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Le souvenir reggae

Par Alec O’Reilly

« reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

La mémoire ne se résume pas qu’à un ensemble de souvenirs individuels ; elle peut et devient rapidement un phénomène social, une mémoire collective et culturelle. Dans ce billet, j’aborderai la relation entre le reggae et le Rastafari sous l’angle de leur mémoire commune, ou, autrement dit, je m’intéresserai au souvenir africain que recèlent les procédés musicaux du reggae en tant que mémoire culturelle. Je propose de présenter les concepts de mémoire collective et culturelle, de montrer leur application dans le cas du reggae et du Rastafari, tout en concluant sur une introspection concernant l’attitude philosophique qu’il nous faut mobiliser pour recevoir ce souvenir adéquatement.  

Mémoire collective et culturelle

Conceptualisée au début du XXe siècle par Maurice Halbwachs et Aby Warbug (1), la mémoire collective dénoterait aujourd’hui, selon l’ethnologue et professeure de l’université de Bucarest Lorena Anton, un ensemble de souvenirs, une sorte de mémoire commune et partagée au sein d’une collectivité et transmise à l’aide de divers objets culturels (textes, chansons, artéfacts, etc.). Sous la forme d’artéfacts, la mémoire collective permet ainsi aux individus d’une communauté de redéfinir leur rapport au passé, au présent et au futur (2). 

L’égyptologue Jan Assman écrit dans « Collective Memory and Cultural Identity » qu’il y a deux formes de mémoire collective ; la mémoire communicationnelle, de nature informelle et quotidienne, ainsi que la mémoire culturelle qui porte le souvenir des origines de la collectivité et de ses histoires mythiques (3). Selon Assman, la mémoire culturelle est toujours incorporée à l’intérieur de formes symboliques, ce qui permettrait aux individus de se souvenir de ses caractéristiques (4). Les institutions, récits, coutumes (etc.), sont donc des manifestations concrètes d’une mémoire collective, sous sa forme culturelle. 

Cela dit, s’il est pertinent de mobiliser la théorie de la mémoire collective au début de ce texte, c’est parce qu’elle s’applique très bien dans le cas du reggae et du Rastafari. En effet, on peut avancer que la musique reggae, en tant que pilier identitaire du Rastafari, est un objet de sa mémoire. Je présenterai dès lors la relation traditionnelle du Rastafari à la musique afin d’expliciter en quoi et comment le reggae constituerait un phénomène de mémoire culturel ; un souvenir africain. 

 
« reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

Musique au sein du Rastafari

Les rastas jamaïcains ont pour coutume d’organiser de grands rassemblements spirituels où se rencontrent chants et prières en symbiose avec le rythme des tambours nyahbinghi. Ces regroupements, que l’on nomme groundations, forment au plus souvent un hymne au royaume d’Éthiopie en commémoration à la terre ancestrale (l’Afrique). Les groundations reposent sur un savoir culturel qui découlerait du royaume des mythes de la mémoire Rastafari, le royaume africain (5)

Ce qui caractérise le mieux le savoir culturel de nature musico-spirituel des groundations, quant à moi, est le caractère sacré que recèlent ses procédés répétitifs (6). En effet, selon le savoir africain dont se composent les groundations, la répétition musicale offre un exutoire aux différentes circonstances de la vie, mais aussi, une façon d’incorporer les messages jugés significatifs. Autrement dit, ce « transfert spirituel », qu’offrent les groundations aux rastas, s’exécute à l’aide de la combinaison de rythmes répétitifs et de messages méditatifs tout autant répétitifs. Par exemple, le rythme redondant et calme des trois tambours nyahbinghi, imitant le rythme du cœur, est employé dans le but d’ouvrir spirituellement l’auditoire.

Le reggae, pour ne pas l’oublier, incarne quant à lui une évolution de ce savoir culturelle (9); un changement qui s’orchestre dans les années 1950, grâce à la rencontre de musiciens de jazz jamaïcains avec le rituel Rastafari (10). Au sein du rythme reggae, les tambours se voient généralement remplacer par des instruments tels que la guitare ou le clavier, même si certaines chansons conservent encore aujourd’hui l’utilisation des tambours nyanbanghi. Avec le reggae, le rythme du cœur prend le nom de « skank » et se positionne sur le contretemps.

Le reggae comme souvenir africain

Selon Jan Assman, la mémoire culturelle fonctionne en se reconstruisant, c’est-à-dire qu’elle adapte ses savoirs en fonction du présent, tout en gardant une certaine identité avec leurs formes passées (9). Il semble alors acceptable d’avancer que le reggae soit une reconstruction culturelle du souvenir des groundations. Selon cette hypothèse, le savoir musico-spirituel des groundations – constituant une partie de la mémoire culturelle africaine du Rastafari – se serait vu réinventé une fois de plus dans le reggae qui, si l’analyse est exacte, incarnerait la forme contemporaine de ce savoir ancestral. 

Le skank, rythme du contretemps et star du reggae, forme quant à moi une caractéristique évidente du savoir musico-spirituel Rastafari. Il est le « rythm of life » et transmet, comme nous l’avons vu, de son effet cathartique des récits significatifs en chanson : « Let’s get together and feel all right ». En dernière analyse, la prédominance de textes à tendance répétitive, mais aussi politique et religieuse des chansons reggae forme également une caractéristique apparente du souvenir africain que porte le Rastafari. 

« reggae », Unsplash: https://unsplash.com/s/photos/reggae 

Réceptivité du souvenir africain

La métaphore que j’utilise, celle du reggae en tant que souvenir africain, semble tenir la route du point de vue anthropologique. Mais philosophiquement parlant, cette assertion est ambiguë et peut soulever plus de problèmes qu’elle n’en clarifie. Par exemple, doit-on comprendre que le reggae contient et évoque nécessairement en chaque personne le souvenir africain? Si c’est le cas, comment peut-on expliquer que des personnes qui n’ont jamais été en contact avec la culture Rastafari portent en elles le souvenir africain dont il est question?  

L’hypothèse que j’inspecte s’apparente au concept platonicien de réminiscence ; une notion stipulant que l’apprentissage est en fait un processus de remémoration. Par exemple, dans le Ménon, afin de prouver que le savoir réside éternellement dans notre âme et qu’il suffit de nous en ressouvenir pour apprendre, Socrate interroge un esclave et mène ce dernier à formuler, à l’aide de sa maïeutique, des propositions géométriques (10). L’analogie dans le cas de la réception du souvenir africain est immanquable. En effet, considérant la nature spirituelle du souvenir africain véhiculé par le reggae, il n’est pas insensé de croire, comme le proposerait Platon, que ce souvenir réside éternellement au sein du contretemps. 

Mais l’hypothèse d’un tel rapport entre le savoir musico-spirituel du reggae et la réception de ce savoir me semble problématique. En effet, si le reggae est joué hors du contexte culturel Rastafari, rien ne semble garantir qu’il continuera à perpétuer sa mémoire, à évoquer le souvenir qu’il évoque chez les rastas. Par exemple, et pour revenir sur le cas du pauvre esclave de Ménon, il semble peu probable que Socrate parvienne à lui faire souvenir ce qu’incorpore le reggae par la simple écoute d’une chanson de Bob Marley. 

Un penseur peut-être plus apte à décrire la nature de la réception de ce souvenir est Søren Kierkegaard. Pour Kierkegaard, fervent admirateur et critique de Socrate, en pensant que le savoir réside éternellement en nous, on viderait la signification du moment de la réception de la connaissance ; moment ne représentant plus qu’une occasion où l’on se ressouviendrait de ce que notre âme posséderait déjà (11). À l’inverse, il propose de considérer ce moment comme un instant chargé de signification et procédant en trois étapes. Au sein de la réception du savoir, il y aurait d’abord l’état antérieur où la personne concernée ne connait pas encore la vérité. S’en suivrait, de sa part, une écoute attentive de propositions significatives, lui offrant la vérité, le savoir, mais aussi ses conditions de réception. Puis, finalement, il y aurait la transformation de notre individu en nouvelle personne, caractérisée par la réception de la vérité (12). 

Bien entendu, la notion d’instant demanderait à être discutée en son contexte philosophique, mais les mots me manquent et ces quelques éléments nous permettent déjà de mieux cerner, au niveau subjectif, ce qu’impliquerait une réception authentique du souvenir africain. En effet, au lieu d’une réminiscence provoquée au contact de procédés musicaux, la notion d’instant kierkegaardienne propose que la réception de ce souvenir implique, premièrement, une écoute réceptive qui perçoit les conditions de la réception du savoir concerné et, deuxièmement, une acceptation de ces mêmes conditions. Recevoir le souvenir africain, la mémoire culturelle Rastafari qu’incarne le reggae, ne serait donc pas qu’une simple occasion où l’on se ressouviendrait du caractère spirituel du contretemps ; au niveau du sujet, si la réception est authentique, il s’agirait de reconnaitre le caractère spirituel des procédés musicaux du reggae et de respecter les postulats culturels du Rastafari. Voilà donc une proposition qui nous permet à la fois d’évacuer la question ontologique que pose la notion de réminiscence et d’adopter une posture plus adéquate, en tant que non-rastafariens, à la saine réception de la mémoire Rastafari.  

La reconnaissance du souvenir africain nécessite, d’un certain point de vue, un saut dans la foi. Il faut pouvoir écouter authentiquement « l’enseignant Rastafari », et donc, parmi un certain contexte culturel, accepter que le reggae incarne bel et bien un savoir qui prend la forme d’un objet culturel – un souvenir africain rythmiquement perpétué. J’aime donc aussi illustrer le reggae en tant que souvenir vivant ; un souvenir qui pourrait disparaitre avec l’acculturation du reggae, mais qui persistera tant et aussi longtemps qu’on acceptera de le recevoir adéquatement.

Matériel supplémentaire

Pour de plus amples détails sur le skankvoici une courte vidéo de Tuff Lion.

Références

  1. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity. » Assmann, Jan, et John Czaplicka. « Collective Memory and Cultural Identity. » New German Critique, no. 65 (1995): 125-33, p. 125.
  2. Anton, Lorena. “Cultural Memory.” In Protest Cultures: A Companion, edited by Fahlenbrach Kathrin, Klimke Martin, and Scharloth Joachim, 130-36. NEW YORK; OXFORD: Berghahn Books, 2016, p. 130.
  3. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity », p. 126.
  4. St-Onge, Audrey. « Mémoire culturelle et multiperspectivité dans l’enseignement du cours d’histoire du Québec et du Canada. L’exemple de la communauté d’expression anglaise des Cantons-de-l’Est. » Mémoire, Université de Sherbrooke, 2020, p. 31-2.
  5.  Bonacci, Giulia. « L’Hymne éthiopien Universel (1918): Un Héritage National Et Musical, De L’Atlantique Noir à L’Éthiopie Contemporaine. » Cahiers D’Études Africaines 54, no. 216 (2014) : 1055-1082, p. 1072.
  6. Laplante, Julie. « “Art de dire” Rastafari : créativité musicale et dagga dans les townships sud-africains. » Drogues, santé et société 11, no 1 (2012) : 90-106, p. 99.
  7. White, Garth. « The Evolution of Jamaican Music : “Proto-Ska” to Ska », Social and Economic Studies 47, no. 1 (1998) : 5-19, p. 9. 
  8. Miller, Herbie. « Brown Girl in the Ring: Margarita and Malungu. » Caribbean Quarterly 53, no. 4 (2007) : 47-110, p. 54.
  9. Assman, Jan. « Collective Memory and Cultural Identity », p. 131.
  10. Platon, Ménon. dans Protagoras, Gorgias, Ménon : 167-205. Trad. Alfred Croiset (Mesnil-sur-L’Estrée: Tel Galimard, 1991), p. 181-6.
  11. Søren Kierkegaard. Les miettes philosophiques. Lonrai : Éditions du seuil, 1967, p. 42-3. 
  12. Ibid, p. 44-51. 

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