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  • De l’utilité des choses inutiles

    Je me risque à envoyer une autre bouteille dans la mer des commentaires qui circulent sur l’état de l’éducation supérieure au Québec. L’élément déclencheur est un texte paru dernièrement et adressé plus particulièrement aux lecteurs anglophones pour expliquer les raisons et les enjeux du «printemps érable». Les auteurs ciblent l’argument qui est le plus important à mes yeux et pourtant le plus délaissé dans le déluge de commentaires sur la question: les disciplines qui sont le plus susceptibles de faire les frais de la hausse en termes d’inscription et de conditions d’enseignement garantissent pourtant des apprentissages dont toute la société profite au jour le jour.

    Je traduis un passage de ce texte qui mérite d’être lu en entier:

    «On pourrait soutenir que les études en sciences humaines dispensent un esprit critique et des capacités intellectuelles qui sont indispensables à l’exercice d’une pleine citoyenneté démocratique et que l’étude de la littérature et de l’histoire d’autres cultures sont le véhicule du type de connaissance approfondie et de l’empathie nécessaires aux citoyens d’une société multiculturelle.»

    Mais encore faut-il montrer comment fonctionne ce genre de sciences, sinon un commentaire comme celui-là laisse croire aux détracteurs de l’université que seuls seront des citoyens au plein sens du terme ceux précisément qui auront fait leur maîtrise en sociologie ou en sciences politiques par exemple. Or ce n’est pas le cas.

    Qu’ils deviennent professeurs ou non, les étudiantes et les étudiants qui ont étudié dans les sciences humaines — mais cela vaut aussi pour les mathématiques, et l’étude des fondements des sciences de la nature en général — deviennent des agents de cohésion sociale autour des qualités qu’ils ont apprises à l’université. Il faut comprendre ici que même si les sujets qu’ils étudient à l’université sont détachés du quotidien ou de la réalité concrète des applications, et peu importe le degré suprême d’abstraction des sujets qu’ils étudient, les qualités que l’on développe dans ces sciences restent après l’exercice même de l’apprentissage ou de la recherche, et deviennent réellement profitables à la société à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’université.

    Par exemple, quelqu’un qui a terminé son baccalauréat en langues étrangères possède un ensemble de capacités intellectuelles qui, pour prendre une image, sont aussi présentes dans notre société d’aujourd’hui que l’eau l’est dans n’importe quel corps humain. Cette étudiante pourrait s’être spécialisée dans le pachtoune que ça ne changerait rien: elle est maintenant en passe de devenir une bonne rédactrice, elle connaît les outils de référence en français et en langues étrangères, elle sait faire des recherches dans des banques de données, analyser des textes et en faire des résumés. Elle possède en outre un ensemble de connaissances sur l’histoire d’une communauté et la sienne propre en particulier qui pourraient s’avérer profitable.

    Tout cela semble bien ordinaire quand on ne sait pas la somme de travail que cela suppose, mais toutes ces qualités se retrouveront dans n’importe quel travail ou tout type d’activité que cette personne pourrait vouloir entreprendre, contre un salaire ou non. A moins qu’elle vive en ermite total, toutes ces qualités profiteront au reste de la société qui entoure cette personne. Et dans son milieu social et professionnel, cette personne tranchera par son utilité, parce qu’elle sait écrire ce que tout le monde veut mais ne sait bien dire, ou comprendre ce que personne n’a le temps ni le courage de lire.

    Pensons maintenant à ce que fait notre système d’éducation: il doit préparer des gens qui puissent être utiles à la société. La langue que l’on parle, la société de culture et d’histoire que l’on doit maintenir, et l’exercice de nos institutions, qui stimulent les rapports entre citoyens et corrigent les inégalités entre eux, ne dépendent de rien d’autre que des capacités intellectuelles développées dans les sciences humaines. Toutes ces qualités doivent être enseignées à l’école: il faut des professeurs. Toutes ces qualités doivent être mises en œuvre dans la société civile: il faut des gens qui ont des maîtrises qui puissent rédiger, analyser, diffuser des textes informatifs et constructifs, quel que soit le métier qu’ils exerceront par la suite. Toutes ces qualités doivent être mise en œuvre au sein de la société: il faut des citoyens qui puissent discuter entre eux, s’aider les uns les autres, soutenir leurs proches, se faire le porte parole de toute cause de part et d’autre du spectre politique.

    Toutes ces qualités sont le ciment de notre gouvernement et de nos institutions: il existe naturellement une grande demande pour ces disciplines. Si à longueur d’année, toute personne qui se prononce publiquement commençait par citer d’entrée de jeu où il a étudié et en quoi, on verrait à quel point le débat sur l’accessibilité aux études est surfait par rapport à la nécessité vitale d’avoir le plus possible de bons diplômés. Dans ces études, l’important est de défendre le capital humain en formant le plus grand nombre possible sans altérer la qualité de l’enseignement. Il me semble qu’un investissement significatif devrait être fait pour être à la hauteur du capital industriel et économique ciblé par l’université d’aujourd’hui.

    Mais revenons sur terre. De toutes ces qualités l’université actuelle est le moteur, et les étudiants qui font le choix de faire “des choses inutiles” contribuent à plein à rendre notre société plus libre et mieux informée. Il est temps que ce genre de considérations soit pris en compte par les acteurs politiques qui ont entre leur main la destinée des études supérieures au Québec. Mais peut-être faudrait-il que la société en soit elle-même convaincue pour que ces derniers l’inscrivent à leur agenda? Mes collègues qui pensent encore que les humanités servent à la contemplation, ou, pire encore, à “dire tout et rien à la fois”, ne font qu’empirer la situation et portent un poids non négligeable dans la maladie de riches que nous sommes en train de contracter.

    Mais le pire dans tout ça, c’est que si personne ne fait rien pour donner un nouvel élan aux disciplines concernées, l’alphabétisation et l’accès des citoyens à l’information les concernant risque d’être un problème majeur dans la société de demain. À tel point que ce que je dis ne serait compréhensible qu’à des gens déjà convaincus, qu’ils choisissent de le taire ou non.

  • Les héroïnes tragiques, nos contemporaines

    André Duhamel (Université de Sherbrooke) et Sophie Cloutier (Université Saint-Paul) ont eu le bonheur de recevoir Lorraine Pintal (femme de théâtre, metteur en scène, directrice du TNM) pour lancer deux journées de discussion sur La tragédie et nous, colloque qui avait lieu dans le cadre de l’ACFAS 2012 au Palais des congrès de Montréal.

    Lorraine Pintal, directrice artistique du TNM

    En une présentation riche qui a duré près d’une heure (deux heures avec la discussion !) Madame Pintal a eu tout le temps nécessaire pour développer quelques thèmes qui identifient selon elle les pièces maîtresses de ce qu’est une tragédie dans le théâtre d’aujourd’hui. Je recompose ici quelques-uns des thèmes importants de sa présentation.

    La tragédie prend plus de place dans le théâtre d’aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans. Mais, pour les auteurs de tragédie, de tout temps elle a été le lieu d’un conflit; et notre monde contemporain vibre encore de ce même conflit.

    Malgré sa vie aisée et très longue, Sophocle parlait de pauvreté et de misère, et mettait en évidence les menaces qui planaient sur la démocratie. Son Œdipe souligne les liens entre le pouvoir et le peuple tout en posant la question de l’identité. Les héros de Sophocle passent par une très riche gamme d’émotions : Œdipe triomphe des énigmes du Sphinx et libère son peuple, mais il se signale aussi par sa prétention, sa méfiance et son arrogance.

    La ville d’Œdipe est une ville décimée par la peste et déchirée par la guerre civile qui rappelle les difficultés du monde contemporain. Tout ça, comprend-on, à cause de la désobéissance de l’homme à l’égard de l’ordre du monde. Les hommes sont non simplement opposés les uns aux autres, mais aussi aux dieux qui les craignent, puisque les dieux ont peur de la même chose que les mortels, c’est-à-dire «des faibles, des femmes et des enfants» comme Nancy Huston le fait dire à Jocaste.

    Avec Jocaste reine (mise récemment en scène par Lorraine Pintal) Nancy Huston a choisi de donner la parole à Jocaste, l’épouse d’Œdipe, personnage plutôt effacé dans la pièce de Sophocle. En brisant son silence, elle fait de Jocaste un être de verbe et de chair. Jocaste femme, aimante, incarne les origines de la naissance et l’orgueil d’une épouse. Nancy Huston a fait de Jocaste un personnage contre les dieux; elle en expose les sentiments et les doutes. Voici ce qu’elle fait dire à Jocaste quand elle apprend le lien de sang qu’elle partage avec Œdipe : «j’ai bien vu les cicatrices … J’ai vénéré les cicatrices… Oui, j’ai aimé d’Œdipe qu’il boîte… Ses colères absurdes, ses jeux … sa façon de se cabrer au-dessus de moi … Tu n’es mon fils que par les mots. Trois jours, trois jours seulement je t’ai donné le sein… Elle est réelle la félicité de notre hymen».

    Avec son plus récent cycle de pièces consacrées aux héroïnes de la tragédie grecque (Trachiniennes, Antigone, Électre), Wajdi Mouawad fait lui aussi le travail de trouver une tribune contemporaine pour des pièces au caractère intemporel et universel. Tout en choisissant un texte délibérément fidèle à l’original, il adapte la mise en scène pour représenter le caractère intemporel et pourtant si proche de nous de ces tragédies. Il décline les rapports aux éléments et se sert de la nudité des corps pour évoquer l’universalité des conditions décrites dans ce théâtre. Mais il choisit aussi de situer Électre dans un bidonville, qui dépeint avec justesse la condition de la jeune femme bannie de la cité, faisant partie des rebelles et parlant en sauvage pour la loi de la nature contre l’ordre factice du pouvoir acquis au prix du sang.

    Pour Lorrain Pintal, notre société a aussi faim d’une Antigone, cette silhouette noire à l’œil incandescent. Le pouvoir politique est désarçonnant; celui de l’économie, au-dessus du politique, est aussi menaçant. En disant « je n’aurai jamais d’enfants » Antigone met en question le rapport entre l’enfantement et les conditions politique de la naissance. En muselant un symbole de l’enfantement, une société qui décide de pendre Antigone se prive de sa source. Le défi de Mouawad, qui se transforme en magie du théâtre, consiste à plonger au cœur de la tragédie pour en faire ressurgir la beauté. C’est en ce sens qu’un chœur rock représente une adaptation forte du chœur antique. Pour cela Mouawad a pris Antigone au pied de la lettre quand elle dit vouloir sentir le sol de Thèbes vibrer sous ses pas.

    Pour les auteurs tragiques d’hier et aujourd’hui, la tragédie est un lieu de bataille dont la porte de sortie est la mort du héros. Sophocle avait introduit le suicide comme manière d’échapper au destin tragique. La solution c’est de retourner chez Hadès disent ces héros. Les morts, ceux avec qui l’on va vivre le plus longtemps, sont enfin accueillants. Et ceux qui restent, restent aux prises avec la douleur et les stigmates d’un passé qui ne meurt jamais.

  • Faut-il parler d’idéologie?

    De Josée Legault à Joseph Facal, la discussion de l’heure au milieu des affres de notre système d’éducation tourne autour de l’idéologie. Dans la semaine où une loi spéciale va être annoncée, je me demande s’il est réaliste de le faire. Nous verrons ici que non.

    Le face à face est durable. La rivalité entre le gouvernement et les associations étudiantes n’est plus une opposition, c’est un antagonisme insoluble qui a été nourri par des mesures de pression et de répression sans précédents dans l’histoire de l’instruction publique au Québec. De part et d’autre, on s’accuse de beaucoup de choses, entre autres de défendre des idéologies. Dans le coin droit, le gouvernement «capitaliste et néolibéral» fustigé par les syndicats étudiants; dans le coin gauche, les étudiants, «anticapitalistes, marxistes» pour reprendre l’analyse du ministre Bachand.

    L'image d'un homme qui dicte ses volontés aux égarés

    Il s’agit bien d’un antagonisme entre deux visions de la société incompatibles dans leurs fondements: le gouvernement actuel s’aligne sur une politique de gestion typique du G8 des trente dernière années qui vise à réduire autant que possible la taille du budget et de l’appareil d’État en travaillant étroitement avec le milieu privé, tant dans la réalisation de partenariat au sein même des services publics qu’en sollicitant la collaboration du privé pour le financement et le fonctionnement des institutions.

    Une vision internationale du syndicalisme idéologique à la CLASSE; logo non-officiel

    Pour les étudiants, il s’agit “tout et trop simplement” de s’en tenir au mot d’ordre de l’instruction publique hérité des acquis sociaux des années 70: favoriser l’accès le plus large possible à l’enseignement en demandant aux étudiants de contribuer le moins possible financièrement au financement des universités, ou idéalement ne pas contribuer du tout avec la “gratuité” de l’université. À cela se greffe tout un discours de syndicalisme d’action dont on peut se demander s’il a vraiment sa place, et s’il est efficace.

    La confrontation en cours exacerbe toute lecture idéologique.

    La judiciarisation du conflit à travers les injonctions et la possible loi spéciale; l’usage démesuré de la force policière que cela a entraîné; l’immobilisme du gouvernement qui met constamment en doute la légitimité et la bonne foi des associations étudiantes et de leurs représentants: tous ces “traits de caractère” de l’entité politique qui nous gouverne peuvent être lus comme des manifestations d’une décision idéologique de casser un mouvement de revendication sociale.

    De manière vague l’idéologie consisterait à “forcer l’application d’une politique *de droite* à une partie de la population qui n’en veut pas, quitte à bafouer le fonctionnement normal des institutions comme l’éducation et les tribunaux”.

    De l’autre côté, la chose s’applique également: bloquer le fonctionnement de la bourse, il faut être “go-gauche” pour y penser. Aussi, perturber l’ordre social, poser des gestes criminels (car il y en a eu, et fort heureusement en une très faible minorité), parler de changement de société voire de “printemps québécois” revient aussi à tenter de “forcer l’application d’une politique *de gauche* à une partie de la population qui n’en veut pas, quitte à bafouer le fonctionnement normal des institutions comme l’éducation et les tribunaux”.

    Parler d’idéologie demande donc de voir que la même lecture peut s’appliquer indifféremment au caractère des deux animaux politiques qui se déchirent en ce moment dans l’arène. Comme des enfants de 6 ans se disent à l’école: “celui qui dit celui qui l’est”.

    Cela permet-il de parler d’idéologie pour autant? Mieux: si l’on parle d’idéologie, qu’y a-t-il de vraiment idéologique dans la lutte en cours?

    De manière précise et plus forte cette fois-ci, l’idéologie suppose de déclarer comme faux et invalide toute action ou tout discours opposé à celui de l’idéologie elle-même, et en politique de prendre les dispositions unilatérales pour faire triompher la cause jugée vraie et seule à devoir être poursuivie. Je veux bien concéder que l’on s’approche de cela, mais restons précis: les querelles sémantiques sur “boycott ou grève”, sur “frais ou droit de scolarité”, laissent bien penser que les partis en présence tentent de miner la validité du discours de l’autre; et cela montre en soit que le débat sur les termes est loin d’être une bagatelle; mais personne ne remet en cause l’existence même des phénomènes que ces différents mots tentent de décrire. On discute plutôt sur la meilleure manière d’aménager le système et alors sur les mots que l’on doit utiliser.

    Passer au niveau plus grave du discours idéologique consisterait, d’une part à nier l’existence même des associations étudiantes, par exemple en les rendant illégales en dépit du droit et de la démocratie; d’autre part à refuser tout discours avec le gouvernement sous prétexte qu’il n’est pas légitime dans son droit de négocier, par exemple en refusant de s’asseoir à la table de négociation ou en déclarant caduque toute entente sans passer par un vote.

    Ainsi, si l’on peut reconnaître que le discours est idéologique, nous ne sommes pas encore dans une situation où l’idéologie a complétement déformé le terrain de la politique. Et certains débats resteront au niveau du langage. Mais l’analyse montre très bien comment un glissement pourrait s’effectuer, puisque l’idéologie est avant tout une question de degré entre sa définition vague et sa définition forte: la judiciarisation du conflit est une première étape avant de déclarer illégales les décisions consensuelles des associations; associer la lutte en cours à des causes idéologiques qui dépassent le problème du financement des universités par les étudiants mène peu à peu à nier au gouvernement la légitimité d’exercer le pouvoir et enflamme les esprits.

    On voit ici que la dérive idéologique menace de part et d’autre, mais pas de la même manière. Dans la pratique, le gouvernement utilise avant tout des procédures et se garde de tout commentaire d’ordre idéologique sur ses propres positions. De leur côté, les étudiants (se) sont limités à l’utilisation du discours idéologique pour justifier des procédures extraordinaires. Or, la situation réelle est plutôt celle-ci: les associations étudiantes en grève revendiquent une cause précise pour un ensemble de raisons variées, difficilement exprimables par un discours unique, et le gouvernement tente coûte que coûte, par un ensemble de mesures (très) discutables, de forcer une décision budgétaire pour des raisons qu’il a données de manière non équivoque. Je remarque en passant que la Loi spéciale est un désaveu clair contre le recours aux injonctions qui n’ont pas fonctionné.

    Continuer à parler d’idéologie est à mon avis hors du débat réel. La réalité est que le travail des institutions est répétitivement bafoué par le gouvernement pour des raisons non idéologiques, mais plutôt électorales de se ménager la part belle en jouant la ligne dure, tout en accusant l’autre camp de vouloir jouer les révolutionnaires. Les étudiants, s’ils continuent d’alimenter ce sentiment au moyen d’un discours vieilli et réducteur, celui précisément des idéologies dénoncées par le gouvernement, ne peuvent pas souligner suffisamment que le véritable problème est bien simple: une partie de la population est victime d’un traitement inéquitable à l’égard de ce qui se faisait dans le passé, et, même aménagée, la hausse du financement des universités par les étudiants ne représente en rien une solution durable aux problèmes vécus par les disciplines et les tranches de la population les plus durement touchées par les politiques d’austérité. En ratant l’occasion de le faire à satiété, ils laissent filer la seule possibilité qui leur est offerte d’expliquer en termes rassembleurs ce qui choque le plus avec cette hausse des frais.

    Pour finir, je ne crois pas que le gouvernement en place soit idéologue. La politique de nos jours, c’est avant tout de la stratégie, et il y a des risques que la stratégie du gouvernement finisse par nuire gravement aux citoyens et à leurs institutions d’éducation et de justice. C’est un coup de dés pour redorer son blason en montrant qu’il peut défendre une politique sensée et musclée, sur le dos des universités et des gens qui y travaillent au service de l’État. L’accuser d’idéologie est précisément ce qu’il veut: cela lui donne une image forte, ce qui rassure la partie la plus nombreuse de la population qui craint pour ses vieux jours.

    Les étudiants et leurs partisans aussi ne sont pas idéologues. Pas la grande majorité d’entre eux en tous cas. Mais à chaque fois qu’ils critiquent le gouvernement pour son idéologie, ils s’éloignent de la cible. Pour mettre dans le mille, il faut montrer que le gouvernement, par son intransigeance et sa conception oligarchique du pouvoir, est en train de saccager le milieu universitaire qu’il dit vouloir encourager en radicalisant par les injonctions et une loi spéciale un mouvement légitime désirant, à raison selon moi, plus d’équité dans le financement des études de manière conjointe par les étudiants et l’État.

  • Les problèmes de fond liés au décrochage scolaire

    L'école, quelle méthode pour les défis d'aujourd'hui?

    Par Rémi Robert, étudiant au doctorat en philosophie pratique de l’UdeS.

    L’école québécoise ne mise pas avant tout sur l’intelligence de ceux qui la fréquentent, mais sur une méthode d’apprentissage et l’utilisation d’outils efficaces pour écrire ou calculer. En n’ayant pas de méthode efficace ou appropriée, les différents apprentissages deviendront pénibles, car l’incompréhension repose généralement sur une incapacité d’utiliser correctement les bons outils. Difficile, pour un menuisier, de clouer avec un tournevis ou construire une maison sans recourir à un plan détaillé. Le manque de méthode risque de décourager rapidement l’étudiant.

    Toutefois, au Québec, depuis 15 ans, le taux de décrochage scolaire est resté sensiblement le même. En dépit de sommes considérables investies par le gouvernement pour juguler le problème, l’instauration d’une réforme menée de front depuis quelques années et la création d’écoles alternatives, force est d’admettre que la situation ne s’améliore pas.

    Actuellement chiffré à 30 %, cet inquiétant taux de décrochage constitue une menace pour la population, si nous prenons en considération l’émergence d’une économie du savoir que valorise la mondialisation, qui exige elle-même de plus en plus un savoir-faire spécifique et une capacité à se renouveler grâce une formation continue.

    Or, le problème du décrochage ne se limite pas à l’école et cache un malaise plus profond: le désenchantement face au monde de l’école. De nombreux étudiants abandonneront l’école cette année après avoir longuement pesté contre son contenu et ses exigences. Certains lanceront la serviette en guise de réaction à l’égard d’une institution qui n’a jamais su les comprendre, les orienter, les accompagner. D’autres n’y ont malheureusement jamais vu de pertinence ou d’utilité à apprendre le français, les mathématiques ou l’économie.

    Ce manque criant de signification communément partagée à l’égard des études et l’absence de résultats probants nous portent à questionner l’attitude de ces élèves et étudiants qui n’ont pas cru à la pertinence d’une formation académique solide.

    Le décrochage est une conséquence d’événements étalés sur plusieurs années durant lesquelles l’école a été incapable de cibler les besoins de ceux qui apprennent avec certaines difficultés ou ceux simplement rebelles face à l’autorité. Posséder un jugement bien construit, argumenter sérieusement, cultiver considérablement son esprit n’est pas une simple question d’intelligence. Permettre à une personne de devenir fière, accomplie ou compétente, et de s’investir dans sa propre formation, est aussi possible par le respect à long terme d’une technique pédagogique. Mais encore faut-il pouvoir faire évoluer les techniques tout en motivant l’apprentissage des contenus.

    Le découragement face aux études causera souvent une attitude réactive contre l’autorité alors que le comportement est en réalité un appel à l’aide et une demande formulée maladroitement pour être mieux outillé. Les philosophes grecs avaient compris la nécessité d’instruire par l’expérience et de cultiver la capacité de chacun à réfléchir. Pédagogues avertis, ils avaient le souci d’enseigner une méthode de réflexion signifiante qui cherchait à situer l’apprenant face à lui-même. L’école d’aujourd’hui, obsédée par la performance et les rendements chiffrés, affronte un problème de taille: celui du sens. Le tiers des étudiants qui décrochent nous rappellent que l’école n’a pas ou plus de sens dans leur vie et qu’elle passe en second derrière d’autres réalités ou impératifs. Ces élèves et ces étudiants sont le signe que le discours tenu lorsqu’ils fréquentaient l’école n’a pas su les rejoindre.

    Même si l’on accusait le manque de motivation individuel ou l’encadrement familial douteux dans lequel l’étudiant a grandi, le problème demeure identique: l’homme abandonne ce qu’il n’aime pas et ce qu’il ne comprend pas. En plus d’être un problème scolaire, le décrochage est un problème de gestion des apprentissages. Rédiger un texte littéraire, résoudre une équation mathématique ou soutenir une position personnelle en philosophie ont tous en commun la maîtrise d’une méthode efficace pour traiter le problème et parvenir à une réponse ordonnée, structurée et pertinente. Apprendre sans outils ne permet pas de comprendre ce qu’on fait, ce qu’on est. L’école doit construire ses étudiants, au risque de les perdre à jamais.

  • Défis contemporains de la réflexivité dans l’intervention éthique

    La réflexivité désigne une pratique de la pensée en commun sur les pratiques sociales, où l’on fournit aux acteurs les conditions d’en modifier l’organisation. Elle se fonde sur une capacité propre aux acteurs à faire l’usage de leur raison pour déterminer des pratiques préférables à d’autres. Ces choix peuvent être indifférents moralement ou concerner des problèmes moraux. Voici le résumé de la présentation qu’en a fait Marc Maesschalck devant les doctorant en philosophie pratique, le 3 avril dernier.

    Au-delà de la réflexivité, la critique des avenues contemporaines du pragmatisme.

    Les écoles, et les impasses de la réflexivité

    Il est possible de définir la réflexivité comme une réflexion sur les objectifs de l’action en cours d’action. Mais elle n’est pas une notion homogène. Certains se sont penché sur la description des processus et des normes dans le but de définir l’opération de réflexivité, et de là trois écoles se distinguent:

    1) les “externalistes” prétendent que l’on obtient ce type de résultat en intervenant de l’extérieur sur les agents par le biais d’une contrainte;

    2) les “mentalistes” suggèrent que les acteurs sont à même de recadrer eux-mêmes leurs propres objectifs;

    3) les “pragmatistes” proposent que c’est par essai et erreur, au gré des différents arrangements de gouvernance, que l’on peut modifier les pratiques. Dans ce dernier cas, il est question d’une modification provenant des ressources mêmes des acteurs.

    Ce sont trois manières irréductibles de concevoir la manière de décrire la réflexivité. La première école peut être qualifiée d’institutionnaliste, car elle pense la réflexivité en terme de traditions institutionnelles, tandis que les deux autres écoles (définies comme “actancielles”) suggèrent plutôt que les acteurs sont les uniques responsables et les seuls vecteurs de la réflexivité. Ces deux tendances s’écartent de plus en plus l’une de l’autre, que ce soit dans les pratiques axées sur la réflexivité ou dans les recherches sur cette notion.

    Si l’on prend la charte médicale d’un hôpital, il est possible de voir une oscillation constante et non résolue entre ce qui relève de la responsabilité individuelle qui est nommée et décrite dans la charte, et la capacité sous-jacente et non explicitée que peut avoir les médecins pris en groupe pour déterminer quelles sont les pratiques préférables et soutenir les individus dans leurs choix (sur ce point voir Jules Coleman, The Practice of Principle: In Defense of a Pragmatist Approach to Legal Theory, Oxford University Press 2000, qui propose qu’en aucun cas le magistrat n’agit seul en son âme et conscience devant l’ensemble de la société).

    Ce que nous risquons de manquer aujourd’hui, c’est notre capacité de modifier de manière réflexive nos institutions. Le mouvement sur place de la subjectivité décrit dans les années 70 se reproduit au sein des institutions et entre les institutions. En un mot, la réflexivité individuelle ne peut dépasser l’inertie des institutions qui restent ancrées sur la description statique de leurs pratiques. Intervenir ne consiste pas à réconcilier les parties, mais à produire une suture entre les parties en présence, entre l’autoreproduction systémique des institutions et les résistances actancielles locales au sein et à l’extérieur des institutions.

    Critique de la gouvernance

    Ces dernières années, il a manqué de dispositifs servant à faire la jonction entre les pratiques d’acteur et les institutions, afin de forcer l’expérimentalisme social et d’obliger la société à se mettre en travail sur elle-même. Ce forçage s’est d’abord réalisé dans une forme d’apprentissage: apprendre la liberté du choix en faisant des bons choix, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de paradoxes, si ce n’est des problèmes de dosage entre liberté et optimisation du choix. Nous sommes en danger aujourd’hui si nous ne posons pas la question de l’interaction entre les acteurs et leur institution dans le cadre de la gouvernance. Nous avons systématisé le mouvement sur place de la subjectivité dans le cadre même de la gouvernance.

    Qu’est-ce qui fait que nous pourrions avoir cette difficulté à établir une interrogation sur une intervention sociale, qui restaure une forme de lien social entre la réflexivité locale et l’autorégulation systématique? Il y a un double occultant qui explique cette situation. L’un est pratique et l’autre est théorique, et tous deux sont des héritages de la philosophie moderne. Au plan théorique, nous restons fondamentalement déterminés par une représentation universaliste de la morale. Au plan pratique, le décisionnisme politique est un autre occultant qui va de pair avec l’universalisme. Cet autre travers de la gouvernance laisse entendre que toutes les questions peuvent relever des processus de décision. À l’égard de ces deux positions, nous n’avons jamais été plus modernes dans notre croyance à la possibilité de prendre des décisions en vue de l’intérêt général.

    Le dépassement des apories

    La manière la plus radicale de dépasser ce blocage consisterait à proposer un basculement épistémologique afin de sortir de l’universalisme moral pour proposer une forme de holisme. La sortie du décisionnisme politique consisterait par ailleurs à proposer un pragmatisme politique au sens fort.

    Collectivement, l’universalisme nous subordonne à une cause absente. Le point de vue holiste consiste à prendre en compte le pluralisme dans nos espaces sociaux; c’est-à-dire une pluralité de points de vue faillibles dans une totalité que nous constituons sans pouvoir la déterminer. Le point essentiel est ici la prise en compte de la réciprocité des capacités, pour revenir aux propositions de Dewey qui avait pour objectif la réalisation maximale de toutes les capacités des membres de la société.

    Cela impliquerait une certaine manière de comprendre l’intention de l’intervention et le choix verbalisé dans la prise de parole. “Intention” doit signifier ici la reconnaissance de l’impuissance des sujets, la tension dans laquelle ils se trouvent, la crise que suppose leur propre position morale. La sortie du décisionnisme implique concrètement d’être confronté à l’entéléchie pratique. Avant même de penser ce qu’est une intervention, il est nécessaire de tenter de retrouver dans le sujet la réflexivité des moyens adaptée à ses propres moyens. Il n’y a que le sujet impuissant qui soit capable d’effectuer une réflexivité de moyens, ce que Peirce nommait l’abduction.

    Cette “action sur l’action” (Foucault) réside dans un double mouvement. D’une part, elle est décalage. D’autre part, elle est expérience de la distance. Procéder à une intervention éthique, c’est sortir de la mise à disposition du “pouvoir faire” de la réflexivité, et c’est tenter de faire advenir un “faire pouvoir”. C’est le seul moyen de relier les deux plans décrits plus haut, parce qu’il s’agit, dans le “faire pouvoir”, d’un lien que chaque acteur peut faire avec sa propre impuissance et d’un lien que l’on peut faire avec les intervenants.

    Marc Maesschalck y voit la possibilité d’une jeunesse du pouvoir, d’une approche génétique de la réflexivité au sein des institutions, qui pourrait défendre le primat de la vie sur la règle, contre la modernité qui dit le contraire.

    Pour une discussion plus approfondie de son propos, voyez son plus récent ouvrage, Transformations de l’éthique, publié chez Peter Lang en 2010.