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  • Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Par Cesar Santos

    Ce n’est pas par hasard que la démarche de construction d’opinion ou pensée critique est un des éléments du programme de formation de l’école québécoise. Sa pertinente est évidente dans des domaines très variés comme les soins infirmiers, l’administration, la psychologie, la formation politique et l’éducation.

    Selon Bensley (2011)[i], la pensée critique est un des résultats les plus convoités dans le processus éducationnel, mais il constate qu’elle “remained poorly defined by many who use the term.” (P. 1) La conférence du professeur Jacques Boisvert nous a rappelé ce besoin de bien définir la pensée critique et nous a proposé des réflexions sur le « Quoi? » (caractéristiques, obstacles, conceptions), le « Pourquoi? » (utilité et avantages, doit-on ? peut-on ?) et le « Comment? » (les approches) de la pensée critique.

    De quoi parle-t-on?

    Notons que la conceptualisation de ce que l’on nomme la « pensée critique » est encore en construction et il y a plusieurs aspects qui doivent être clarifiés (Bensley, 2011), comme 1) l’utilisation non uniforme des termes en lien avec la pensée critique, 2) la question des dispositions, habilités et attitudes nécessaires à la pensée critique et 3) le besoin d’identifier les conditions ou les antécédents qui conduisent à la pensée critique, ainsi que les principes pouvant la rendre plus accessible. On pourrait ajouter la question de la transférabilité des compétences de la pensée critique.  Cependant, s’il y a encore beaucoup à faire, dans son exposée, le professeur Boisvert nous a dressé un portrait des assises construites dans les années 1980-1995.

    Par exemple, il a revu avec nous les définitions de la pensée critique de Richard W. Paul, Matthew Lipman ou celle de Robert H. Ennis[ii] : « Une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire ». Plus récemment et à titre comparatif, Epstein (2016)[iii] affirme que “Critical thinking is a set of skills that anyone can master. People who master these skills can see the consequences of what they and others say, they can formulate and communicate good arguments, and they can better make decisions.”  Ce sont deux définitions d’orientation clairement pragmatiste, mais c’est à vous de juger si elles sont assez complètes.

    Les rêves et la réalité

    En se questionnant sur cette vaste production des années 1980-1995, notre conférencier nous proposait une réflexion sur les ambitions de ces années, sur les grands projets qui visaient à former des étudiants capables de fonctionner adéquatement dans une société complexe et de se protéger des manipulateurs. Par exemple, dans le but d’évaluer et après d’enseigner la pensée critique, plusieurs universités nord-américaines ont bâti des tests comme le Cornell Critical Thinking Test Series,  qui prétendaient mesurer les niveaux de pensée critique chez les étudiants pour les former en conséquence. Presque trois décennies plus tard, il est temps de nous demander : étions-nous trop ambitieux ? Avons-nous avancé vers une éducation capable de former des gens critiques ? Si la réponse est négative, pourquoi n’y sommes-nous pas encore arrivés?

     

    Le défi de la formation 

    Si nous n’avons pas encore réussi cette éducation novatrice, un des obstacles majeurs est manifestement la formation des formateurs. Enseigner la pensée critique n’est pas facile, car cela demande de former les futurs enseignants autant à la maîtrise de leurs disciplines qu’à la pensée critique. Pas évident ! En plus, on sait très bien qu’il n’y a pas de méthode unique et que les enseignants de certains domaines, comme celui des sciences, ne se sentent pas toujours à l’aise avec les approches pour enseigner la pensée critique. Ces approches impliquent une attitude dialogique, des questions ouvertes et la frustration de ne pas avoir des réponses définitives, sans compter le fait que cela implique une relation avec la classe qui laisse tomber, même que de manière temporaire, notre rôle « d’autorité » ou « d’expert ».

    On devrait former les enseignants à l’utilisation de ces approches plus dialogiques et, de manière plus spécifique, aux différentes approches pour enseigner la pensée critique, par exemple les approches centrées sur les habilités, la résolution de problèmes, la logique, etc. Bensley (2011) regroupe les approches d’enseignement en cinq catégories : générale, immersion, mixte, infusion, infusion directe.

    À ce sujet, Jacques Boisvert nous a parlé de l’infusion ou imprégnation, son choix méthodologique pour enseigner la pensée critique.  Il s’agit d’enseigner de manière approfondie un sujet d’étude et d’expliciter les éléments de la pensée critique en jeu, les faisant ressortir pendant l’effort pour bien maîtriser le sujet.

    Finalement, si on réussissait à former adéquatement, il nous resterait à déterminer dans quelle mesure les capacités et les attitudes apprises dans le contexte des cours ou des formations à la pensée critique sont transférables à des situations de la vie courante. « Sont-elles transférables à d’autres disciplines enseignées » dans le parcours scolaire? (Boisvert, 1997, p. 25)[iv].  Peut-on faire le transfert à d’autres sujets traités dans la même discipline?

    Comme les données probantes s’accumulent d’un côté et de l’autre (fortifiant les positions de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas au transfert), selon Bensley (2011), le débat doit être repensé : la demande de choisir entre ceux deux positions est basée sur l’argument fallacieux de la fausse dichotomie. Au contraire, la pensée critique impliquerait, toujours selon Bensley, autant des habilités à caractère général que des habilités spécifiques à certains domaines.

    Bref, entre notre rêve d’avoir des citoyens avec une pensée critique bien aiguisée et la réalité des résultats décevants, il faut redoubler d’efforts pour relever le défi d’une formation adéquate.

     

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

    Notes

    [i] Bensley, A. (2011). Rules for Reasoning Revisited: Toward a Scientific Conception of Critical Thinking. Dans Critical Thinking, sous la direction de Horvath, C.P et Forte, J.M.  Nova Science Publishers, Inc., N. York, 1-36.

    [ii] Boisvert, J. (1999). La formation de la pensée critique : théorie et pratique, Saint-Laurent (Québec), Éditions du Renouveau Pédagogique Inc., (disponible au CDC, cote 723069).

    [iii] Epstein, R. L. (2016). The Pocket Guide to Critical Thinking. Fifth Edition. Illustrations by Alex Raffi. Advanced Reasoning Forum -ARF. Socorro-USA.

    [iv] : Boisvert, J. (1997). Pensée critique et enseignement : guide de formation en vue d’élaborer une stratégie d’enseignement axée sur le développement de la pensée critique. Regroupement des Collèges Performa. Québec.

  • La variété des éléments probants en sciences : une pratique sans failles ?

    La variété des éléments probants en sciences : une pratique sans failles ?

    Par Olivier Grenier

    De multiples institutions produisent et transmettent des connaissances dans nos sociétés. L’épistémologie pratique est un champ philosophique dont la vocation est d’analyser ces deux processus pour mieux les comprendre et pour les améliorer. Les enquêtes empiriques occupent une place importante en épistémologie pratique, mais elles doivent parfois prendre appui sur des recherches abstraites et formelles.

    À l’automne, j’ai co-publié un article avec François Claveau sur Thèse de la variété des éléments probants (cliquez ici pour le lien). Cette thèse est un présupposé auquel recourent les scientifiques pour confirmer des hypothèses : plus les éléments probants d’un ensemble soutenant une hypothèse sont variés, plus la confirmation de cette hypothèse est élevée. Il n’y a, à première vue, pas de raison de douter de la validité d’un présupposé aussi plausible. Pourtant, si l’on en croit les résultats de notre article, « The Variety-of-Evidence: A Bayesian Exploration of its Surprising Failures » cette thèse n’est pas toujours vraie !

    Illustrons l’intuition derrière cette thèse avec un exemple au quotidien. Vous souhaitez confirmer l’hypothèse suivante : « Mes enfants sont dehors. » Supposons que vous êtes certain à 50% que cette hypothèse est vraie. Première observation : leurs souliers ne sont pas dans l’entrée. La probabilité, interprétée comme votre degré de certitude, que l’hypothèse initiale soit vraie étant donné cette nouvelle information augmente. Deuxième observation : des enfants rient dehors. Ce nouvel élément probant augmente encore votre certitude à l’égard de l’hypothèse. Ces deux éléments probants, c.-à-d. l’absence des souliers dans l’entrée et les rires d’enfants, confirment ainsi davantage l’hypothèse que vos enfants jouent dehors qu’un seul de ces éléments probants.

    Figure 1. Réseau bayésien à deux éléments probants E, deux conséquences C de l’hypothèse H et deux fiabilités R des sources

    Les outils formels de l’épistémologie bayésienne permettent de tester cette intuition en modélisant la situation d’enquête scientifique à l’aide d’un réseau bayésien (fig.1). Une flèche représente un lien de cause à effet entre deux nœuds du réseau. Un même effet peut cependant être causé de plusieurs manières. Si les souliers de vos enfants ne sont pas dans l’entrée, il est possible qu’ils jouent dehors, mais il est également possible qu’ils soient chez des amis. L’absence des souliers ne rend que plus probable la vérité de l’hypothèse. Un réseau bayésien tient compte de cet aspect des relations causales : une flèche représente un lien causal probabilisé.

    Que veut-on dire par des « éléments probants variés » ? Dans le modèle que nous proposons dans l’article, la variété est définie sur deux dimensions. La première est l’indépendance de la fiabilité R des sources. Les conclusions semblables de scientifiques travaillant pour des laboratoires indépendants confirment davantage une hypothèse que les conclusions d’un seul d’entre eux. La deuxième dimension de la variété est l’indépendance des conséquences C de l’hypothèse. Les climatologues, notamment, s’appuient sur des éléments probants variés, comme la température moyenne dans les Prairies canadiennes et la fonte des glaciers dans l’Antarctique, pour confirmer l’hypothèse des changements climatiques. Les médecins, également, confirment un diagnostic initial à l’aide de multiples tests indépendants.

    Nos pratiques d’enquête scientifique peuvent être modestement améliorées à l’aide des modèles formels. Dans notre article, par exemple, nous parvenons à la conclusion qu’utiliser plusieurs sources indépendantes mais non fiables ne confirme pas davantage une hypothèse que d’utiliser une seule source fiable. Une plus grande variété des conséquences de l’hypothèse n’est également pas toujours bénéfique. Cependant, même dans les situations les plus extrêmes testées par le modèle, justifier une hypothèse à l’aide d’éléments probants variés demeure une pratique avantageuse en sciences dans environ 75% des cas. Tout n’est donc pas perdu!

  • Les problématiques socio-scientifiques : des pistes de formation à la pensée critique

    Les problématiques socio-scientifiques : des pistes de formation à la pensée critique

    Par Cesar Santos

    Selon Dreyfus et Weinberger (2013) l’aspect controversé des enjeux socio-scientifiques est dû au fait que des points de vue opposés peuvent être soutenus par différents groupes sociaux ou même scientifiques ayant des valeurs et des motivations très différentes, sans que certains de ces points de vue contradictoires soient de manière évidente contraire à la raison. Les cas de vaccins mis récemment sur le marché, par exemple celui contre les infections par les virus du papillome humain, peuvent être compris dans cette perspective. Ainsi, êtes-vous pour ou contre le vaccin ?

    Le 6 décembre 2017, le professeur Abdelkrim Hasni nous a présenté une partie de la recherche qu’il mène avec la professeure Nancy Dumais au sujet de la controverse sur le vaccin du papillomavirus (visionnez la conférence sur la chaîne YouTube de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique). Ce virus, qui est notamment transmis par le contact cutané, est associé au cancer du col de l’utérus. Les deux côtés dans cette controverse ont des arguments raisonnés. La question est chaude, des scientifiques et des gestionnaires publics de la santé en débâtent et les parents angoissés se demandent que faire : vacciner ou pas? Dans certains pays, on songe même à imposer des amendes salées aux parents refusant de vacciner leurs filles. Ainsi, autant pour les gouvernements que pour les individus, avant d’agir ou de légiférer, d’être pour ou contre, il faut d’abord se construire une opinion raisonnée. Voilà le sens de la conférence que nous analysons dans ce compte rendu.

    Les différents types de controverses

    Tout d’abord, le professeur Hasni a fait la distinction entre les controverses purement scientifiques (pôle épistémologique) et celles exclusivement sociales (pôle social) pour préciser que la controverse du vaccin contre le papillomavirus se situe entre ces deux pôles, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une controverse socio-scientifique. Les controverses situées du côté du pôle scientifique concernent les débats très techniques à l’intérieur de la communauté scientifique, par exemple, celui entre Bohr et Einstein sur l’interprétation des résultats de la mécanique quantique. De l’autre côté, on a les débats de nature sociale, comme l’enseignement de l’évolution dans les écoles, la séparation entre l’état et l’église, etc. Entre ces deux pôles, se situent les questions socio-scientifiques, celles qui impliquent et engagent le débat entre les scientifiques, mais qui ont des retombées sur la société, ou, bien au contraire, des questions qui prennent de l’ampleur dans le débat social, mais qui engagent les scientifiques et impliquent la science. Par exemple, on parle des vaccins, de l’utilisation de l’énergie nucléaire, des pesticides, entre autres.

    La recherche qui nous a été présentée porte l’originalité de viser, entre autres, les futurs juristes et d’évaluer dans un contexte empirique quels seront les moyens utilisés par les étudiants pour se construire une opinion éclairée sur le sujet. On se rappellera que plusieurs controverses socio-scientifiques vont se trouver devant les tribunaux. Donc, c’est très pertinent de faire vivre aux futurs responsables de la justice la complexité de se construire une opinion raisonnée sur un sujet complexe.

    Ce qui est visé par la recherche

    La recherche vise à amener les étudiants à exprimer un jugement fondé sur la rationalité scientifique en se questionnant systématiquement sur (1) leur propre pensée et leurs conceptions premières (perceptions spontanées), (2) ce qu’on leur présente comme vision du monde et (3) le rapport que les sciences entretiennent avec la société.

    Les étudiants seront invités à un processus de construction d’opinion comprenant quatre étapes :

    • Dégager les arguments (scientifiques et non scientifiques) au cœur de la controverse
    • Analyser les principaux arguments à la lumière des processus scientifiques (la production et l’interprétation des faits, les biais, etc.)
    • Discuter des forces et des faiblesses des arguments
    • Formuler un jugement basé sur l’analyse des propositions opposées : se donner un îlot de rationalité (Fourez) sur le problème considéré

    Les îlots de rationalité de Gerard Fourez se basent sur la constatation qu’il est impossible de tout connaître sur un sujet et qu’ « [e]n effet, pour se représenter une situation, il faut, à un certain moment, sélectionner les éléments qu’on jugera pertinents au projet que l’on a. » (Fourez, 1997)

    Ainsi, Fourez définit « Îlot de rationalité » comme « la représentation qu’on se donne d’une situation précise, représentation qui implique toujours un contexte et un projet qui lui donnent son sens. Elle a pour objectif de permettre une communication et des débats rationnels (notamment à propos de prises de décisions). » (Fourez, 1997).

    Cette conception des « îlots » implique nécessairement une construction avec des savoirs organisés et standardisés ayant une nature obligatoirement interdisciplinaire. Si l’on ne peut pas tout connaître, on peut quand même se donner la meilleure représentation sur un sujet.

    On ne peut pas douter de l’importance pour un avocat ou un juge de se doter de la meilleure représentation possible d’une situation controversée. Ainsi, on a bien hâte de connaître les résultats et les conclusions de la recherche en question.

    On vous invite donc, à regarder la conférence sur notre chaîne YouTube ainsi qu’à consulter quelques publications qui démontrent l’aspect controversé des vaccins et do papillomavirus :

     

    Les références citées dans le texte :

    Dreyfus, A. et Weinberger, Y. (2013) Teacher college students’ views of controversial environmental issues: Ambivalence and readiness to adopt a stance. International Journal of Environmental et Science Education. 8, 627-643.

    Fourez, G. (1997). Qu’entendre par « îlot de rationalité » et par « îlot interdisciplinaire »? Enseignants et élèves face aux obstacles. Aster, 25, 217-225.

    Lien YouTube de la conférence :

    https://www.youtube.com/watch?v=PiCCfAsDAKE&t=593s

     

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

  • Les bénéfices du fauteuil

    Les bénéfices du fauteuil

    Par Jérôme Richard.

    La philosophie tente de plus en plus de prouver son utilité hors de ses départements universitaires et de ses tours d’ivoire (consultez les autres billets de ce merveilleux blogue, si vous cherchez des exemples). Par contre, la distinction entre la « pratique » et la théorie est à mon avis moins tranchée que l’on peut le prétendre. Dans ces prochaines lignes, je discuterai de l’importance d’un des outils théoriques philosophiques les plus critiqués et incompris : l’expérience de pensée (EP pour la suite du texte). Ainsi nous serons en mesure de saisir l’importance de la théorie dans un contexte que l’on considérerait plus « pratique ».

    En premier lieu, il faut définir notre sujet. Qu’est-ce qu’une expérience de pensée? Ainsi, nous serons en mesure de saisir la portée théorique et pratique de cet outil philosophique. Je vous propose de visionner cette petite vidéo produite par la BBC à titre d’exemple d’une EP. Cette EP, que l’on nomme « le dilemme du tramway » est une bonne façon de réfléchir sur un problème éthique en cherchant les limites de l’utilitarisme (maximisation du plaisir du plus grand nombre). La philosophie utilise abondamment des scénarios similaires, mais la physique, l’économie et plusieurs autres disciplines en utilisent aussi. Pour définir les EP, il faut tout d’abord remarquer qu’il s’agit d’un scénario qui présente une situation contrefactuelle (qui ne correspond pas nécessairement aux faits) ou irréaliste. Dans une EP, le lecteur est placé dans une position d’observateur et il évalue le déroulement et les conséquences d’un scénario imaginaire. Les objectifs des EP sont variés : défendre ou critiquer une théorie, explorer la limite de nos concepts et même illustrer une situation trop complexe ou abstraite[i]. Cependant, je dois vous avertir que cette définition ne fait pas l’unanimité. Elle sera néanmoins suffisante pour les besoins de notre discussion.

    La portée pratique de cette méthode peut vous sembler encore nébuleuse. Mais quels sont les avantages des EP? À quoi bon demeurer assis sur le fauteuil? Ce blogue est un endroit où l’on défend l’utilité pratique de la philosophie, alors pourquoi parler d’une méthode typiquement associée au philosophe pensant seul dans sa tour d’ivoire? Je suis conscient que j’entretiens avec ma défense des EP une vision théorique de la philosophie. Cependant, je crois qu’il faut repenser, le rôle et la fonction du fauteuil. Reprenons notre exemple du dilemme du tramway, cet exercice nous permet de saisir l’importance de prendre en considération le plus grand nombre d’individus lors de prise de décisions éthiques. Par la suite, les nombreuses variantes du dilemme nous questionnent sur les moyens pour y parvenir. Les EP n’ont rien de concret ni de pratique et n’ont pas l’intention de parvenir à l’action. À vrai dire, on construit des situations imaginaires autour de nos principes, théories et concepts. Mais dans quel but et pourquoi? Il faut comprendre que je propose que la réflexion précède toujours l’action. Une expérience de pensée permet d’évaluer et de prévoir le déroulement d’une situation. Ernst Mach, un philosophe des sciences et physicien du IXXe siècle, est persuadé qu’une expérience scientifique est toujours précédée d’une EP. En effet, il mentionne qu’ : « une expérience de pensée est aussi un préalable nécessaire à la réalisation d’une expérience. Tous les inventeurs et les expérimentateurs doivent avoir dans leurs esprits tous les détails, avant de pouvoir la réaliser. »[ii]. La réflexion précède nécessairement une action, mais je ne vous apprends certainement rien de nouveau. Les EP ont une portée pratique assez mince, cependant elles sont un excellent moyen de vulgarisation et d’introduction. En effet, le scénario d’une EP ne fait pas appel à un lexique spécialisé. Il est important de comprendre que les EP « appliquent » certains théories ou concepts précis et complexe, mais le scénario doit être clair et compréhensif. Par conséquent, une EP dans le domaine scientifique peut nous permettre d’avoir une idée plus concrète des théories scientifiques qui demande généralement une expertise assez poussée. Dans le cadre philosophique, les EP peuvent servir d’intéressante introduction à une problématique, à s’intéresser à un certain concept ou les limites d’une théorie. Une EP en philosophie peu donc atteindre autant le profane, que l’expert. Bien évidemment, l’expert du domaine philosophique est en mesure de mieux comprendre les concepts impliqués ou la théorie derrière une EP. Il ou elle comprend mieux les liens possibles avec son expertise et s’inscrire dans une démarche plus large. Le profane se verra plutôt introduit à un débat, une théorie ou concept. La formulation de cette méthode sous la forme d’un petit scénario peut piquer la curiosité. Une EP peut mettre la table à une discussion entre l’expert et le profane, elle peut ainsi mener à une discussion entre des individus provenant de différents milieux et expertises.

    Une EP, selon Mach, mène à des résultats qui n’ont pas besoin d’être nécessairement transportés vers une réalisation physique de cette dernière : « Les résultats d’une expérience de pensée peuvent être si précis et décisifs qu’aucun test par la réalisation d’une expérience physique ne sera nécessaire. »[iii]. Je ne crois pas que toutes les EP soient aussi convaincantes comme Mach le suggère. Les conclusions tirées d’une EP sont parfois sujettes à la discussion et à la révision, mais je considère qu’il s’agit tout de même d’un formidable outil. Bien que les EP opèrent dans le domaine de la réflexion, de la pensée et de l’abstraction, malgré ses apparences elles sont influencées par nos expériences passées et les résultats de notre réflexion vont modifier nos futures actions. Plusieurs questions demeurent sur les EP quant à leurs fonctionnements et leurs objectifs. De plus, la limite de leur portée ainsi que leur légitimité est discutée[iv]. Elles nous permettent même sous leurs airs parfois farfelus d’explorer et de nous interroger sur nos concepts. Comme Charles Sanders Peirce, philosophe américain et parmi les fondateurs du pragmatisme, le mentionne[v] : « Connaître ses idées, savoir bien ce qu’on veut dire, c’est là un solide point de départ pour penser avec largeur et gravité »[vi]. La raison et la réflexion sont les points de départ qui nous permet d’explorer nos options et ultimement influencer nos prochaines actions. Les EP sont seulement qu’un des moyens d’affiner la réflexion, elles ont la prétention d’être accessible et compréhensible autant pour le profane que l’expert en philosophie. Dans ses dernières lignes, j’ai tenté de souligner la portée pratique de la philosophie sans faire appel à l’expertise philosophique dans une problématique concrète. J’ai plutôt essayé de défendre la « portée pratique » de la philosophie pour tous, même si elle a comme point de départ son confortable et habituel fauteuil…

    Si les expériences de pensée vous intéressent et que vous désirez en savoir plus, voici quelques suggestions de lectures. Malheureusement, il existe peu de textes francophones sur les expériences de pensée, mais voici du matériel intéressant dans la langue de Shakespeare.

    Notes

    [i] Cette définition vient de (Brendel 2004)

    [ii] Traduction libre de : « However, a thought experiment is also a necessary pre-condition for a physical experiment. Every inventor and every experimenter must have in his mind the detailed order before he actualizes it. » (Mach 1976)

    [iii] Traduction libre de : « The result of a thought experiment can be so definite and decisive thaht any further test by means of  a physical experiment, whether rightly or wrongly ma seem unecessary to the author. » (Mach 1976)

    [iv] Ces questions sont plutôt discutées entre spécialistes et chercheurs…

    [v] Même s’il avance que les faits et l’expérience sont plus importants que la raison et la spéculation…

    [vi] PEIRCE, Charles Sanders, « Comment rendre nos idées claires », 1879, [en ligne].

     

    Jérôme Richard est candidat à la maîtrise à l’Université de Sherbrooke. Il s’intéresse depuis le baccalauréat aux expériences de pensée. Il se considère comme étant un « armchair philosopher », préférant les questions théoriques aux problématiques concrètes. Ses intérêts philosophiques plus larges sont la métaphilosophie, la philosophie expérimentale et les grandes questions qui ont préoccupé les philosophes de la tradition analytique.

  • Think tanks, écosystèmes, individus et pensée critique

    Think tanks, écosystèmes, individus et pensée critique

    “Tank” de l’usager Flickr Valentin.d

    Par Andréanne Veillette. 

    Le 16 novembre dernier, le professeur François Claveau (Université de Sherbrooke) a présenté une conférence qui visait à formuler les demandes que l’écosystème des think tanks fait peser sur la pensée critique au niveau individuel ainsi qu’au niveau institutionnel.

    La structure des think tanks pose de nombreux défis pour la pensée critique. Un des enjeux les plus importants est celui de l’objectivité de la recherche produite par les think tanks. En effet, comment faire confiance aux think tanks alors que nous savons que leur conclusions proviennent de recherches orientées selon un but précis? (Deux exemples parlant : l’IEDM et l’IRIS). Une source qui émet des conclusions prédéterminées n’est pas sensible à la vérité de ces dernières et, par conséquent, ne mérite pas notre confiance. Sachant cela, serait-il alors une bonne décision d’enseigner la surdité stratégique face aux résultats des think tanks?

    Dans sa présentation, le professeur Claveau argumente qu’il n’est pas nécessaire de se fermer complètement aux recherches produites par les think tanks. Il s’agit simplement de demeurer vigilant tant au niveau de l’écosystème qu’au niveau individuel.

    Qu’est-ce qu’un think tank?

    Bien qu’il s’agisse d’une question très simple en apparence, elle peut rapidement devenir très complexe puisqu’à l’heure actuelle, il n’existe pas de définition consensuelle sur ce qu’est un think tank. Toutefois, une définition assez large avancée par le professeur Claveau dans sa présentation nous permet de cerner notre objet d’étude. Un think tank est une organisation à but non lucratif qui vise à produire et à diffuser de la recherche sur les politiques publiques et qui bénéficie d’une indépendance légale.

    Pourquoi leur faire confiance?

    Pour comprendre les raisons pour lesquelles il ne faut pas rejeter toute recherche produite par les think tanks, il faut mieux comprendre l’écosystème dans lequel les think tanks évoluent. Dans un premier temps, les think tanks, s’ils veulent maintenir leur statut d’expert, doivent réconcilier quatre composantes : la crédibilité intellectuelle, l’influence politique, la visibilité publique et le soutien financier. Un think tank doit donc impérativement maintenir sa crédibilité intellectuelle à un certain niveau, de peur de perdre sa capacité d’influencer, sa visibilité ainsi que son soutien financier. Cette nécessité de maintenir une certaine crédibilité intellectuelle pourrait partiellement expliquer ce qui motive les think tanks à afficher si ouvertement les idéologies auxquels ils s’associent. En effet, ce qui apparaît de prime abord être un choix stratégique étrange provient d’un souci de transparence. Ces déclarations d’allégeance jouent un rôle similaire aux déclarations de conflits d’intérêts qui paraissent parfois dans les articles scientifiques.

    De plus, bien qu’il soit vrai que les think tanks produisent de la recherche teintée par des idéologies politiques ou des postures économiques, la recherche qu’ils produisent n’est pas pour autant fausse. Effectivement, les think tanks ne sont pas insensibles à la vérité. Plutôt que d’inventer des faussetés et de les faire passer pour de la recherche, ils choisissent stratégiquement quelles vérités sont bonnes à dire et quelles vérités devraient être omises de leur discours pour avancer leur position. Il existe donc une aversion pour le mensonge qui les pousse à dire « rien que la vérité », mais pas « toute la vérité ». Cette aversion pour le mensonge vient de la vigilance de l’écosystème et de l’impératif de crédibilité intellectuelle discutée plus haut. Il existe de nombreux « vigiles » dans l’écosystème des think tanks. Il y a entre autres des chercheurs universitaires, des journalistes, des experts citoyens, les autres think tanks et des organismes d’évaluation comme le Go To Global Think Tank Index. Tous ces acteurs exercent une surveillance sur les think tanks de sorte que s’ils produisent des faussetés évidentes, leur crédibilité chutera, entraînant avec elle l’accès aux décideurs politiques qui sont la cible principale des think tanks ainsi que la visibilité médiatique.

    Bref, l’écosystème dans lequel évoluent les think tanks les pousse à adopter un « perspectivisme raisonnable ». Autrement dit, la recherche produite par les think tanks est ouvertement biaisée, mais elle n’est pas fausse pour autant. Il est donc possible, en restant conscient des limitations inhérentes aux think tanks, de prudemment se servir de leurs résultats pour faire progresser notre propre pensée.

    Une responsabilité individuelle

    Nous avons vu comment l’écosystème des think tanks assure une surveillance de ces derniers. Maintenant, nous allons voir comment l’individu peut utiliser la connaissance produite par les think tanks d’une façon responsable. D’abord, il faudrait développer chez l’individu la capacité de reconnaître une organisation qui n’est pas incitée à dire « toute la vérité » et, peut-être de façon plus importante encore, à reconnaître les organisations non incitées à dire « rien que la vérité ». Ensuite, les individus doivent être en mesure de reconnaître qu’un think tank est toujours politisé et faillible. Sachant cela, l’individu doit tenir compte de plusieurs perspectives raisonnables pour éviter de s’enfermer dans une chambre à écho. En effet, le principal danger pour l’individu est de s’en tenir à des positions qui le réconfortent dans les opinions qu’il possède déjà.

    Un avertissement en guise de conclusion

    Un nouveau format de think tank commence à apparaître en ligne. Ces think tanks existent dans un écosystème différent que ceux dont nous avons discuté jusqu’à présent. Malheureusement, le degré de vigilance de l’écosystème des think tanks en ligne est beaucoup plus bas que celui des think tanks traditionnels, augmentant du coup la pression sur la vigilance individuelle. Cet écosystème moins vigilant dans lequel ils évoluent fait en sorte qu’ils doivent faire beaucoup moins attention à leur crédibilité intellectuelle. Ils peuvent donc se permettre de non seulement d’omettre certaines vérités, mais également de diffuser des faussetés. C’est notamment le cas des think tanks qui propagent de fausses nouvelles. L’individu doit donc faire preuve d’une plus grande vigilance lors de la consultation de la « recherche » produite et diffusée par ce type de think tanks.

    Cycle de conférence sur l’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques

    Cette conférence a été réalisée dans le cadre du cycle de conférence 2017-2018 : L’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique et a été organisée par le Centre de recherche sur l’enseignement et l’apprentissage des sciences (CREAS). Pour en savoir plus sur les conférences à venir, n’hésitez pas à visiter cette page!

    Andréanne Veillette est étudiante au baccalauréat. Elle travaille à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique où elle s’intéresse tout particulièrement à l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes et aux think tanks.