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  • Avant-propos

    Philosopher à l’air libre, ou exercices de philosophie pratique –

    Ces pages présentent différents essais pour illustrer, par l’exemple, ce que la philosophie a de pratique. En recourant à des sujets où la philosophie se prononce sur la pratique, ou en tire avantage, les étudiants et professeurs qui participent à ce blogue proposent d’explorer les différents sens de la philosophie pratique et ses applications variées.

    En quoi la philosophie bénéfice-t-elle à la pratique, et en quoi apprend-elle de la pratique, sont les questions qui courent en trame de fond des textes ici réunis. Il est évident qu’ils ne prétendent pas dicter ce qu’est la philosophie pratique, mais nourrir la réflexion des lectrices et des lecteurs qui voudraient tenter d’élaborer leurs propres idées sur le sujet.

    Notre idée est que la pratique de la philosophie ne saurait rester assignée à résidence dans les départements de philosophie, scindée de l’activité solitaire ou commune de réflexion aux enjeux qui animent la société. Philosopher à l’air libre, c’est vouloir être séduit par l’idée que la philosophie est chez elle partout où la pensée s’exprime de manière critique et argumentée. Et comme il arrive parfois de ne trouver de philosophie nulle part ailleurs que dans les bibliothèques et la tête de ceux qui s’y enfouissent, c’est aussi un défi lancé aux philosophes. Sans leçons ni pédanterie, voici donc des exercices de philosophie pratique.

    L’idée n’est évidemment pas nouvelle, et il existe plusieurs autres blogues de la sorte. Hélas, la présence naturelle de la philosophie dans la société n’est pas une idée acquise. Il n’est peut être pas entièrement vain d’ajouter notre humble collaboration à cette vaste entreprise.

    Il reste d’actualité que la philosophie a un rôle social à jouer. Historiquement, la philosophie a trouvé son origine dans une société aux prises avec des questions brûlantes et complexes, dans une discussion riche entre les différentes pratiques intellectuelles (arts et lettres, politique, sciences pures… et appliquées, comme l’économie, la rhétorique, le droit et la médecine). Plus de deux mille ans plus tard, la spécialisation a fait que la pratique professionnelle de la « pensée sur la pensée » s’est développée de manière majoritaire dans les départements de philosophie et les études de doctorat (justement nommées PhD).

    Cette situation a des pours et des contres, et nous n’aurons pas la prétention de régler le débat avec esclandre. Mais il n’est pas vrai que la philosophie universitaire a oublié ses propres origines et qu’elle s’est divorcée du tourbillon des idées que génèrent les questionnements politiques, technologiques, éthiques, scientifiques de notre société. C’est en tous cas le devoir que nous assignons à ce blogue : faire l’exercice de montrer comment la boucle de la pensée a été bouclée et peut encore être bouclée, dans un aller retour fécond entre la pensée aux prises avec les enjeux de société et la réflexion soutenue.

    Nous voyons la philosophie comme une sorte d’antichambre, ou de vase communiquant. Au moyen de la documentation et de la réflexion, il est possible de retracer la présence des questionnements philosophiques hors des murs de la pratique explicite de la philosophie. Il y a de la philosophie de manière plus ou moins explicite dans la culture, les autres sciences et les différents champs d’application de la connaissance en général. Il appartient aux philosophes de veiller à ce que ces liens soient entretenus.

    Les sciences et les différentes pratiques humaines communiquent ensemble sous l’angle des problèmes et des questionnements qu’elles soulèvent et des questions qu’elles apportent. Elles ne disent pas toujours la même chose, mais elles se posent souvent des questions similaires et qui ont parfois des origines communes. La philosophie peut être le lieu où mettre en commun ces questionnements et les réponses possibles.

    Conférenciers, étudiants de tous les niveaux et professeurs, tous les acteurs impliqués dans le parcours des études en philosophie ont en commun la tâche de réfléchir aux applications de la philosophie dans le monde contemporain. Loin de vouloir dénigrer la pratique scolaire et érudite de la philosophie, nous y voyons l’occasion de faire de la philosophie au sens où cette science a marqué l’histoire de l’humanité : la philosophie à l’air libre, c’est celle qui éclaire et interroge la manière dont nous pensons, au jour le jour mais de manière rigoureuse, sans exclure d’office aucune des activités humaines où la pensée s’exprime.

    Par Benoît Castelnérac

    Professeur titulaire au Département de philosophie et d’éthique appliquée 

  • Le dialogue socratique en classe

    Le dialogue socratique en classe

     

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    Par Jessica Geiger

    Poser des questions est une pratique quotidienne dans l’enseignement et surtout dans les cours de philosophie. Pour la plupart des professeurs, c’est même une habitude intuitive. Cependant, il y a une façon particulière de poser des questions qui est particulièrement intéressante : la méthode socratique. Selon certains experts, comme Werner Jäger, il s’agit même du phénomène éducatif le plus puissant de l’histoire de l’Occident (1). 

    L’origine du dialogue socratique 

    Le questionnement socratique que beaucoup de professeurs essayent d’appliquer dans leur cours de philosophie d’aujourd’hui trouve ses origines dans l’Antiquité. C’est au Ve siècle a.v. J.-C., en Grèce antique, que le grand philosophe Socrate a développé cette stratégie particulière de dialoguer avec ses interlocuteurs sur différents sujets, comme le courage, le beau ou la justice. Principalement, il posait à son interlocuteur une première question de forme « Qu’est-ce que X ? » et à partir de la réponse, Socrate continuait son questionnement pour montrer dans quelle mesure il s’agissait d’une réponse insuffisante ou de prémisses contradictoires. Il ne présente pas simplement un savoir, mais en posant des questions, il aide son interlocuteur afin que celui puisse comprendre lui-même les aspects problématiques de sa réponse initiale et pour qu’il puisse développer lui-même une hypothèse plus approfondie. De cette façon, Socrate tente de s’approcher, avec ses interlocuteurs, un peu plus de la vérité. C’est la raison pour laquelle cette stratégie didactique est aussi appelée « la maïeutique ». Tout comme le fait une sage-femme dans sa pratique, Socrate est seulement là pour accompagner ses disciples dans ce processus de recherche à la vérité. Finalement, ce sont eux-mêmes qui « donnent naissance » au savoir.

    Le dialogue socratique comme méthode didactique au 21e siècle

    La méthode socratique est encore connue de nos jours. Pourtant, aujourd’hui, étant donné que les interprétations du Socrate historique varient largement, que sa méthode nous a seulement été transmise en forme écrite à travers les dialogues de Platon et de Xénophon et, enfin, que les circonstances d’enseignement à notre époque sont bien différentes, les approches désignées en anglais par l’appellation « applied Socrates » se distinguent largement entre elles. Cela nous mène à la question suivante : dans quelle mesure est-il possible d’appliquer le questionnement du Socrate historique dans le cours de philosophie d’aujourd’hui en prenant en considération le rôle que le professeur et ses élèves peuvent ou doivent y jouer dans un cadre institutionnel donné ?

    Les défis du dialogue socratique

    Effectivement, comme la majorité des autres moyens didactiques, cette stratégie a certaines limites, quelques-unes étant déjà présentes à l’époque, d’autres ne surgissant qu’en transférant la méthode aux cours de philosophie du 21e siècle. Déjà avant la mise en œuvre du dialogue, le professeur, comme le faisait Socrate, doit par exemple se questionner sur les sujets qui peuvent être traités par cette méthode. Pour un tel choix, le questionneur doit tout à fait prendre en compte la situation de son interlocuteur. Contrairement aux interlocuteurs de Socrate, les étudiants dans le cours de philosophie d’aujourd’hui sont beaucoup plus jeunes. Il est pertinent de se poser la question de savoir pour quelle classe et pour quels élèves la méthode est adéquate. Pour répondre à cette question, le professeur doit bien connaître ses étudiants et leur niveau de connaissance. Effectivement, si les élèves n’ont pas une opinion sur le sujet en question ou peut-être pas le courage de lancer leurs hypothèses, il manque en conséquence le point de départ du dialogue socratique.

    D’un côté le professeur doit donc être préparé à ce cas de figure. Il pourrait par exemple mettre à disposition des textes fondamentaux ou mettre en œuvre sa méthode soit comme activité collaborative avec la classe entière soit sous forme individuelle avec quelques élèves. Le professeur devrait ainsi réfléchir à une stratégie pour que toute la classe puisse profiter de la méthode socratique et pour que ce ne soient pas seulement quelques élèves qui avancent dans leur apprentissage tandis que d’autres, par exemple les plus timides qui n’ont pas participé activement, n’en tirent pas de résultats. De l’autre côté, il n’est pas non plus possible de préparer un cours de style socratique dans tous ses détails. En opposition au cours magistral, ici il y a une interaction constante et, à l’exception de la question initiale, les questions suivantes et les commentaires par le professeur dépendent de l’interaction avec l’interlocuteur. Le professeur écoute attentivement la réponse de ses élèves et ce n’est qu’à la suite qu’il va formuler la prochaine question. Finalement, c’est l’interaction entre le professeur et ses interlocuteurs qui détermine le déroulement du dialogue.

    Ainsi, il est fondamental qu’il y ait toujours une atmosphère collaborative en classe. Autrement dit, le professeur a la responsabilité de trouver un bon équilibre entre le fait d’être un enseignant, d’un côté, et l’égal de ses élèves qui est en quête de la vérité avec eux, de l’autre. Seulement si les étudiants aussi bien que leur professeur trouvent l’atmosphère agréable, le dialogue socratique peut apporter du succès. L’atmosphère collaborative aidera à motiver les étudiants à réfléchir ensemble sur le sujet en question et finalement à augmenter leur participation en classe. Pourtant, il faut préciser : tandis que certains experts valorisent beaucoup l’ironie socratique, c’est-à-dire que le professeur simule une certaine ignorance pour encourager la classe à exprimer son opinion librement, d’autres critiquent fortement cette feinte ignorance. À nouveau, c’est le professeur qui doit décider à titre individuel dans quelle mesure il trouve l’ironie socratique légitime et utile dans son enseignement de la philosophie pour ses élèves.

    Une adaptation moderne et personnelle du dialogue socratique

    Étant données les circonstances au 21e siècle, le dialogue socratique d’aujourd’hui ne correspond pas à la méthode que pratiquait Socrate dans l’Antiquité. En ce sens, la maïeutique, de nos jours, ne cherche pas à restituer le dialogue socratique sous sa forme originelle, mais sert de source d’inspiration à partir de laquelle les professeurs développent leur propre adaptation individuelle.

    Pourtant, tout comme la méthode du Socrate historique, la version moderne contribue aussi à la formation des jeunes. En posant des questions et en développant une sorte de dialogue socratique, les étudiants apprennent à écouter attentivement leurs pairs, à réfléchir sur des sujets significatifs, à défendre leur point de vue, ou à l’adapter si nécessaire. Le point fort est effectivement que la maïeutique comme stratégie didactique met l’accent sur l’apprentissage, c’est-à-dire sur le processus au lieu du résultat. Cela permet aux jeunes de sortir d’un cadre figé et de découvrir de nouvelles perspectives qu’ils n’avaient peut-être pas prises en considération auparavant dans leur réflexion. En philosophant dans le style socratique, ils forgent leur raison et traversent un processus de transformation. Contrairement au cours magistral, les élèves deviennent donc actifs dans le processus d’apprentissage, ce qui fait en sorte que l’enseignement est beaucoup plus efficace. Si ce que les professeurs comprennent par « méthode socratique » sert à préparer les adolescents à être des citoyens responsables, indépendants et capables de prendre par eux-mêmes des décisions raisonnables, je la considère tout à fait légitime. En ce sens, elle est même particulièrement importante au 21e siècle dans une société démocratique fondée sur le jugement éclairé des citoyens.

    Conclusion

    Pour conclure, les professeurs qui appliquent la maïeutique dans leurs cours de philosophie devraient simplement être conscients de deux aspects. Premièrement, il ne s’agit que d’une adaptation du « véritable » dialogue socratique et, comme la majorité des autres moyens didactiques, cette stratégie rencontre elle aussi certains obstacles à sa réalisation. Par conséquent, je propose de mettre en œuvre le dialogue socratique pour enrichir les autres outils didactiques dans les cours de philosophie. Au lieu de structurer chaque cours d’après le modèle socratique, j’estime qu’il est plus sensé de l’employer pour compléter les limites des autres stratégies didactiques. De cette façon, les cours de philosophie seront plus variés et plus intéressants pour les étudiants, aussi bien que pour le professeur. Ensemble, ils auront toujours quelque chose de nouveau à découvrir dans le vaste champ des questions philosophiques.

    Notes

    1. Jäger cité par Kanakis, Ioannis, « Die Sokratische Lehrstrategie Und ihre Relevanz für die heutige Didaktik. » International Review of Education, vol. 43, no 2-3, 1997, p. 226.
  • Le droit ancestral et le piège de la politique de la reconnaissance au Canada

    Le droit ancestral et le piège de la politique de la reconnaissance au Canada

    Ryan Remiorz, Un homme brandit des symboles autochtones lors d’une marche pour marquer la première Journée nationale de la vérité et de la réconciliation, photographie de La Presse, Radio-Canada, 30 septembre 2022.

    Par Alec O’Reilly

    Partie I – Introduction

    Dans ce texte, divisé en deux parties, je vous propose une analyse critique de la notion de droit ancestral et de la politique de la reconnaissance au Canada. En tant que personne non-autochtone, qui s’intéresse à une problématique des « autres », en l’occurrence les Premiers Peuples du Canada, il me semble impératif de vous présenter le contexte de production de cette réflexion. C’est une façon pour moi de rester transparent dans mes intentions intellectuelles et de marquer à la fois mon extériorité et mon lien d’intériorité avec le sujet de cette recherche.

    Ainsi, dans le cadre d’un stage d’initiation à la recherche au premier cycle en partenariat avec le Bureau du Ndakina, je me suis intéressé au rôle identitaire que peut jouer la chasse pour les membres de la Nation W8banaki (1), et plus largement pour les Premières Nations du Canada. Pendant cette période, j’ai rencontré quelques membres de la Nation, dont le gardien du Ndakina (2), qui s’assure notamment de surveiller et protéger le territoire dans l’objectif d’éduquer, de sensibiliser, mais aussi de « veiller au respect des habitats et des sources de nourriture traditionnelle » (3). Plus concrètement, j’ai compilé, analysé et produit des cartes sur la base de données de chasse relative à une entente que la Nation a signée avec le gouvernement du Québec en 1999 pour encadrer les pratiques de chasse, de pêche et piégeage de ses membres, en fonction de ses intérêts et de la législation québécoise. 

    En lisant sur les conditions d’accessibilité au territoire et à ses ressources dans un contexte de chasse, de pêche et de guérison autochtone au Canada, j’ai réalisé que ces pratiques étaient souvent en danger pour des raisons écologiques, de partage des ressources et de « cohabitation » avec les chasseurs allochtones. J’ai aussi appris, en m’entretenant avec le gardien du Ndakina, que la possibilité de chasser, de pêcher et de trapper, d’une certaine façon et sur certains lieux, constitue bien souvent pour les membres des communautés autochtones une façon de vivre et de perpétuer la manière de faire de leurs ancêtres tout en se guérissant des maux d’un passé colonial. 

    Marie-Laure Josselin, Innomée, photographie, 31 octobre 2022.

    Cependant, pour toutes sortes de raisons, le Canada est traversé de conflits entre les chasseurs Autochtones et allochtones. Ces conflits (4) concernent surtout l’accès aux terrains et à leurs ressources. Donc, presque chaque saison de chasse et pêche, des frictions entre les communautés éclatent et renvoient à des conflits d’interprétation concernant les droits ancestraux qui sont censés protéger les coutumes autochtones du pays. Pour les membres de la Nation W8banaki, cela se traduit souvent par des accusations de braconnage menant à des enquêtes infondées dû à un manque de sensibilisation concernant leurs droits de chasse.  

    Sur le plan conceptuel, le droit ancestral, qui repose comme nous le verrons sur la notion de reconnaissance, se retrouve alors au cœur de l’enjeu que j’ai effleuré lors de mon stage qui concerne la pérennisation des pratiques de chasse et de pêche pour la Nation W8banaki et, plus largement, pour les peuples autochtones du Canada. La question qui nous occupera ici peut ainsi se formuler de la façon suivante :

    À l’aune des nombreux conflits de chasse et de pêche entre personnes autochtones et allochtones au Canada, le droit ancestral permet-il de reconnaître et de protéger les particularités culturelles de ces coutumes pour les Premières Nations ? Inversement, le droit ancestral reproduit-il plutôt les configurations d’un pouvoir colonial ? 

    Pour répondre à cette question, j’aborderai d’abord la définition du droit ancestral au Canada. Puis, j’analyserai la finalité des droits ancestraux selon la Cour Suprême du Canada. Pour conclure, j’aborderai la thèse du politologue de la Nation dénée, Glen Sean Coulthard, selon lequel la politique de la reconnaissance, que mettent en branle les droits ancestraux et la conception libérale de la notion de reconnaissance, « reproduit inévitablement les configurations du pouvoir colonialiste, raciste et patriarcal » (5). 

    Papvik, Glen, Queue de baleine, œuvre, 2022, (DRAC).

     

    Le droit ancestral au Canada

    Pour commencer, qu’est-ce que le droit ancestral au Canada ? Il y a trois éléments principaux dans la définition étatique de ce type de droit : 

    D’abord (A), le droit ancestral, ou le droit autochtone, concerne les caractéristiques qui rendent les sociétés autochtones distinctes de la majorité canadienne. 

    Ensuite (B), c’est un droit qui puise sa raison d’être dans la présence antérieures des sociétés autochtones sur le territoire canadien. 

    Finalement (C), c’est un droit qui est pluriel ; les droits ancestraux varient en fonction des cultures, de leurs rapports au territoire et de leurs rapports historiques avec le reste de la société canadienne (6). 

    Quant à moi, nous avons déjà matière à critiquer. En effet, le premier élément (A) de cette définition renvoie à un regard essentialisant du rôle des coutumes dans la constitution des différentes identités autochtones. Être Autochtone se résume ici à avoir des façons de faire essentiellement différentes – et facilement identifiables – de celles de la société canadienne. Ce n’est pas tout : le deuxième élément (B) reconduit quant à lui à l’aspect subtilement colonialiste de la politique de la reconnaissance : c’est-à-dire le fait de reconnaître la présence antérieure des communautés autochtones tout en affirmant de façon contradictoire la souveraineté de la société canadienne sur leurs territoires (7). C’est sur cette contradiction que j’aimerais m’arrêter pour élaborer ma critique. 

    La finalité du droit ancestral 

    Selon Ghilain Otis, un spécialiste à l’Université d’Ottawa sur le pluralisme juridique et les droits des peuples autochtones, « la Cour suprême conçoit les droits ancestraux comme le moyen de préserver les “caractéristiques déterminantes qui font partie intégrante des sociétés autochtones distinctives” » (8). Pour la Cour suprême du Canada, les droits ancestraux sont « premièrement, le moyen par lequel la Constitution reconnaît le fait qu’avant l’arrivée des Européens en Amérique du Nord le territoire était déjà occupé par des sociétés autochtones distinctives, et, deuxièmement, le moyen de concilier cette occupation antérieure avec l’affirmation par Sa Majesté de sa souveraineté sur le territoire canadien » (9). Historiquement, cet objectif politico-juridique de reconnaissance que remplit le droit ancestral a été défini par la Cour Suprême lors du jugement Van der Peet. 

    Dans ce jugement de 1996, la Cour rejeta le pourvoi de Dorothy Van der Peet, une femme stó:lō de Colombie‑Britannique qui contestait une accusation de pêche commerciale illégale au nom de son droit ancestral. En refusant le droit de cette femme stó:lō, le jury fixa comme critère d’éligibilité à un droit ancestral le fait d’être une partie intégrante de la culture qui revendique le droit en question (10). Dans cette situation, le jury refusa le droit de Dorothy Van der Peet en affirmant qu’il n’avait pas de preuve que la culture stó:lō pratiquait la pêche commerciale avant le premier contact avec la culture européenne et que les échanges de poissons n’étaient qu’un aspect accessoire de la pêche pratiquée à des fins alimentaires (11). 

    En bref, pour qu’une coutume soit éligible à un droit ancestral, il faut, depuis le jugement Van der Peet, démontrer que ladite coutume fait partie intégrante de la culture en question depuis le premier contact avec une culture européenne. Ce que n’aurait pas réussi à faire Dorothy Van Der Peet. Plus encore, il faut que la coutume soit compatible avec l’organisation juridique canadienne et les normes déjà mises en place (12).  

    Anonyme, Supreme Court, photographie, Alliance de la Fonction publique du Canada.

     

    Distinction entre source formelle et source matérielle d’un droit

    Il découle de cette analyse que les coutumes ancestrales autochtones n’ont pas un véritable poids normatif au Canada. Dans le droit ancestral, « l’organisation juridique et institutionnelle du Canada » est établie comme étant la véritable source formelle, le « point zéro » juridique des droits ancestraux, qui décide quand le droit revendiqué concorde avec le droit étatique ou non. Le « point de vue Autochtone exprimé », lui, n’est que la source matérielle du droit en question, car il faut quand même rattacher le droit revendiqué, qui n’est pas non plus arbitraire, à une coutume déjà existante. 

    La distinction entre la source formelle et la source matérielle d’un droit, que nous venons d’effleurer, renvoie à leur rôle dans l’élaboration d’une norme : la source formelle, en l’occurrence la jurisprudence canadienne, est ce qui confère le caractère contraignant à la norme ; la source matérielle, en l’occurrence les coutumes des peuples autochtones reconnues comme étant ancestrales, est ce qui influence la création et l’application du droit (13).

    Suivant cette distinction conceptuelle, les coutumes autochtones n’ont pas véritablement de poids normatif au Canada, car elles ne sont pas les sources formelles des droits ancestraux. Il apparait donc à ce stade que la finalité du droit ancestral, dans la perspective de la Cour Suprême, est ancrée dans une dynamique culturaliste et paternaliste qui traite les sociétés autochtones comme des segments monolithiques de l’État canadien ; des segments non pas autonomes et indépendants, mais conquis, sous tutelle d’une jurisprudence qui cherche à les préserver (14). 

    Sur le plan philosophique, la finalité du droit ancestral – reconnaître l’antériorité des sociétés autochtones par la jurisprudence canadienne – renvoie à la question de la légitimité d’une reconnaissance octroyée à des peuples autochtones (en tant que peuples distincts) par l’État canadien : la politique de reconnaissance, que l’on trouve à la racine du droit ancestral canadien, est-elle à même de garantir l’émancipation des peuples autochtones ? C’est cette problématique qui nous occupera dans la deuxième partie de ce texte. 

    Partie II – Contre la politique de la reconnaissance 

    La politique de la reconnaissance est brillamment déconstruite par l’œuvre critique Peau rouge, masques blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance (2014) de Glen Coulthard. Cet ouvrage problématise le bien-fondé de la reconnaissance qu’octroie l’État canadien aux sociétés autochtones. Je voudrais maintenant montrer que le droit ancestral canadien n’échappe pas à cette critique (voir partie I).  

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    La Presse canadienne, Prime Minister Pierre Trudeau speaks during a dramatic meeting with the entire federal cabinet and a delegation of about 200 First Nations leaders on Parliament Hill in Ottawa in 1970, 1970.

    Selon Coulthard, le rapport entre la société canadienne et les sociétés autochtones a connu un changement de paradigme à partir des années 1960-1970. Il affirme que « l’essor du nationalisme anticolonial autochtone des années 1970 au Canada […] a forcé l’État canadien à passer d’une domination affirmée à une structure oppressive qui se reproduit à l’aide d’institutions qui mettent l’accent sur la reconnaissance et l’accommodation des autochtones » (15). Bien que plus implicite dans sa domination politique, Coulthard juge que ce nouveau paradigme libéral de la reconnaissance reproduit inévitablement les configurations d’un pouvoir colonial (16). 

    Définition de travail et contexte philosophique 

    Notons ici que, par pouvoir colonial, on peut entendre la conséquence politique du colonialisme lui-même. Et le colonialisme consiste globalement en la domination d’un peuple/d’une culture par une autre, même si, selon l’historien Jürgen Osterhammel, cette conception mérite d’être bonifiée. Selon Osterhammel : A) dans le colonialisme, il y a un rapport dans lequel un peuple est dépossédé par un autre de son développement historique ; B) il y a une différenciation marquée entre colonisateurs et colonisés dans les buts de les maintenir étrangers ; C) et il y a une formation idéologique où le colonisateur se conçoit comme supérieur et détenteur du fardeau de la responsabilité (17).

    Anonyme, Affiche pour l’exposition coloniale à Paris.

    Pour revenir à Peau rouge, masques blancs et situer l’œuvre dans un contexte philosophique, la thèse de Coulthard, qui s’inspire des écrits de Frantz Fanon, s’oppose à celle du philosophe canadien Charles Taylor, pour qui la politique de la reconnaissance est nécessaire à l’émancipation humaine. La thèse que défend Taylor provient quant à elle de la conception de l’identité du philosophe de l’idéalisme allemand, Georg W. F. Hegel.

    Hegel, Taylor et la conception mutualiste de l’identité 

    Sur le plan philosophique, Hegel est un auteur qu’on retrouve à la source de la conception mutualiste de l’identité et chez qui la reconnaissance est érigée comme condition de l’émancipation humaine. En effet, Hegel fut l’un des premiers philosophes européens à affirmer que la certitude de soi n’est atteignable que par la reconnaissance d’autrui. Il écrit entre autres dans la Phénoménologie de l’Esprit que « La conscience de soi ne parvient à sa satisfaction que dans une autre conscience de soi » (18). Avec l’idée de la reconnaissance comme faisant intrinsèquement partie du développement de soi, Hegel a ainsi opposé une conception mutualiste de l’identité au cartésianisme de René Descartes, pour qui la certitude du sujet est atteignable seule, dans le doute et sans l’idée de Dieu. 

    Deux siècles après Hegel, Taylor reconduit la logique mutualiste de l’identité pour réfléchir au bien-fondé du multiculturalisme canadien. Pour Taylor comme pour Hegel, l’identité ne peut se développer isolément ; elle est plutôt le résultat d’actes de reconnaissances mutuelles et elle est nécessaire pour l’émancipation de la vie humaine. Cette dernière peut donc se voir changée au gré des différents processus de reconnaissance. En ce sens, dans un État multiculturel comme le Canada, l’identité de groupes minoritaires peut malheureusement être déformée si le processus de reconnaissance avec la majorité est asymétrique ou n’aboutit pas (19). Dans cette perspective, qui place la reconnaissance entre peuples au cœur de la formation de l’identité collective, une reconnaissance erronée serait une forme d’oppression en tant qu’atteinte à l’émancipation d’autrui. Cette conception pousse Taylor à affirmer que l’État canadien doit accommoder les singularités culturelles des minorités (comme le Québec et les peuples autochtones) afin de les reconnaître – sans quoi il nuirait à la formation de leurs identités (20).

    Dans la logique mutualiste de Taylor, emprunté à Hegel, le droit ancestral est alors un bon moyen pour préserver les coutumes des communautés autochtones, puisque les droits ancestraux feraient acte de reconnaissance et accommoderaient les singularités culturelles des peuples autochtones. Or, j’aimerais proposer avec Coulthard en quoi cette conclusion est erronée et en quoi, autant la politique de la reconnaissance que les droits ancestraux sont complices d’un pouvoir colonial.

    Les trois problèmes de la politique de la reconnaissance selon Coulthard et Fanon 

    Dans son livre, Peu rouge, masques blancs, Coulthard élabore une critique en trois moments de la politique de la reconnaissance à partir de l’ouvrage Peau noir, masques blancs du psychiatre et philosophe anticolonial Frantz Fanon. 

    En premier lieu, Coulthard avance que la politique de la reconnaissance, telle que défendue par Taylor, ne conteste pas la double réalité (structurelle et cognitive) du colonialisme. Donc, selon l’auteur, qui se base sur la conception du colonialisme qu’avait Fanon, au mieux, la politique de la reconnaissance que défend Taylor ne s’attaque qu’à l’une des deux dimensions de l’oppression coloniale : la dimension cognitive. Coulthard rappelle ainsi que la reconnaissance ne suffit pas, il faut aussi la redistribution. Dans le cas des droits ancestraux, cela passerait par une distribution des sources formelles du droit en dehors du cadre étatique canadien, par exemple.

    En second lieu, la politique de la reconnaissance suppose que l’émancipation des communautés autochtones dépend de la reconnaissance culturelle et d’accommodations institutionnelles qui ne remettent pas en question la structure de l’État colonial. Comme nous l’avons vu, la reconnaissance des droits ancestraux passe par le système législatif de la majorité allochtone canadienne, et non par les conceptions normatives qu’ont les différents peuples autochtones de leurs propres coutumes. Cela suppose que les membres des Premières Nations, en tant que minorités culturelles au sein du Canada, dépendent nécessairement de ces institutions pour que la légitimité de leurs coutumes soit reconnue, ce qui renvoie à une forme de colonialisme en tant que la légitimité des coutumes d’un peuple doit passer par l’approbation des institutions d’un autre peuple (voir définition ci-haut). 

    En dernier lieu, Coulthard et Fanon remettent en question l’idée développée par Hegel et reprise par Taylor de la mutualité des reconnaissances comme condition de l’émancipation humaine, appliqué au cas du colonialisme. Tous les deux attestent le fait que les États coloniaux ne dépendent pas réellement de la reconnaissance des personnes colonisées. À ce titre, Fanon écrit dans Peau noir, masques blancs : « chez Hegel il y a réciprocité, ici le maître se moque de la conscience de l’esclave. Il ne réclame pas la reconnaissance de ce dernier, mais son travail » (21).

    En somme, c’est sur la base de ces trois problèmes que Coulthard rejette la politique de la reconnaissance pour le bien de l’émancipation des identités autochtones au pays et l’accuse de contribuer à la formation d’un pouvoir colonial.

    Conclusion 

    Pour conclure et esquisser les premiers traits d’un le parallèle entre mon analyse du droit ancestral et la critique de la politique de la reconnaissance de Coulthard, je dirais que, selon moi, le fait que le droit ancestral puise uniquement dans la jurisprudence canadienne pour élaborer le contenu normatif des droits ancestraux le rend éligible à cette critique.

    D’abord, le droit ancestral ne remet pas en question l’oppression structurelle que peuvent vivre les membres des communautés autochtones. Cela est entre autres démontré par le fait que le fardeau de la preuve d’un droit ancestral repose sur le dos des Premières Nations, qui doivent constamment faire appel aux tribunaux pour défendre leurs droits ; une fatigue entre autres exprimée lors de mon entretien avec le gardien du Ndakina.

    Ensuite, comme nous l’avons vu, le droit ancestral élide toute présence de système de droit autochtone dans la source formelle des droits ancestraux, en rendant la Cour suprême seule garante de ce qui est compatible avec l’organisation juridique et institutionnelle du Canada. 

    Finalement, le droit ancestral repose sur une non-réciprocité de la reconnaissance, en ce que, encore une fois, aucun système juridique autochtone préexistant n’est consulté dans l’élaboration des normes. 

    J’en conclus humblement, mais de manière critique, que le droit ancestral au Canada contribue à la politique colonialiste de la reconnaissance, et que ce dernier, en tant qu’outil qui permet de trancher les litiges à la faveur des intérêts de l’État canadien, n’est pas pleinement efficace pour préserver les particularités culturelles des coutumes de chasse et de pêche des Premières Nations du Canada qui, pour le rappeler, subissent beaucoup de pression et menacent parfois de s’éteindre.

    Notes

    1. Le symbole « 8 » en abénakis se prononce, pour les francophones, comme la contraction des sons « on » et « an ». 
    2. « Ndakina » veut dire « notre territoire » en Abénakis et dénote le territoire ancestral de la Nation W8banaki. Pour voir une carte de ce territoire, produite par le Grand Conseil de la Nation Waban-Aki, consultez le site suivant : https://gcnwa.com/bureau-du-ndakina/#documentation.
    3. « Bureau du Ndakina », Grand Conseil de la Nation Waban-Aki, consulté le 20 mars 2023, https://gcnwa.com/bureau-du-ndakina/. 
    4. Pour quelques exemples récents de conflits de chasse et de pêche, consultez les articles suivants : Alexis Riopel, « Des orignaux au cœur d’un conflit entre chasseurs et Anichinabés », Le Devoir, (septembre 2020), https://www.ledevoir.com/environnement/586697/parc-la-verendrye-des-panaches-au-coeur-d-un-conflit. ; Danielle Edwards, « Les pêcheurs mi’kmaq ne nuisent pas aux stocks de homard, selon une experte », L’actualité, (Septembre 2020), https://lactualite.com/actualites/les-pecheurs-mikmaq-ne-nuisent-pas-aux-stocks-de-homard-selon-une-experte/. ; Marie-Laure Josselin, « Le gros gibier de la discorde », Radio-Canada, (octobre 2022), https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/4751/chasse-orignal-intimidation-atikamekw-droits. 
    5. Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance (Montréal : Lux, 2018), 17. 
    6. « Les droits ancestraux », Gouvernement du Canada, modifié le 15 septembre 2010, https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1100100028605/1551194878345.
    7. Je mets le pronom possessif « leurs » en italique pour marquer l’absence de conception forte de propriété de la terre au sein des cosmologies autochtones.  
    8. Ghislain Othis, « Les sources des droits ancestraux des peuples autochtones », Les Cahiers de droit, 40, no. 3 (1999): 603. https://doi.org/10.7202/043562ar.
    9. Ibid, 602-3. 
    10. R. v. Van der Peet, [1996] 2 S.C.R. 507. https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1407/index.do.
    11. Ibid. 
    12. Ibid. 
    13. Ghislain Othis, « Les sources des droits ancestraux des peuples autochtones », Les Cahiers de droit 40, no 3 (1999): 599. https://doi.org/10.7202/043562ar. 
    14. Dans un article sur la gouvernance des Premières Nations au Canada, Kiera Ladner et Michael Orsini, on retrouve cette remarque de paternalisme de l’État dirigée contre l’ensemble des rapports politiques entre ce dernier et les sociétés autochtones : « tant que sera maintenue la Loi sur les Indiens, les rapports paternalistes et hiérarchiques entre le gouvernement fédéral et les gouvernements “subalternes” que sont les conseils de bande demeureront. » ; Kiera Ladner et Michael Orsini, « De l’”infériorité négociée” à l’”inutilité de négocier” : la Loi sur la gouvernance des Premières Nations et le maintien de la politique coloniale », Politique et Sociétés 23, no 1 (2004): 73. https://doi.org/10.7202/009507a.
    15. Coulthard, op. cit., 22.
    16. Ibid, 22.
    17. Jürgen Osterhammel, « ‘’Colonialisme’’ et ‘’Empires coloniaux’’ », Labyrinthe, publié le 28 août 2010, mis en ligne le 27 juillet 2012, http://journals.openedition.org/labyrinthe/4083 ; DOI : 10.4000/labyrinthe.4083.
    18. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit (Saint-Amand-Montrond : Aubier, 1991), 149.
    19. Coulthard, op. cit., 59.
    20. Ibid, 61.
    21. Frantz Fanon, Peau noir, masques blancs (Lonrai : Éditions du Seuil, 2015), 2013. 

    Références

  • L’écofascisme : un problème politique pour l’écologie

    L’écofascisme : un problème politique pour l’écologie

    Photo par Janssen, V.M.A. (2019). Tirée de Pexels.

    Par Alec O’Reilly

    À l’aune de la crise climatique, le risque de l’écofascisme est-il réel ? C’est peut-être une drôle de question, prise hors de son contexte ; mais il s’agit pourtant d’une préoccupation grandissante au sein de la littérature concernant la montée de l’extrême droite et les approches de gouvernances écologiques. Dans le cours Laboratoire de recherche, je me suis intéressé à la menace que peut représenter le contenu idéologique des tueries de Christchurch et El Paso pour le développement historique de l’écologie. Ma compréhension de l’écologie pour ce travail se limite à sa définition éthico-politique, c’est-à-dire une doctrine visant un meilleur équilibre entre les personnes, les sociétés humaines et ce qui les environne. Ma question de recherche, quant à elle, concerne la potentialité de l’écofascisme sur la scène politique future. Autrement dit, je me suis demandé s’il est possible, dans un futur peut-être pas si lointain, que le fascisme guide nos politiques en matière de lutte contre la crise climatique. Y a-t-il un risque que l’écofascisme quitte le contexte du terrorisme pour s’instaurer comme stratégie rationnelle d’action « écologiste » ?

    Au-delà de l’écofascisme

    Mon analyse commence inévitablement avec la notion d’écofascisme. Malgré un certain consensus sur cette notion, qui asserte l’écofascisme comme l’idée d’un régime écoautoritaire en vue de contrer la crise climatique, j’ai remarqué que l’usage du concept d’écofascisme varie considérablement. Par exemple, alors que plusieurs articles en ligne1 utilisent le terme d’« écofascisme » en référant aux attentats de 2019, le jeune politologue Morgan Margulies réfère plutôt au terme « éco-nationalisme » (eco-nationalism) — un concept qui dénote la tendance qu’ont certains buts des mouvements nationalistes à coïncider avec les buts des mouvements environnementalistes (2021, p. 23) — en parlant de la tuerie d’El Paso. D’un autre avis, le sociologue Balsa Lubarda avance que l’écofascisme est parfois confondu avec d’autres types d’écologie (comme le néopaganisme de droite) et rappel que les sentiments nationalistes des mouvements d’extrême droite — écologistes ou non —n’impliquent pas nécessairement une eschatologie fasciste (Lubarda, 2020, p. 1).

    Cela dit, l’incertitude qui plane sur la reconnaissance de l’écofascisme au sein des mouvements d’écologies d’extrême droite vient principalement du contexte discursif particulier duquel émergent les groupuscules écofascistes2. En effet, l’écofascisme est le fruit d’une forme de radicalisation qui s’effectue majoritairement sur des forums en ligne. Et cette radicalisation, d’un point de vue théorique, peut s’expliquer par ce que Kyler Ong nomme la convergence idéologique ; c’est-à-dire une forme de bricolage3 symbolique insoucieux de la cohérence entre les éléments du discours produit (Ong, 2020, p. 2). Ainsi, selon Ong, le « bricolage » des groupes et personnes d’extrêmes droites vient justifier et expliquer la sélection de certaines cibles pour leurs actes de violence. Par conséquent, suivant Ong, la « culture complotiste » de certains groupes d’internautes ne serait pas qu’anecdotique dans la formation des discours écofascistes des attentats de Christchurch et El Paso. Autrement dit, le discours moderne de l’écofascisme n’apparait pas comme le fruit d’une doctrine rationnellement approfondie, mais plutôt comme l’effet d’une radicalisation effectuée majoritairement en ligne.

    Cette première analyse mène à conclure qu’il est excessivement difficile de circonscrire le danger que représente l’écofascisme pour l’écologie. En effet, puisqu’on ne comprend pas bien, d’un point de vue théorique, les liens idéologiques qu’orchestrent les personnes et les groupes d’internautes entre le fascisme et l’écologie, il est difficile de spéculer et sur l’essence de l’écofascisme et sur ses retombés sociopolitiques futures.

    Photo de Spiske, M. (2019). Tirée de Pexels.


    « É
    co » « Fascisme » ; deux entités distinctes ?

    Pour enquêter, au-delà de la notion floue d’« écofascisme », sur le rapport entre l’écologie et le fascisme, j’ai investigué la façon dont ils se sont historiquement mélangés. Dans une recherche sur les principes historiques de l’écofascisme, je me suis intéressé au philosophe allemand Peter Staudenmaier qui soutient que la tradition romantique serait à l’origine de la synthèse entre le nationalisme et l’écologisme (Staudenmaier, 1995, p. 6). Staudenmaier, mais aussi Paul Guillibert, affirme que l’écofascisme allemand a connu son apogée au sein du mouvement nazi völkisch, dont le slogan — hautement significatif — était Blut und Boden (le Sang et le Sol). En s’appuyant sur le raisonnement de ces philosophes, les deux principes au cœur de la première — et de la plus importante — occurrence historique de l’écofascisme seraient le holisme des lois de la nature et l’eugénisme. Mais la co-présence de ces deux principes, au sein du mouvement völkisch, était-elle contingente ou nécessaire ? Une conception holistique de la nature implique-t-elle nécessairement la tenue de préjugés eugénistes ?

    Bien entendu, cette question n’a de sens qu’en relation avec le fait que plusieurs éthiques de l’environnement partagent avec l’écofascisme la mise en valeur d’une conception holistique des lois de la nature. Donc, si le lien entre le holisme philosophique et l’eugénisme est nécessaire, il semble inévitable de reconnaitre un potentiel de fascisme au sein de plusieurs éthiques de l’environnement. En ce sens, on reconnait généralement que les deux paradigmes éthiques « susceptibles » de mener à l’écofascisme sont l’écocentrisme et l’écologie profonde, car se sont des paradigmes de pensées écocentrés, c’est-à-dire où la valeur morale émane des ensembles écosystémiques (et pas que des personnes humaines). Or, je pense que cette inquiétude est infondée.

    Prenons le cas du paradigme éconcetriste de l’éthique de la terre (qui partage plusieurs airs de famille avec l’écologie profonde). Principalement défendue par les philosophes américains Aldo Leopold et John Baird Callicott, cette éthique repose sur une conception holistique de la nature et de nos devoirs envers celle-ci. Cela dit, c’est probablement son seul lien de contigüité avec le fascisme et l’écofascisme. D’abord, Callicott attribue une valeur intrinsèque à la diversité culturelle. Ce dernier écrit que « La diversité culturelle est à lespèce humaine ce que la diversité des espèces est à l’ensemble du vivant. » (Callicott, 2020, p. 303-306). Ensuite, dans un autre texte, Callicott soutient qu’une conception holistique de l’éthique n’éradique pas nos devoirs moraux envers les êtres humains et que ceux-ci doivent primer en cas de conflit avec les devoirs vis-à-vis la nature (Callicott, 2020, p. 189). Nous sommes donc bien loin de l’esprit du Blut und Boden qui venait justifier la conquête pour le salut (culturelle et écologique) de la nation allemande (Staudenmaier, 1995, p. 6). Force est d’admettre que le lien entre une vision holistique de la nature et la présence de préjugés eugénistes n’est absolument pas nécessaire et que c’est entre autres ce qui distingue l’écofascisme historique des éthiques de l’environnement (qui ne maintiennent pas ce lien).

    Photo de Snyman, K. (2021). Tirée de Pixabay.


    Le risque de l’écofascisme

    Mais si le risque de l’écofascisme ne se trouve pas au niveau de l’éthique (en tant que « dérive morale » de l’écologie), il en va tout autrement au niveau politique du problème. Qu’arrivera-t-il, d’un point de vue politique, en 2050, si l’on dépasse les 2oC ? Serons-nous aussi patients si un grand pays abandonne ses engagements climatiques comme l’ont fait les États-Unis de Trump ? Les groupuscules d’internautes d’extrême droite se contenteront-ils de commentaires haineux face aux inondations, aux sécheresses et aux pénuries alimentaires ? Puisque la vulgarisation scientifique ne semble pas apte à motiver d’elle seule des changements écologiques radicaux, et dans la mesure où l’urgence climatique se fera de plus en plus sentir, il me semble que la question d’une justice climatique qui en appelle à un régime éco-autoritaire se pose sérieusement.

    Le problème philosophique qui ressort des attentats de 2019 mentionnés en introduction est, selon moi, ce qu’Hannah Arendt nomme le problème de l’absolu. En quelques mots, le problème de l’absolu concerne la fondation d’un pouvoir nouveau ; or le totalitarisme (parmi lesquels se retrouve le fascisme) se distinguerait, selon Arendt, par l’instauration d’une loi de mouvement, c’est-à-dire une loi considérée comme nécessaire, qui ne ferait qu’enclencher le « cours naturel » des choses. Ainsi, le totalitarisme serait la suppression de la validité limitée de la loi, car il instaure des lois positives pour établir le droit naturel, ou la loi du mouvement, bref la loi comme absolu (Arendt, 2018, p. 22-3).

    Malheureusement, j’ai remarqué que le principe moteur de certaines politiques écologiques et d’actes militants de mouvements d’écologie radicale avait tout l’apparence d’un absolu : celui de l’urgence climatique qui vient justifier pratiquement n’importe quel acte pour enclencher la transition écologique4. Et c’est ici que s’immisce le réel danger de l’écofascisme. Mon hypothèse est qu’une prise d’action ou un discours écologiste qui repose sur une logique en appelant à des absolus peut entériner une dérive écofasciste. Autrement dit, plus la « loi de l’urgence climatique » — cette même « loi » qui aura guidé le raisonnement des tueurs de Christchurch et El Paso — deviendra un absolu pour les actrices et les acteurs politiques de l’écologie, plus le danger de l’écofascisme deviendra tangible.

    ***

    En tant qu’écologiste, la finalité de mon travail n’est certainement pas de nier l’urgence qui s’impose à nous en matière d’action climatique. Pour être sérieuse, l’écologie n’a plus le choix de reconnaitre l’urgence d’agir — elle n’a plus le temps de débattre cette évidence scientifiquement attestée. La question qui guide ma conclusion concerne donc les conditions dans lesquelles peut se formuler l’urgence climatique. Devant le risque grandissant d’une réponse totalitaire et fasciste aux enjeux climatiques, devant le problème de l’écofascisme, devant le fait que l’usage politique d’absolus n’aidera en rien à diminuer la montée du nationalisme ethnique et ses soubresauts dans l’écologie, comment peut-on user de la dystopie et du sentiment d’urgence pour faire avancer la cause écologique ?

    Pour les personnes assoiffées de justice sociale, une piste intéressante se retrouve du côté de l’écologie sociale. Lécologie sociale, fondée par Murray Bookchin, stipule qu’il faut combattre la domination entre les humains pour s’attaquer efficacement à la domination de l’humanité sur la nature. En ce sens, l’écologie sociale défend une écologie politisée, à l’inverse de mouvements écolos comme « les verts », qui prônent plutôt une politique « ni de droite ni de gauche ». L’appel à la précaution de l’écologie sociale envers les autres formes d’écologisme, que je ne fais que rapporter, est donc le suivant : une écologie qui s’oriente seule, sans un une théorie sociale critique (c’est-à-dire, consciente des dynamiques d’oppressions) peut dangereusement établir les fondations de réponses fascistes à la crise climatique (Staudenmaier, 1995, p. 19). En ce sens, je pense que le cadre critique de l’écologie sociale permet à l’écologie de contourner, ou d’atténuer, le problème de l’absolu et le risque de l’écofascisme tel que soulevé plus haut. Car si l’urgence d’agir, comme absolu politique, se retrouve toujours de pair dans les discours et les actions avec des considérations sociales et antifascistes, alors on peut espérer que le jour où les actrices et acteurs politiques confondront racisme et écologisme de la même façon que les tueurs de Christchurch et El Paso l’ont fait, que ce jour-là, les réels écologistes sauront riposter et ne pas laisser sombrer l’écologie au profit de l’écofascisme.

     

    Notes

    1- Pour une petite revue de presse, voir entre autres : Achebach, J., « Two mass killings a world apart share a common theme: ‘ecofascism’ », The Washigton post, 19 août 2019, en ligne : https://www.washingtonpost.com/science/two-mass-murders-a-world-apart-share-a-common-theme-ecofascism/2019/08/18/0079a676-bec4-11e9-b873-63ace636af08_story.html ; Luis Gonzalez, J., « Le retour de l’écofascisme », The Conversation, 12 novembre 2019, en ligne : https://theconversation.com/le-retour-de-lecofascisme-122339 ; Owen T., « Eco-Fascism: the Racist Theory That Inspired the El Paso and Christchurch Shooters », Vice, 6 août 2019, en ligne : https://www.vice.com/en/article/59nmv5/eco-fascism-the-racist-theory-that-inspired-the-el-paso-and-christchurch-shooters-and-is-gaining-followers.

    2- Ceux-ci sont encore mal connus. Mais la Green line Front (dont l’activité aurait cessée en 2021) est un bon exemple de regroupement écologiste néopaïen, que Lubarda présente comme écofasciste (2020, p. 9).

    3- Sur la notion de bricolage, voir François, citant Lévi-Strauss : « “Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’évènement […] » (François, 2007, p. 129, citant : Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1962, p. 32.)

    4- Pour un excellent travail de terrain qui traite de la mentalité de militantes et de militants écologistes radicaux, voir : Krøijer, Stine, « Civilization as the Undesired World. Radical Environmentalism and the Uses of Dystopia in Times of Climate Crisis », Social Analysis, Volume 64, no3, 2020, p. 48–67, en ligne : https://doi-org.ezproxy.usherbrooke.ca/10.3167/sa.2020.640304.

    Travaux cités

    Arendt, Hannah, La nature du totalitarisme, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018.

    Callicott, J. Baird, Éthique de la terre, Wildproject, Paris, 2021.

    Guillibert, Paul. « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements, vol. 104, no. 4, 2020, pp. 84-95, en ligne : https://doi-org.ezproxy.usherbrooke.ca/10.3917/mouv.104.0084.

    Lubarda, Balsa, « Beyond Ecofascism? Far-Right Ecologism as a Framework for Future Inquiries », Environmental Value, vol. 29, no6, 2020, en ligne : 10.3197/096327120X15752810323922.

    Margulies, Morgan, « Eco-Nationalism: A Historical Evaluation of Nationalist Praxes in Environmentalist and Ecologist Movements », Consilience, no. 23, 2021, p. 22–29, en ligne :https://www.jstor.org/stable/26979904.

    Ong, Kyler, « Ideological Convergence in the Extreme Right » Counter Terrorist Trends and Analyses, vol. 12, no5, 2020, p. 17.

    Staudenmaier, Peter, « The “Green Wing” of the Nazi Party and its Historical Antecedents », dans Biehl, Janet et Peter Staudenmaier, Ecofascism : Lessons from the German Experience, New Compass Press, p. 10–35.

     

  • Un autre fondement pour la colonialité de l’Être ? 

    Un autre fondement pour la colonialité de l’Être ? 

    Par Léon Gatien

    Mappa antica d’America. Tiré de PublicDomainPictures.net

     

    La philosophie décoloniale, un mouvement critique maintenant trentenaire et provenant de l’Amérique du Sud, propose une relecture conceptuelle et historique des problèmes sociaux qui affectent toujours les pays formellement émancipés du colonialisme. Des penseurs tels qu’Aníbal Quijano nous enjoignent à considérer la « découverte » et la conquête subséquente des Amériques par les empires espagnols et portugais comme des événements fondateurs et constitutifs de la modernité, bien avant l’arrivée des Lumières en Europe, celle-ci survenant à compter du 17e siècle. 

    Une grande partie de l’effervescence autour du courant est attribuable au concept de colonialité, originalement développé par Quijano sous la forme de la colonialité du pouvoir. Le sociologue péruvien identifie par cette expression l’apparition d’un nouveau modèle de pouvoir dont les développements se prolongent au-delà de la modernité. Celui-ci est basé sur la coïncidence de deux processus historiques qui ont permis la réalisation de la colonisation ibérique. Le premier consiste en la « codification des différences entre conquistadores (conquérants) et conquistados (conquis) au travers de l’idée de race, c’est-à-dire une structure biologique supposée différente qui plaçait les uns en situation d’infériorité naturelle par rapport aux autres » (Quijano, 2000). Le second, quant à lui, désigne l’articulation de « toutes les formes historiques de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits […] autour du capital et du marché mondial » (Ibid). La colonialité, de manière générale, pointe une structure idéologique et matérielle qui soutient l’entreprise coloniale. Autrement dit, le colonialisme implique la colonialité et ainsi, en finir avec la seconde veut dire en finir avec le premier. Ce dense concept, dont je ne fais qu’effleurer la surface ici, a défriché la voie pour d’autres théoriciennes et théoriciens voulant mettre en lumière la colonialité du genre, de l’environnement, du savoir et finalement, de l’Être. On doit le développement de ce dernier concept au philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres. 

    La colonialité de l’Être

    Alors que la plupart des concepts précédents sont centrés sur les conditions matérielles, la colonialité de l’Être traite plus exclusivement de phénomènes discursifs des processus de colonisation. Maldonado-Torres avance que c’est dans le langage, d’abord et avant tout, qu’est créée l’opposition entre l’Être et ce qui n’en fait pas exactement partie, qui est marqué comme jetable : c’est la différence sous-ontologique (Maldonado-Torres, 2007). Cette dernière mène à priver l’interlocuteur, en l’occurrence, les colonisés, de leur place dans la communauté morale et du traitement qui vient avec celle-ci.  Cela produit à son tour des subjectivités particulières chez les populations soumises à la domination coloniale. Ce marquage comme individus et peuples jetables est advenu par le débat, durant la Controverse de Valladolid, de la présence d’âme et d’une pleine humanité chez les autochtones et a été naturalisé par le racisme et le sexisme dirigés vers ces derniers. L’aspect colonial de l’Être, ou plutôt, du questionnement ontologique, se déploie lorsqu’il « soumet tout à la lumière de la compréhension et de la signification » (Maldonado-Torres, 2007, p.251). Autrement dit, cette fixation sur ce que les autres sont comporte le danger de faire oublier d’autres enjeux importants, comme leurs besoins. Torres cherche à faire primer l’éthique sur l’ontologie, à la manière d’Emmanuel Levinas. On vient ici, à mon sens, problématiser la notion d’humain en tant que telle, car celle-ci représente un critère qui, lorsqu’il n’est pas pleinement reconnu chez l’autre, lui empêche d’être considéré comme méritant un traitement moral.  

    Écrivant sur la colonisation moderne, le philosophe américain Steven Best soulève en anglais : « […] western aggressors always engage in wordplay before swordplay » (Best, 2014, p.10). Dans cette optique, la colonialité de l’Être nous met en contact avec ces « joutes de mots » qui précèdent les « joutes d’armes » et vient justement clarifier que la conséquence de l’attribution du non-être est la normalisation et la naturalisation de la non-éthique de la guerre face aux populations colonisées. Cette idée de « non-éthique de la guerre » réfère à l’exclusion des colonisés du code de conduite qui régissait la vie en Europe. Ce phénomène procède d’une réduction de l’ontologie en mode binaire. D’un côté, ce qui possède une certaine résistance ontologique lui conférant une inviolabilité éthique. De l’autre, ce qui ne possède pas cette résistance, et voit ainsi “tuabilité” et “violabilité” inscrit dans son caractère même par le conquérant (Maldonado-Torres, 2007). 

    Non-éthique ou prise? 

    Cette interprétation première de la colonialité de l’Être, qui repose sur l’attribution d’un esprit guerrier aux Espagnols ainsi que sur la centralité du concept de non-éthique de la guerre, est contestée. Le philosophe Norman Ajari vient plutôt cerner le rapport avec le territoire comme étant central. Il avance que l’essence du concept, c’est la prise. Se basant sur le philosophe et juriste nazi Carl Schmitt, Ajari avance que les colonisateurs conçoivent une dichotomie entre les états européens, pleinement légitimes et dans lesquels la guerre doit être strictement codifiée et les autres terres, qui sont considérées comme colonies potentielles, librement occupables, des zones permettant le combat tout en l’évitant au Vieux Continent. Or, « pour que la prise de terres idéologiquement présentées comme des “terres libres” ou des “territoires sans maîtres” soit possible, il faut préalablement que la vie de ses habitants ait été niée théoriquement et pratiquement » (Ajari, 2016, p.5). Il y aurait donc « prise de terres », mais aussi « prise de vies » au sens symbolique et on ne peut plus pratique, au cœur de la colonialité de l’Être. De plus, Ajari considère que Torres assimile systématiquement la guerre à une « violence chaotique et débridée », ce qui lui permet une expression telle que « non-éthique de la guerre ». Au contraire, Ajari remarque que la guerre possède son lot de règles de conduites et d’actes criminalisés, de sorte qu’il serait plus juste de parler d’une toute autre éthique plutôt que de son absence.

    La critique d’Ajari ajoute beaucoup au concept de colonialité de l’Être en faisant le lien avec le territoire, un élément irréductible du colonialisme moderne. Cependant, le point de vue d’Ajari vient, à mon sens, quelque peu caricaturer l’utilisation que Maldonado-Torres fait de la non-éthique de la guerre, comme si celui-ci traçait une équivalence entre la colonisation et une guerre constante, d’une violence toujours inouïe et sans relâche. Au contraire, il serait plus adéquat de comprendre le phénomène comme une menace qui surplombe en permanence l’existence des colonisés, un être à la merci. Bien entendu, cette menace se concrétise souvent, mais le fait qu’elle soit toujours en arrière-plan n’est pas à négliger. Torres appréhende justement la guerre colonisatrice à partir du point de vue des victimes, en tant que phénomène vécu. L’aspect non éthique vient aussi souligner que les passages à l’acte des colonisateurs paraissent tout aussi arbitraires que l’attribution d’un non-être qui les précède. 

    Comment ménager ces deux conceptions? À cet effet, il semble pertinent d’envisager qu’une ressource conceptuelle est manquante dans les deux analyses présentées jusqu’ici. Les catégories du genre et de la race ont été considérées, mais il faudrait en trouver une autre qui permet de faire le lien entre territoire et non-éthique. À ce titre, il semble que l’animalisation pourrait être une clé de compréhension essentielle pour la colonialité de l’Être. Bien que je n’aie pas l’espace de l’explorer ici, les nombreux intrants philosophiques du concept (comme la pensée d’Heidegger, de Descartes et de Fanon) présentent des réflexions d’intérêt par rapport à l’animalité. D’un point de vue historique, le fait que les animaux non humains aient été instrumentalisés dans le processus de colonisation comme moyens de transport, armes de guerre et armes biologiques soulève l’intérêt de l’hypothèse selon laquelle ceux-ci auraient également été mobilisés à titre de ressources discursives.

    Animalité et langage colonial

    Cette hypothèse est supportée par plusieurs glissements de la langue espagnole qui se sont opérés lors de la colonisation. Ceux-ci nous montrent que l’humanité des colonisés était remise en question en les ramenant à leur part d’animalité, alors qu’on s’assurait que celle-ci soit toujours à l’avant-plan. Sur les bateaux des esclavagistes ibériques, on référait aux Africains qui avaient été enlevés de leurs terres natales comme des pieza de India, ce qui désignait en fait une quantité de travail à laquelle on pouvait s’attendre d’un jeune adulte en santé (Alves, 2011).

    Les femmes, les enfants et les vieillards se voyaient donc comptés comme des fractions de pieza. Ce terme, qui se traduit en français simplement comme « pièce » et pouvait aussi être utilisé à l’égard de prisonniers originaires d’Amérique, provient du jargon de la chasse, où pieza référait au gibier. Ce genre d’association se faisait aussi à l’inverse, alors que les animaux de ferme qui s’échappaient des Espagnols étaient souvent appelés cimarron, un terme qui réfère à l’origine aux esclaves en fuite. Le terme mestizo, qui référait avant la conquête aux animaux provenant de différentes espèces ou encore, n’ayant pas de propriétaires, a acquis une autre utilisation dans l’empire colonial. Là-bas, il était utilisé pour référer aux enfants d’Espagnols et d’autochtones (Catelli, 2010). Qui plus est, comme il était généralement le cas que les mestizos provenaient d’un père espagnol et d’une mère autochtone, le terme a été associé avec une réification des femmes de l’Amérique comme des outils de reproduction, des réceptacles (Catelli, 2010). Finalement, certains conquistadors, comme Nuño de Guzman, y allaient de caractérisations encore plus crues, comparant les autochtones avec des « animaux insensibles, et encore pires » (ibid).

    Schéma d’un bateau esclavagiste circulant à la fin du 18e siècle. Tiré de la British Library

    L’animalité comme pont conceptuel

    Mais en quoi l’animalité permet-elle spécifiquement de préserver la compréhension de la colonialité de l’Être comme une naturalisation de la non-éthique de la guerre et comme un phénomène de prise? Concernant le premier aspect, le rapport ambigu avec l’animal est un modèle idéal.  L’humain, dans la modernité, n’est pas perpétuellement dans une lutte ouvertement violente avec l’animal. Certains individus animaux sont même privilégiés par l’attribution de traitements de faveur. Pourtant, le simple statut de propriétaire d’un animal donne tout le pouvoir sur lui à son maître, statut qui sera étendu aux esclaves du continent américain. La relation de domination est, là aussi, naturalisée. Le statut d’animal est suffisant pour attribuer une infériorité qui peut être allégée au cas par cas et selon le jugement des humains. Dans le cas de l’animal comme du colonisé, c’est l’utilité qui est le juge de tout. Comme le niveau d’être (tel qu’attribué par les colonisateurs) des deux groupes est inférieur et constamment remis en question par différentes formes de scepticisme, la présence d’une utilité marchande, sexuelle ou guerrière est tout ce qui les sépare de la mort, à part, bien entendu, leur propre résistance ou un peu de miséricorde. La naturalisation du statut des deux groupes se fait aussi sentir en ce que leurs individus semblent dépersonnalisés : ils deviennent des instanciations de races, d’espèces, ou d’espèces-races, dont le nombre de représentants diminue la valeur en soi de chaque individu.

    Pour ce qui est de l’aspect territorial, l’animalité fournit une explication qu’Ajari, ni Torres, manifestement, n’avaient envisagée. Il s’agit d’une ressource qui permet de lier les colonisés à un mode d’occupation du territoire qui est perçu comme inadéquat, et il devient donc légitime de prendre le contrôle des capacités productives de la terre. Pour que les populations rencontrées soient considérées comme civilisées, il fallait qu’elles occupent le territoire de la même manière que les Européens, ce qui implique de larges constructions de pierre, l’élevage et de l’agriculture à grande échelle (Alves, 2011). Il s’agit d’une dynamique observable transculturellement, et particulièrement en Amérique du Nord, qui ne renfermait pas d’empires au même titre que ceux des Aztèques et des Incas. Pour Eichler et Baumeister (2020), chez les colonisateurs anglais, la perception d’une utilisation inadéquate de la terre chez les autochtones ramenait ces derniers à une humanité incomplète, analogue à l’animalité en ce qu’elle ne montrait pas la capacité de rendre la terre plus productive, simplement d’utiliser ce qui était déjà présent. Il s’agissait d’une manière de « nourrir le mythe de la terra nullius, l’idée selon laquelle les terres propres à la colonisation étaient vides et ne demandaient qu’à être prises » (Eichler & Baumeister, 2020, p. 301) [traduction libre]. On se rappellera que ce mythe est le même auquel Ajari fait référence par le biais des écrits de Carl Schmitt, qui considérait l’Amérique comme une terre libre et sans maîtres, niant ainsi l’agentivité des peuples qui en sont originaires. Opérer un rapprochement avec l’animal permet aux colonisateurs, tout en reconnaissant l’existence des autochtones, de les assimiler au paysage et aux ressources matérielles présentes sur le continent.

    En somme, l’investigation de la colonialité par le biais de l’animalisation, j’espère l’avoir montré ici, est une avenue prometteuse pour mieux cerner les processus de domination en jeu dans le colonialisme. Qui plus est, cette analyse nous permet de considérer l’idée que des changements dans nos rapports aux animaux non humains ne seraient pas seulement bénéfiques à ces derniers, mais aussi à des groupes d’humains marginalisés, envers lesquels on utilise l’animalité pourtant constitutive de nous tous comme une arme. 

     


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    Travaux cités

    Ajari, Norman, « Être et Race. Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être », Revue d’études décoloniales, no1, 2016, 1-13.

    Alves, Abel A., The Animals of Spain. An Introduction to Imperial Perceptions and Human Interaction with Other Animals, 1492-1826, Leiden, Brill, 2011. 

    Best, Steven, Total Liberation ; Revolution for the 21st Century, New York, Palgrave MacMillan, 2014.

    Catelli, Laura, « Los hijos de la Conquista : otras perspectivas sobre el “mestizo” y la traducción a partir de El nueva corónica y buen gobierno de Felipe Guaman Poma de Ayala », Revista de historia de la traducción, no4, 2010, http://www.traduccionliteraria.org/1611/art/catelli.htm#n1.

    Eichler, Lauren et Baumeister, David « Predators and Pests : Settler Colonialism and the Animalization of Native Americans », Environmental Ethics, vol. 42, no4, 2020, 295-311.

    Maldonado-Torres, Nelson, « On the Coloniality of Being », Cultural Studies, vol. 21, no2-3, 2007, 240-270.

    Quijano, Aníbal, « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », Nepantla : Views from the South, vol. 1, no3, 2000, 533-580.

  • Précis de discours raisonné sur l’interdisciplinarité

    Précis de discours raisonné sur l’interdisciplinarité

    Par Kevin Kaiser, doctorant à l’Université de Montréal

    Mise en contexte

    Le système des sciences subit présentement une forte pression pour le développement de l’interdisciplinarité en son sein. Par exemple, un nombre croissant d’initiatives (O’Rourke & Crowley, 2013), de curriculums universitaires (Jacobs & Frickel, 2009; Klein, 1990), de manuels (Repko et al., 2017; Repko & Szostak, 2017) et de programmes de financement (König & Gorman, 2017) sont créés explicitement pour promouvoir l’interdisciplinarité en science.

    Ces appels à la prolifération des initiatives interdisciplinaires sont habituellement justifiés par diverses vertus que posséderait ce mode de production de connaissances. Par exemple, celui-ci serait 

    • plus apte à résoudre les problèmes sociaux et environnementaux (Bammer, 2017; De Grandis & Efstathiou, 2016; Hirsch Hadorn et al., 2008); 
    • produirait de la recherche de meilleure qualité (Ba et al., 2019; Chen et al., 2014, 2015; Kwon et al., 2017); 
    • favoriserait la création de nouvelles disciplines (Apostel, 1972; Klein, 2017); 
    • encouragerait l’innovation (Gerullis & Sauer, 2017; Gohar et al., 2019; Huutoniemi & Rafols, 2017; Pacheco et al., 2017).  

    Ce discours est largement repris par les organisations de même que les membres de la communauté académique et la société civile. Des mentions explicites peuvent aisément être trouvées en survolant

    Bien qu’il soit appréciable que la recherche interdisciplinaire profite d’une telle popularité, il reste que la faiblesse du discours critique sur celle-ci est inquiétante. En effet, il n’est pas rare d’être exposé à des discours sur l’interdisciplinarité et sur l’organisation générale des sciences qui sont au mieux mal informés, au pire carrément fallacieux.

    L’objectif du présent article est justement de fournir quelques éléments pratiques de base pour permettre d’identifier certains de ces usages problématiques et, en précisant leur nature, de fournir les outils pour s’en prémunir.

    État des lieux 

    Les discours erronés sur l’interdisciplinarité sont particulièrement problématiques en ce qu’ils rencontrent les trois caractéristiques suivantes: 

    1. L’interdisciplinarité est un concept mal défini

    Entre multi-, pluri-, inter-, trans- et autres X-disciplinarités, la terminologie est très hétérogène et rarement précise. Ce faisant, les discours problématiques sont plus difficilement identifiables puisque le référent varie souvent.

    – C’est vraiment beaucoup de choses que vous faites dire à un seul mot, fit observer Alice d’un ton pensif.
    – Quand je fais beaucoup travailler un mot, comme cette fois-ci, déclara le Gros Coco, je le paie toujours beaucoup plus.

    De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll 2011 [1871], p. 77, éd. par Didier Hallépée

    2. L’interdisciplinarité est un concept surutilisé

    La profusion des initiatives, groupes de travail, instituts, programmes de formation et projet “interdisciplinaires” est moins le signe d’une interdisciplinarisation exponentielle des sciences (bien qu’une croissance soit observée à l’échelle des sciences (Larivière & Gingras, 2010; Porter & Rafols, 2009)) que de la surutilisation du terme.

    3. L’interdisciplinarité est un concept ayant une influence sur les institutions scientifiques

    Les organisations associées à l’entreprise scientifique ont rapidement adopté le discours positif sur l’interdisciplinarité. Bien qu’il semble que les initiatives de ce type aient encore quelques difficultés de financement (Bromham et al., 2016), les organismes de financement et universités travaillent activement au développement de ces initiatives. Si le concept possède une influence auprès des financements de la science et de ses lieux de production, alors son effet est indéniable sur les institutions elles-mêmes.

    Prises individuellement, ces problématiques peuvent aisément être mitigées, par contre leur conjonction dans le cas de l’interdisciplinarité invitent à se pencher (rapidement) sur le problème. En effet, comme le phénomène d’intérêt est mal défini, que plusieurs initiatives sont identifiées comme tel de façon erronée et que les institutions fournissement de plus en plus de soutient pour celle-ci, les risques de ne pas obtenir les résultats escomptés sont élevés.

    Usages problématiques et courants 

    Divers usages problématiques du concept d’interdisciplinarité peuvent être rapportés. L’idée ici n’est pas d’aspirer à l’exhaustivité, mais plutôt à décrire des usages communs que tout un chacun sont amenées à rencontrer dans leur pratique et de résumer en quoi ils peuvent être erronées.

    L’usage négligent

    • Description: Qualification laxiste et non rigoureuse d’une activité ou d’un produit comme “interdisciplinaire”.  
    • Problématique: La problématique ici concerne principalement la compréhension de la nature des interactions ayant eu lieu et du produit de celles-ci. Par exemple, en qualifiant d’interdisciplinaire une occurrence de multidisciplinarité, on met de l’avant de façon erronée qu’un processus de compréhension mutuelle et d’ajustement des croyances incompatibles a eu lieu, alors qu’ici, en réalité, divers spécialistes ont donné un avis sur un objet sans cet effort d’ajustement mutuel. De même, le produit n’est pas non plus un résultat intégrant ces différentes perspectives, mais bien éventails de points de vue. Cela ne veut pas dire que la multidisciplinarité ne présente pas d’intérêt (voir Mennes, 2020), seulement que le processus et le produit ne sont pas les mêmes.  

    L’usage comme valeur ajoutée

    • Description: L’adjonction des termes multi-, pluri-, inter-, trans- et autres X-disciplinarités comme qualificatif d’une initiative, d’un événement, pour sous-entendre une valeur supplémentaire au projet.  
    • Problématique: L’usage de ces adjonctions sous-tendent que les différentes formes d’X-disciplinarités impliquent nécessairement des résultats, processus, et autres de meilleure qualités. Bien que les études sur la question laissent croire que cela puisse être généralement le cas en science, du moins lorsque l’interdisciplinarité n’est pas trop distale (voir Larivière & Gingras, 2010), le problème ici est que la clause nécessaire est évidemment fausse.  

    L’usage comme justification

    • Description: Cet usage est l’un des plus problématiques. Il consiste à justifier une action (ou une série d’actions) par appel à la poursuite de l’interdisciplinarité.  
    • Problématique: La principale problématique avec cet usage est la confusion entre l’interdisciplinarité-comme-un-moyen et l’interdisciplinarité comme-une-fin. En effet, l’interdisciplinarité est un outil visant à résoudre un problème tenace ou urgent. L’interdisciplinarité en soi ne consiste pas en un objectif scientifique ou sociétal, il s’agit simplement d’une stratégie disponible ayant ses avantages et désavantages. L’idée ici n’est pas de dire que l’interdisciplinarité ne devrait pas être soutenu. Il s’agit plutôt de dire qu’elle ne permet pas de fournir un support justificationnel pour une initiative dans un argument de type moyen-fin

     

    Petit lexique d’X-disciplinarité 

    Pour faciliter la reconnaissance des autres usages problématiques de même que les usages “appropriés”, quelques définitions sont utiles à garder en tête.

    X-disciplinarités

    Diagramme à cordes

    Les principales formes d’X-disciplinarité peuvent être décrite suivant les définitions minimales suivantes 1

    • Multidisciplinarité: réfère à la juxtaposition de deux (ou plus) disciplines dans l’étude d’un problème pour lequel l’apport respectif est cumulatif ou additif et laisse celles-ci peu changées;  
    • Interdisciplinarité: réfère à l’intégration de deux (ou plus) disciplines dans l’étude d’un problème (parfois qualifié de complexe), pour lequel l’apport respectif est synthétique ou intégratif (résultant parfois en la création d’une nouvelle théorie ou discipline) et laisse celles-ci peu à moyennement changées 2;  
    • Transdisciplinarité: réfère à l’intégration d’une (ou plusieurs) discipline(s) et d’une considération externe à celle(s)-ci (parfois extra-académique, mais pas toujours) dans l’étude d’un problème, pour lequel l’apport respectif est synthétique ou critique et laisse celles-ci modérément à profondément changées 3.  

    Intégration

    La notion d’intégration permet de distinguer multidisciplinarité et interdisciplinarité de même que les types d’interdisciplinarité. Plusieurs conceptions compétitrices existent pour cette notion. Celle proposée dans le manuel sur l’interdisciplinarité de Repko et Szostak présente l’intérêt d’être suffisamment générale est peu technique pour servir de définition minimale:

    L’intégration est le processus cognitif d’évaluation critique des apports disciplinaires et de création d’un terrain d’entente [common ground] entre elles pour construire une compréhension plus exhaustive. La nouvelle compréhension est le produit ou le résultat de ce processus intégrateur.

    Repko & Szostak, 2017, p. 65

    Discipline

    L’une des définitions les plus intéressantes pour sa simplicité et sa flexibilité est celle proposée par Bechtel (Bechtel, 1986; Kellert, 2006, 2008). Suivant celle-ci, une discipline est indentifiée et distinguée par:  

    1. un domaine de recherche propre (e.g. biomolécules, comportement humain, etc.);
    2. un appareillage cognitif et ensemble d’outils particuliers cognitifs (e.g. concepts, méthodes, théories, etc.); et
    3. une structure sociale (e.g. revues spécialisées, départements, etc.)

    Pour en savoir plus 

    • L’excellent manuel Interdisciplinary research: process and theory produit par Repko et Szostak (Repko & Szostak, 2017) est un incontournable. Il est le produit de plusieurs années de recherche, s’appuie sur un cadre théorique solide et présente un intérêt pratique majeur. Je suis personnellement en désaccord avec plusieurs éléments mis de l’avant (théorie de l’interdisciplinarité, modèle de l’intégration, modèle de ce qu’est un questionnement interdisciplinaire, méthodes proposées pour résoudre les incompatibilités), cependant il est difficile de trouver un ouvrage aussi complet.  
    • Pour les philosophes des sciences, le manifeste pour une philosophie de l’interdisciplinarité proposé par Mäki (Mäki, 2016) parvient en peu de pages à établir les grands questionnements et les éléments clés associés à cette sous-branche naissante de la philosophie des sciences.  
    • Pour les théoricien(ne)s des sciences, le Oxford Handbook of Interdisciplinarity (Frodeman, 2017) fournis un tour d’horizon intéressant de ce qui concerne l’étude de l’interdisciplinarité. Une alternative plus ancienne, mais toujours aussi pertinente est l’ouvrage clé de Julie Thompson Klein Interdisciplinarity : history, theory, and practice (Klein, 1990).  
    • Pour les praticien(ne)s cherchant un appareillage conceptuel efficace pour identifier et classifier les initiatives X-disciplinaires, la typologie proposée dans Huutoniemi et al. (2010) est à la fois simple d’utilisation tout en possédant une profondeur analytique intéressante.  

     

    1 Ces définitions minimales ont été produites en s’inspirant de plusieurs formulations (Holbrook, 2013; Huutoniemi et al., 2010; Kellert, 2008, pp. 1866–1867; Klein, 2017; O’Rourke et al., 2016, p. 24,29). 

    2 Bien que la notion d’“interdisciplinarité” est parfois utilisée au sens large, recouvrant multi-, inter- et transdisciplinarité, cet usage est a proscrire puisqu’elle consiste en un usage négligent du terme, alors que d’autres formulations sont apte à fournir la même généralité sans créer de confusion conceptuelle (e.g. les formes d’X-disciplinarité). 

    3 Il est à noter que la différence entre interdisciplinarité et transdisciplinarité est souvent exprimée en termes de degrés dus au rôle central joué par notion d’intégration dans l’identification de celle-ci (e.g. O’Rourke et al., 2016) recoupe toutes les deux sous l’appellation générale de “crossdisciplinarity”) et font parfois l’économie du terme de transdisciplinarité (e.g. Huutoniemi et al., 2010).


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    Travaux cités

    Apostel, L. (1972). Interdisciplinarity Problems of Teaching and Research in Universities. Organization for Economic Cooperation and Development. 

    Ba, Z., Cao, Y., Mao, J., & Li, G. (2019). A hierarchical approach to analyzing knowledge integration between two fields—A case study on medical informatics and computer science. Scientometrics. https://doi.org/10.1007/s11192-019-03103-1 

    Bammer, G. (2017). Toward a New Discipline of Integration and Implementation Sciences. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (2nd ed., Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.42 

    Bechtel, W. (1986). Integrating Scientific Disciplines. Springer Netherlands. http://dx.doi.org/10.1007/978-94-010-9435-1 

    Bromham, L., Dinnage, R., & Hua, X. (2016). Interdisciplinary research has consistently lower funding success. Nature, 534(7609), 684–687. https://doi.org/10.1038/nature18315 

    Chen, S., Arsenault, C., & Larivière, V. (2015). Are top-cited papers more interdisciplinary? Journal of Informetrics, 9(4), 1034–1046. https://doi.org/10.1016/j.joi.2015.09.003 

    Chen, S., Gingras, Y., Arsenault, C., & Larivière, V. (2014). Interdisciplinarity patterns of highly-cited papers: A cross-disciplinary analysis: Interdisciplinarity Patterns of Highly-Cited Papers: A Cross-Disciplinary Analysis. Proceedings of the American Society for Information Science and Technology, 51(1), 1–4. https://doi.org/10.1002/meet.2014.14505101108 

    De Grandis, G., & Efstathiou, S. (2016). Introduction—Grand Challenges and small steps. Studies in History and Philosophy of Science Part C: Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 56, 39–47. https://doi.org/10.1016/j.shpsc.2015.11.009 

    Frodeman, R. (2017). The Oxford Handbook of Interdisciplinarity. Oxford University Press. http://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780198733522.001.0001/oxfordhb-9780198733522 

    Gerullis, M. K., & Sauer, J. (2017). Interdisciplinarity of Innovation Assessments in Plant Breeding—A Citation Network Analysis (No. 1979-2017–3934). 1979-2017–3934, 3. https://doi.org/10.22004/ag.econ.262168 

    Gohar, F., Maschmeyer, P., Mfarrej, B., Lemaire, M., Wedderburn, L. R., Roncarolo, M. G., & van Royen-Kerkhof, A. (2019). Driving Medical Innovation Through Interdisciplinarity: Unique Opportunities and Challenges. Frontiers in Medicine, 6, 35. https://doi.org/10.3389/fmed.2019.00035 

    Hirsch Hadorn, G., Hoffmann-Riem, H., Biber-Klemm, S., Grossenbacher-Mansuy, W., Joye, D., Pohl, C., Wiesmann, U., & Zemp, E. (Eds.). (2008). Handbook of transdisciplinary research. Springer. 

    Holbrook, J. B. (2013). What is interdisciplinary communication? Reflections on the very idea of disciplinary integration. Synthese, 190(11), 1865–1879. https://doi.org/10.1007/s11229-012-0179-7 

    Huutoniemi, K., Klein, J. T., Bruun, H., & Hukkinen, J. (2010). Analyzing interdisciplinarity: Typology and indicators. Research Policy, 39(1), 79–88. https://doi.org/10.1016/j.respol.2009.09.011 

    Huutoniemi, K., & Rafols, I. (2017). Interdisciplinarity in Research Evaluation (R. Frodeman, Ed.; Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.40 

    Jacobs, J. A., & Frickel, S. (2009). Interdisciplinarity: A Critical Assessment. Annual Review of Sociology, 35(1), 43–65. https://doi.org/10.1146/annurev-soc-070308-115954 

    Kellert, S. H. (2006). Disciplinary Pluralism for Science Studies. In S. H. Kellert, H. E. Longino, & C. K. Waters (Eds.), Scientific pluralism (Vol. 19, p. 248). University of Minnesota Press. 

    Kellert, S. H. (2008). Borrowed knowledge: Chaos theory and the challenge of learning across disciplines. University of Chicago Press; /z-wcorg/. 

    Klein, J. T. (1990). Interdisciplinarity: History, theory, and practice. Wayne State University Press. 

    Klein, J. T. (2017). Typologies of Interdisciplinarity: The Boundary Work of Definition. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (2nd ed., Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.3 

    König, T., & Gorman, M. E. (2017). The Challenge of Funding Interdisciplinary Research. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity. Oxford University Press. 

    Kwon, S., Solomon, G. E. A., Youtie, J., & Porter, A. L. (2017). A measure of knowledge flow between specific fields: Implications of interdisciplinarity for impact and funding. PLOS ONE, 12(10), e0185583. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185583 

    Larivière, V., & Gingras, Y. (2010). On the relationship between interdisciplinarity and scientific impact. Journal of the American Society for Information Science and Technology, 61(1), 126–131. https://doi.org/10.1002/asi.21226 

    Mäki, U. (2016). Philosophy of interdisciplinarity. What? Why? How? European Journal for Philosophy of Science, 6(3), 327–342. https://doi.org/10.1007/s13194-016-0162-0 

    Mennes, J. (2020). Putting multidisciplinarity (back) on the map. European Journal for Philosophy of Science, 10(2), 18. https://doi.org/10.1007/s13194-020-00283-z 

    O’Rourke, M., Crowley, S., & Gonnerman, C. (2016). On the nature of cross-disciplinary integration: A philosophical framework. Studies in History and Philosophy of Science Part C: Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 56, 62–70. https://doi.org/10.1016/j.shpsc.2015.10.003 

    O’Rourke, M., & Crowley, S. J. (2013). Philosophical intervention and cross-disciplinary science: The story of the Toolbox Project. Synthese, 190(11), 1937–1954. https://doi.org/10.1007/s11229-012-0175-y 

    Pacheco, R. C., ManhÃes, M., & Maldonado, M. U. (2017). Innovation, interdisciplinarity and creative destruction. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (Vol. 1). Oxford University Press Oxford. 

    Porter, A. L., & Rafols, I. (2009). Is science becoming more interdisciplinary? Measuring and mapping six research fields over time. Scientometrics, 81(3), 719–745. https://doi.org/10.1007/s11192-008-2197-2 

    Repko, A. F., & Szostak, R. (2017). Interdisciplinary research: Process and theory (Third edition). Sage. 

    Repko, A. F., Szostak, R., & Buchberger, M. P. (2017). Introduction to Interdisciplinary Studies. SAGE Publications. https://books.google.ca/books?id=WyFuDQAAQBAJ