui partage un contenu : crowdtangle.com

    Pour trouver qui a produit un contenu et les statistiques de participation : buzzsumo.com

    Bonne navigation!

  • Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Par Matthew Sample ( Institut de recherches cliniques de Montréal) et Andréanne Veillette (UdeS)

    Comment les philosophes peuvent-ils contribuer à la vie dans les démocraties modernes? Il existe des exemples issus de l’histoire, comme Socrate ou Descartes, qui peuvent guider notre réflexion. Toutefois, les besoins de la société ont changé depuis cette époque. De nombreux théoriciens sociaux dont Ulrich Beck et Sheila Jasanoff ont observé une récente reconfiguration des relations entre l’expert et le public. De nos jours, la science et la technologie sont des sujets de discussion importants qui apparaissent quotidiennement. De plus, les citoyens sont généralement plus critiques du discours des experts, résultant de la nouvelle relation qu’ils entretiennent avec l’expertise.

    Pendant ce temps, les philosophes tentent de répondre non seulement aux défis intellectuels classiques (Qu’est-ce que connaître? Qu’est-ce que la justice?), mais aussi à des questions sociales en lien avec les problèmes actuels.

    Cette tendance est illustrée par les nombreux éthiciens qui participent à la recherche technoscientifique. Quelques exemples sont le groupe de travail en neuroéthique participant à l’initiative américaine BRAIN, la couverture médiatique de la philosophie dans le New York Times et sur CBC Radio, ainsi que la demande pour des publications mélangeant recherche et activisme qui provient des journaux académiques,

    Dans ce milieu culturel changeant, les philosophes sont amenés à répondre de plus en plus souvent à des questions d’actualité controversées. À l’occasion du congrès annuel de l’Association canadienne de philosophie en juin dernier, six panélistes qui acceptent ce nouveau rôle ont présenté leurs perspectives uniques sur la nature et le rôle de la philosophie engagée. Ce billet donne la parole autant à des philosophes académiques, qu’à des philosophes qui travaillent en dehors des murs universitaires :

    • Françoise Baylis (Dalhousie University) partage le travail qu’elle fait en bioéthique avec un public plus large à travers les médias et contribue régulièrement aux débats entourant les politiques publiques au Canada et à l’international.

    • William-Jacomo Beauchemin (Exeko) s’est inspiré de l’épistémologie sociale pour créer des ateliers d’inclusion sociale dans certaines communautés défavorisées à Montréal.

    • Valéry Giroux (Université de Montréal), chercheuse en éthique animale, coordonne un centre de recherche interdisciplinaire sur l’éthique (CRÉ) qui permet la collaboration entre chercheurs provenant de différentes universités.

    • Alexandre Lavallée (PetalMD) qui travaille en marketing digital est l’organisateur de la campagne Ensemble contre la philophobie. Son prochain projet de marketing de la philosophie a comme cible la perception de la philosophie à l’école primaire.

    • Alain Létourneau (Université de Sherbrooke) s’intéresse à la gouvernance environnementale. Il codirige actuellement un projet de recherche-action sur la MRC Memphrémagog dans le sud du Québec.

    • Brooke Struck (Science-Metrix),, développe de nouvelles manières de mesurer l’activité scientifique, contribue aux décisions de politiques publiques et dirige le blogue ScienceMetrics.

    Sans surprise, les présentations ne suggéraient pas une seule manière uniforme de faire de la philosophie socialement engagée. Les panélistes se sont inspirées d’une grande variété d’études, d’expériences et de contextes pour offrir une perspective unique sur le problème. Il est possible de visionner l’événement en entier sur la chaîne Youtube de la Chaire de recherche d’épistémologie pratique, mais il y a quatre points importants qui méritent d’être discutés en plus grands détails ici.

    L’expertise philosophique n’est pas un accès privilégié à la vérité 

    Comprendre l’expertise comme une forme d’autorité (ou dans les termes de Foucault le « savoir-pouvoir ») peut être une simplification attrayante. Cependant, les méthodes et les compétences perçues comme étant importantes pour l’expertise philosophique par les panélistes se situaient très loin d’un désir d’autorité. Une compétence fréquemment citée dans la discussion était la capacité à promouvoir un dialogue inclusif fondé sur la raison. Par exemple, Struck suggère que se remémorer le rôle social que jouait Socrate peut laisser place à une réflexion pertinente sur l’expertise du philosophe contemporain. Dans le même ordre d’idées, Beauchemin note que les philosophes sont capables de poser les bonnes questions et d’identifier les nuances dans une discussion difficile. De façon générale, l’expertise philosophique n’est pas vue comme un pouvoir que quelqu’un obtient sur un autre groupe. Elle est plutôt perçue comme un outil qui permet de faire un pont entre des personnes fort différentes et qui permet d’amorcer une discussion productive.

    Dans le climat sociopolitique actuel, Baylis et Giroux conçoivent toutes deux l’expertise comme étant quelque chose qui doit être défendu. Selon eux, l’expertise philosophique est souvent mise de côté en faveur d’une forme de relativisme implicite. Après tout, tout le monde est un « expert moral », ou du moins tout le monde est capable de penser. Baylis défend l’expertise philosophique en clarifiant ce que le mot « expert » désigne. Selon elle, se prétendre expert dans un domaine n’est pas équivalent à prétendre avoir un accès privilégié à la vérité. L’expertise philosophique est plutôt liée à la possession d’une ressource qui n’est généralement pas accessible aux membres du public : du temps. En effet, les philosophes ont le temps de se pencher longuement sur des problèmes que d’autres n’ont simplement pas le temps de considérer en détail. La nuance que Baylis tente de faire est particulièrement importante en ce qui a trait à l’expertise morale.

    Les théories ne sont pas une panacée

    Lorsqu’on leur a posé la question, certains panélistes ont répondu avoir des théories philosophiques préférées qu’ils mobilisent fréquemment dans leur travail. Létourneau a fait référence à la théorie critique et au pragmatisme qui accordent de l’importance à l’analyse détaillée de l’espace culturel. Beauchemin a insisté sur l’utilité de l’épistémologie sociale qui rend possible une connexion avec des groupes marginalisés. Quant à lui, Lavallée consulte le travail fait en philosophie pour enfants qui place beaucoup d’importance sur le dialogue. Toutes ces théories ont quelque chose en commun : elles insistent sur l’importance du contexte dans lequel l’analyse philosophique se déroule.

    À l’opposé, d’autres panélistes n’étaient pas certains que la discussion portant sur leurs théories favorites cadrait adéquatement le problème. Entre autres, Baylis a émis un avertissement en expliquant que l’amour porté à une théorie particulière pouvait prendre trop d’importance et mener le chercheur à ignorer la mission centrale de la philosophie engagée. Selon Baylis, cette mission est celle de « parler avec » le public plutôt que de « parler pour » le public. Similairement, Giroux insiste sur les interactions enrichissantes qui découlent d’une discussion qui inclut non seulement des philosophes, mais aussi des groupes activistes et des mouvements sociaux. Les bénéfices de la collaboration avec les acteurs de terrain qui sont directement touchés par les problèmes que les philosophes tentent de résoudre sont plus grands que les bénéfices qui proviennent d’un point de vue traditionnel purement théorique.

    Mesurer l’impact sans se perdre dans les chiffres

    Avec leur objectif de faire de la philosophie « dans et pour la société » bien en tête, les panélistes ont insisté sur l’importance d’avoir un impact réel. Nombre d’entre eux se méfiaient des limitations qui accompagnent les définitions superficielles et les évaluations formelles. Struck explique qu’il existe des cas où l’impact ainsi mesuré est tellement vague qu’il est vide de sens. Selon Létourneau, les critères d’évaluation des impacts rigides entrent fréquemment en jeu lorsqu’il est question d’attribuer du financement. Cela peut être le résultat de règlements entourant le financement ou une difficulté liée aux nombreuses perspectives diversifiées sur le succès dans un projet collaboratif. Quand ces critères stricts existent, il devient facile de faire une fausse équivalence entre l’atteinte des critères existants et le véritable succès du projet.

    Dans un autre ordre d’idées, les panélistes recommandent la prudence quand vient le temps d’utiliser des outils qui quantifient le succès. Des outils, comme le nombre de likes sur Facebook ou le nombre de gazouillis partagés sur Twitter, sont très faciles à calculer, mais ne représentent pas nécessairement fidèlement le « succès ». Cela étant dit, ce type d’outils peut représenter un véritable impact. Il suffit simplement de garder un esprit critique lors du moment de les analyser. Tout ce qui est mesurable ne vaut pas la peine d’être mesuré.

    Par ailleurs, Giroux et Lavallée suggèrent une perspective complètement différente. Selon eux, il est parfois impossible de mesurer l’impact direct d’un projet. Ce type de situations peut apparaître quand, par exemple, l’objectif est un changement à long terme, comme dans le cas de l’éthique animale, ou quand l’objectif est de modifier des perceptions, comme dans le cas de la campagne Ensemble contre la philophobie.

    Le soutien institutionnel est crucial, mais souvent inadéquat

    Quelles ressources sont nécessaires pour faire de la philosophie engagée? Plusieurs panélistes ont souligné l’importance des réseaux sociaux comme ressource pour faire de la philosophie engagée puisque ces derniers permettent d’amorcer une conversation à l’extérieur des murs de l’université. Cela étant dit, bien que les panélistes croient qu’il s’agisse d’un outil puissant, ils ne croient pas que, seul, c’est un outil suffisant. Par exemple, une autre façon de rejoindre le public serait à travers les médias traditionnels. Pour exploiter les médias traditionnels, il est important de cultiver de bonnes relations avec les journalistes et les animateurs de radio (un exemple de ce genre de stratégie!) .

    Sans conteste, les médias, sous toutes leurs formes, sont une ressource importante pour le développement de projets de philosophie engagée. Cela étant dit, une des ressources les plus importantes est aussi une des plus rares : le soutien institutionnel. Un des principaux obstacles aux projets de philosophie engagée est le manque de fonds. Il est déjà difficile d’obtenir du financement pour les projets académiques traditionnels, alors obtenir du financement pour les projets qui dévient de la tradition académique devient exceptionnellement difficile. Beauchemin donne l’exemple d’Exeko qui, en tant qu’organisation sans but lucratif, n’est pas éligible aux deux grandes bourses académiques gouvernementales. À cause de cela, il a été très difficile pour l’organisation de trouver le financement nécessaire à la poursuite de leurs activités. Sans conteste, le financement est important. Cependant, de nombreux panélistes ont souligné que le financement stable l’était encore plus. Baylis ajoute qu’une source de financement qui permettrait d’interagir avec le public en dehors des universités serait particulièrement facilitante, parce que celles-ci ne sont pas des lieux particulièrement accueillants pour les profanes.

    Allant en ce sens, Giroux insiste que la caricature du chercheur en philosophie en tant qu’individu isolé nuit à la possibilité de collaborations productives entre chercheurs et membres du public. Pour changer la perception de la façon dont la recherche est conduite, Giroux suggère quelques étapes bien concrètes. Par exemple, le Centre de recherche en éthique a fondé un groupe de recherche qui a pour objectif d’encourager la collaboration entre les membres du centre, mais aussi avec certains membres du public.

    Vers un meilleur futur collectif?

    Est-ce que les philosophes vont nous permettre de vivre de meilleures vies dans de meilleures sociétés dans le futur? Selon les panélistes qui participaient au symposium, les philosophes sont bien outillés pour permettre la délibération collective. En effet, les philosophes sont non seulement formés dans l’art du dialogue inclusif, ils disposent également de temps qu’ils peuvent dédier à une réflexion poussée sur un sujet de recherche bien précis. Malgré cela, il existe des obstacles bien concrets auxquels les philosophes voulant faire de la philosophie engagée se heurtent. Il faut donc que les philosophes et les philosophes en herbes fassent preuve de réalisme dans l’élaboration de leur projet. L’implantation de la philosophie engagée exigera une réforme ambitieuse de la culture institutionnelle, autant en ce qui a trait à la façon de faire de la recherche qu’en ce qui a trait aux structures de financement.

    Plus de liens:

  • Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Par Andréanne Veillette

    Le 12 avril dernier, dans le cadre du cycle de conférences sur l’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques organisé par la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique, la professeure Michelle Hoffman du Bard’s College dans l’État de New-York a donné une conférence intitulée « Comment apprendre sur l’apprentissage : la recherche sur le transfert de la formation et sa pertinence en éducation ». Les propos de Hoffman s’inscrivent dans une réflexion plus large en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, notamment celle sur le système d’éducation primaire et secondaire.

    Avant de s’intéresser à ce que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes peut nous apprendre sur l’éducation, il est nécessaire de définir brièvement cette branche peu connue de la philosophie. De façon générale, l’épistémologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la connaissance et aux croyances. Alors que l’épistémologie classique se concentre sur l’individu, l’épistémologie sociale conçoit la production et la diffusion de connaissance comme une entreprise collective. Bien qu’il existe différents types d’épistémologie sociale, celui qui sera utile pour évaluer le système d’éducation et celui sur lequel je me concentrerai ici est l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’épistémologie qui s’intéresse tout particulièrement aux systèmes épistémiques. Pour les fins de ce billet, un système épistémique peut être compris simplement comme une institution qui véhicule de la connaissance. Plus précisément, selon Goldman, l’épistémologie orientée vers les systèmes se distingue de l’épistémologie sociale des groupes principalement de par son objet d’étude. De fait, lorsqu’un épistémologue étudie un groupe, il s’intéresse aux croyances du groupe alors qu’un épistémologue qui s’intéresse à un système s’intéresse d’abord et avant tout aux objectifs du système. Autrement dit, l’épistémologie orientée vers les systèmes évalue l’organisation actuelle des pratiques d’un système donné pour déterminer si celle-ci mène véritablement à la production de connaissances fiables. (Pour en apprendre plus sur l’épistémologie sociale!)

    Donc, dans le cas qui nous intéresse ici, l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes se concentre sur les buts du système d’éducation et à la manière dont celui-ci atteint ces buts. La première étape de notre réflexion devrait alors être de cerner les buts du système en question. Selon Goldman, le but du système d’éducation est la promotion de connaissances nouvelles, non pas pour la société, mais pour chaque apprenant individuel. Pour atteindre cet objectif, le système d’éducation doit organiser la transmission de connaissances de façon à créer un environnement propice à encourager l’apprentissage, à faciliter l’apprentissage autonome et à orienter l’apprentissage vers la vérité. De plus, comme le corpus scolaire ne peut pas couvrir toute la connaissance existante dans le monde, l’école doit nécessairement faire des choix. Ces choix seront effectués en accordant une préférence aux connaissances qui se transfèrent d’une sphère d’apprentissage à une autre ainsi qu’à celles qui servent de fondement pour l’acquisition subséquente de connaissances. (Pour en savoir plus sur ce que Goldman pense de l’éducation!)

    Cette manière de faire des choix dépend de la possibilité réelle du transfert de connaissances d’une sphère à l’autre. En ce sens, la question empirique entourant la « transférabilité » des apprentissages est excessivement importante dans l’organisation du système d’éducation. Or, l’étude historique qu’a fait Hoffman des résultats expérimentaux démontre que le transfert d’apprentissage ne va pas de soi. En effet, les recherches effectuées, surtout en psychologie expérimentale, ont démontré que les apprentissages sont difficilement transférables d’une matière à l’autre et, particulièrement, d’un contexte scolaire à la vie extrascolaire.

    Cela étant dit, il est important de noter que la recherche sur le transfert est sujette à de nombreuses controverses. De fait, lors de la sortie des premières études, les psychologues ne sont pas parvenus à un consensus en ce qui avait trait aux méthodes qui avaient été utilisées et aux théories de l’apprentissage qui avaient été mobilisées dans la production des résultats finaux. Un des éléments expliquant cette situation était la nouveauté du champ de la la psychologie expérimentale. En effet, la psychologie expérimentale, dont sont issues la plupart des études sur le transfert, en était à ses débuts au vingtième siècle. Par conséquent, elle souffrait encore de problèmes liés à la méthodologie, à la standardisation et à l’interprétation théorique des résultats. Par ailleurs, il n’est pas immédiatement évident que les résultats obtenus dans les circonstances contrôlées et hautement artificielles d’un laboratoire s’appliquent parfaitement à l’environnement réel plutôt chaotique d’une classe. Les résultats pourraient tout aussi bien être trop pessimistes que trop optimistes. Par conséquent, le questionnement sur la pertinence des résultats expérimentaux et sur ce qu’ils peuvent nous apprendre sur l’apprentissage dans la réalité est parfaitement légitime.

    Bref, du point de vue de l’épistémologie orientée vers les systèmes, ce type de résultats est profondément inquiétant. La « transférabilité » des apprentissages étant une notion fondamentale (et considérée acquise) dans l’organisation actuelle du système d’éducation, il est difficile de faire abstraction des problèmes soulevés par la psychologie expérimentale. S’il s’avère que le transfert est effectivement impossible, l’organisation actuelle du système d’éducation n’est pas (du tout) optimisée pour rencontrer ses buts. Dans tous les cas, il s’agit d’une question empirique que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes doit se réapproprier pour faire une évaluation réaliste du système d’éducation. Tant qu’un travail empirique (et rigoureux!) n’aura pas été entrepris par les chercheurs en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, les prescriptions normatives qui portent sur des sujets connexes à la question du transfert ne seront d’aucune réelle utilité quand viendra le temps de repenser l’organisation du système et d’accomplir des changements concrets.

    Tout cela étant dit, l’exemple des recherches sur le transfert montre bien que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes bénéfice d’une approche interdisciplinaire où les travaux empiriques s’allient à l’analyse philosophique d’un système.

    Andréanne Veillette est étudiante au baccalauréat. Elle travaille à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique où elle s’intéresse tout particulièrement à l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes et aux think tanks.