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Une philosophie politique pour Dune : de l’élitisme héroïque et ses paradoxes

Par Tristan Rivard

Paul Atréides (joué par Timothée Chalamet) dans l’adaptation de Dune au cinéma, par Denis Villeneuve. Photo: courtoisie de Warner Bros. Picture.

Lors d’une entrevue ayant eu lieu quinze ans après la parution de Dune, Frank Herbert rendit compte de ses perspectives et motivations à l’origine de la création de son épopée  de science-fiction :

« L’observation personnelle m’a convaincu que dans le puissant domaine de la politique et de l’économie ainsi que dans leur conséquence logique, la guerre, les gens tendent à céder toute capacité de décision à une autorité qui peut se draper dans le tissu mythique de la société » (Herbert, 1980).

Ces considérations sur le pouvoir sont au centre de l’arc narratif de Dune : la transfiguration de l’aristocrate Paul Atréides, une élite parmi d’autres au sein du système politique impérial, en Muaddib, une figure messianique portée à la tête de l’Empire. Loin de se réduire à la critique ou à l’adulation, le traitement que fait Herbert des logiques et paradoxes de l’élitisme est nuancé et complexe. D’une part, les élites sont problématisées dans leur ambiguïté constitutive, car la minorité puissante peut aussi bien libérer et faire justice que détruire et asservir – peut-être même les deux, comme l’expose l’arc narratif de Paul Atréides. D’autre part, c’est la propension même à la valorisation des élites qui est remise en question, dans la mesure où la projection de l’autorité sur une minorité d’individus prive une communauté de la conscience de son autonomie et l’expose à l’aliénation politique. Voyons de plus près les ressorts de la philosophie politique de Dune relatifs à la question des élites et des régimes.  

L’élitisme héroïque et le machiavélisme de Dune

Au premier plan, le récit de Dune est avant tout celui d’une lutte politique complexe entre des élites de différentes natures – aristocratiques, économiques, religieuses, militaires, technologiques – dont les actions visent à influencer, ou même contrôler, le développement civilisationnel. D’emblée, la philosophie politique de Dune est toute sauf démocratique ; l’oligarchie, l’aristocratie et la théocratie y sont représentées, tandis que les masses sont politiquement absentes, à l’exception près du jihad – une militance religieuse sans visage qui déferle de pair avec l’établissement d’un régime théocratique. 

En dépit d’un traitement approfondi du religieux, la philosophie politique de Dune comporte un aspect résolument matérialiste, notamment à travers l’importance accordée à la technologie et à l’énergie dans la structure du régime impérial. Par exemple, le spécialiste des religions Lorenzo DiTommaso (1992) a souligné la part de déterminisme technologique impliquée dans ce qu’il appelle à juste titre « l’élitisme héroïque » qui caractérise la réalité politique de Dune. Suite à l’invention du bouclier énergétique personnel, les engagements à distance entre de grandes armées ont été en grande partie délaissés, puisque la rencontre entre un tir au laser et un bouclier énergétique peut produire des explosions d’une ampleur imprévisible, réhabilitant du même coup les armes (de corps à corps) et (les) talents personnels. Ainsi, l’élitisme politique de l’univers de Dune serait, entre autres, le corollaire de conditions technologiques favorables à une « personnalisation de la guerre » (DiTommaso, 1992, p. 313).  D’autant plus que les machines autonomes et l’intelligence artificielle ont été éradiquées lors du jihad butlérien, une croisade opposant les humains aux machines conscientes ayant eu lieu longtemps avant les évènements de Dune et ayant forcé le développement des aptitudes humaines par divers ordres spécialisés. 

Toujours en ce qui concerne la philosophie politique de l’œuvre, Kevin Mulcahy (1996) suggère qu’il est possible d’éclairer Dune par une lecture du Prince de Machiavel (1553), tant le roman s’approcherait d’un examen de ses idées politiques. Selon lui, Herbert tend un piège à ses lecteurs en caricaturant le malice des Harkonnens en contraste avec la dignité des Atréides, favorisant l’identification avec le camp des élites mues par des idéaux. C’est une fois cette identification faite que le piège se referme: Herbert nous révèle progressivement la proximité morale et génétique qui lie en réalité les deux Grandes Maisons. « Les Harkonnens sont, ultimement, des Machiavéliens ratés, des idiots qui pour toute leur vantardise manquent l’essentiel de la doctrine de Machiavel ; les Atréides sont les disciples authentiques de Machiavel – ceux qui sont réellement à craindre » (Mulcahy, 1996, p. 28). L’arc narratif de la saga est ensuite structuré par la realpolitik des Atréides ainsi que ses conséquences sur le développement de l’Empire.

La transfiguration de Paul Atréides en Muad’dib, figure messianique des Fremen

En ce qui concerne le statut de héros de Paul Atréides, celui-ci est l’aboutissement d’une relation entre des élites aristocratiques – la maison des Atréides – et des élites génétiques – l’ordre matriarcal et secret du Bene Gesserit. Tandis que les Atréides exercent un contrôle coercitif direct sur des fiefs planétaires, le Bene Gesserit met en œuvre un projet eugéniste étalé sur plusieurs siècles, duquel Paul est l’aboutissement prématuré : le Kwisatz Haderach, un homme doué de prescience, c’est-à-dire capable de voir l’avenir. 

Ainsi, lorsque l’Empereur Corrino ainsi que la Grande Maison des Harkonnen parviennent à assassiner le duc Leto Atréides, son fils Paul doit se réfugier parmi les Fremen, les nomades du désert. Son titre de noblesse n’y étant d’aucune valeur, cette descente vers une vie rude et précaire implique la mort symbolique de son statut d’élite aristocratique. Toutefois, les facultés de prescience et de mémoire génétique du Kwisatz Haderach font de Paul le héros annoncé par une prophétie issue des superstitions Fremen. Ainsi, Paul Atréides est transfiguré en Muaddib, le héros destiné à rendre la planète désertique habitable. Son incorporation au sein de la mythologie Fremen en tant que figure messianique lui permet de mobiliser une armée indigène redoutable. Parmi celles-ci comptent les commandos de la mort des Fedaykin, une des rares forces capables de rivaliser avec les troupes de choc impériales, les Sardaukar. 

En somme, l’arc héroïque de Paul passe par la déchéance du pouvoir aristocratique et l’ascendance du pouvoir religieux. Dans les termes du sociologue Max Weber, Paul quitte ainsi la domination rationnelle pour une domination charismatique, ici fondée sur la « vertu héroïque » (Weber, 1921) du Kwisatz Haderach. C’est notamment par les conséquences de cette transformation que se manifestent les paradoxes de l’élitisme envisagés par Frank Herbert. En particulier, un passage du livre reflète la critique personnelle de l’auteur au sujet des problèmes entourant la mythification du pouvoir et la politisation du mythe :  

Et, en cet instant, Paul prit conscience de la transformation qui s’était opérée en [son camarage] Stilgar. Le naib Fremen était devenu la créature du Lisan al-Gaib, pleine d’obéissance et d’adoration. Ce n’était plus vraiment là un homme et Paul sentit en lui le premier souffle de vent fantomatique du Jihad. J’ai vu un ami se changer en adorateur, songea-t-il. Il éprouva tout à coup une impression de profonde solitude. Il promena son regard sur la salle et vit à quel point l’attitude des gardes s’était modifiée en sa présence. Ils avaient rectifié leur tenue et se tenaient comme à la parade, se livrant à une sorte de compétition dans l’espoir d’attirer l’attention de MuadDib. MuadDib de qui vient toute bénédiction, pensa-t-il, et c’était bien la pensée la plus amère de sa vie (Herbert, 1965, p. 794-795).

La continuité entre le ton de la citation et le propos tenu par Herbert dans son entretient est évidente. Après l’accession de Paul-MuadDib au trône impérial, la mobilisation militaro-religieuse l’ayant porté au pouvoir déferle ensuite sur l’univers habité, tandis que le système institutionnel de l’empire est supplanté par une bureaucratie théocratique, la Qizarate. Dès le départ, les conséquences de l’oeuvre échappent aux intentions de l’artiste, même lorsque celui-ci est doué de prescience! « Dès le moment où le Jihad l’avait choisi, il s’était senti cerné par les forces de la multitude. Il était contrôlé par leurs buts. Pour le prisonnier dans sa cage qu’il était, l’idée de Libre Arbitre n’était qu’illusion. Sa malédiction était de voir la cage! (Herbert, 1969, p. 188) ». 

Donc, la saga de Dune expose le lecteur aux espoirs, puis aux répercussions et aux désillusions, du messianisme politique : « Le héros épique de Dune est devenu le héros tragique du Messie de Dune » (Fjellman 2019, p. 52). Bien qu’il ait visé à réparer l’injustice commise à sa famille et à régner avec justesse, son régime relance le cycle des dominations et des antagonismes. Hanté par les décisions difficiles qu’il doit prendre pour assurer le futur de l’humanité, Paul quitte à la fin du second tome « la citadelle dans laquelle il était Messie et disparaît dans le désert en tant que prophète aveugle » (Fjellman, 2019), une fin qui n’est pas sans faire écho au sort tragique d’Œdipe dans l’œuvre de Sophocle. 

La philosophie politique de Dune : une critique du « mythe du pouvoir »

Herbert résume ainsi la morale politique de Dune dans une lettre ouverte quelques années après la parution du livre : « Ne concédez pas toutes vos facultés critiques aux gens qui ont le pouvoir […]. D’énormes problèmes surviennent lorsque des erreurs humaines sont commises à la grande échelle accessible au superhéros » (Herbert, 1980). En ce sens, la réflexion philosophique d’Herbert rejoint un ensemble plus large de critiques, notamment issues de l’anthropologie, de la psychologie et de la littérature, concernant le « mythe du pouvoir ». Comme le psychologue Glenn Larner le rappelle, « le problème n’est pas que le pouvoir existe, mais que les gens croient en leur propre pouvoir comme étant la façon principale de se connaître eux-mêmes et le monde. De la même façon, dans Guerre et Paix, Tolstoï condamne la conception héroïque de l’histoire, selon laquelle les grands hommes (comme Napoléon) déterminent le cours des évènements, comme étant un mythe » (Larner, 1995, p. 202 – traduction libre).

Ce thème était d’ailleurs cher à l’un des contemporains d’Herbert, l’anthropologue et écologiste Gregory Bateson, pour qui la croyance dans les vertus du pouvoir est une erreur d’ordre épistémologique: « Mais le mythe du pouvoir est, bien sûr, un mythe très puissant et il est probable que la plupart des gens en ce monde y croient à divers degrés. C’est un mythe qui, si tout le monde y croit, s’autoréalise en quelque sorte. Mais il demeure une lubie épistémologique et mène inévitablement à diverses formes de catastrophes » (Bateson, 1972, p. 486-487 – traduction libre). Non pas que le pouvoir soit lui-même illusoire ou qu’il soit intrinsèquement problématique, mais plutôt que la croyance générale en la « puissance du pouvoir » serait erronée et éthiquement condamnable. C’est cette perspective critique que rejoint Herbert en nous mettant en garde contre la vénération des héros guerriers, des messies religieux et des grands hommes politiques, car cette vénération revient à oublier que le héros est aussi faillible que tout humain ordinaire, disposé aux erreurs de jugements comme aux délires mégalomanes. Le pouvoir est en réalité diffus, relationnel et complexe : or, l’adulation de l’homme d’exception masque cet état de fait. Comme Paul le réalise à l’instant où il voit « un ami se changer en adorateur », la puissance intrinsèque aux liens d’une communauté se dégrade lorsque celle-ci fonde ses espoirs sur l’exceptionnalité du chef plutôt que sur ses propres ressources. Tout au long de la saga de Dune, Herbert nous invite à nous questionner sur la nature complexe du pouvoir ainsi que sur les paradoxes du projet civilisationnel lui-même, qui repose sur la domination tout en servant des fins émancipatrices. 

Notes

  1. Le jihad est le nom donné par Herbert à la mobilisation militaro-religieuse des Fremens, emprunté au vocabulaire de la tradition islamique.

Références

Bateson, Gregory (1972). Steps to an Ecology of Mind, The University of Chicago Press, pp. 486-487.

DiTommaso, Lorenzo (1992). « History and Historical Effect in Frank Herbert’s Dune », Science Fiction Studies, volume 19, novembre, pp. 311-325.

Fjellman, Stephen (2019). « Prescience and Power : ‘‘God Emperor of Dune’’ and the Intellectuals », Science-Fiction Studies, vol. 13, n. 1, 1986, pp. 50-63

Herbert, Frank (1965). Dune, Paris, Éditions Robert Laffont.

Herbert, Frank (1969). Le Messie de Dune, Paris, Éditions Robert Laffont.

Herbert, Frank (1980). « Dune Genesis », OMNI Magazine, consulté en ligne, https://web.archive.org/web/20080616111957/http://www.dunenovels.com/news/genesis.html

Larner, Glenn (1995). « The real as illusion : deconstructing power in family therapy », Journal of Family Therapy, n. 17, pp. 191-217. 

Mulcahy, Kevin (1996). « The Prince on Arrakis; Frank Herbert’s Dialogue with Machiavelli », Extrapolation, vol. 37, n. 1, pp. 22-36.

Weber, Max (1921). La domination légale à direction administrative bureaucratique.

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