La réflexivité désigne une pratique de la pensée en commun sur les pratiques sociales, où l’on fournit aux acteurs les conditions d’en modifier l’organisation. Elle se fonde sur une capacité propre aux acteurs à faire l’usage de leur raison pour déterminer des pratiques préférables à d’autres. Ces choix peuvent être indifférents moralement ou concerner des problèmes moraux. Voici le résumé de la présentation qu’en a fait Marc Maesschalck devant les doctorant en philosophie pratique, le 3 avril dernier.
Les écoles, et les impasses de la réflexivité
Il est possible de définir la réflexivité comme une réflexion sur les objectifs de l’action en cours d’action. Mais elle n’est pas une notion homogène. Certains se sont penché sur la description des processus et des normes dans le but de définir l’opération de réflexivité, et de là trois écoles se distinguent:
1) les “externalistes” prétendent que l’on obtient ce type de résultat en intervenant de l’extérieur sur les agents par le biais d’une contrainte;
2) les “mentalistes” suggèrent que les acteurs sont à même de recadrer eux-mêmes leurs propres objectifs;
3) les “pragmatistes” proposent que c’est par essai et erreur, au gré des différents arrangements de gouvernance, que l’on peut modifier les pratiques. Dans ce dernier cas, il est question d’une modification provenant des ressources mêmes des acteurs.
Ce sont trois manières irréductibles de concevoir la manière de décrire la réflexivité. La première école peut être qualifiée d’institutionnaliste, car elle pense la réflexivité en terme de traditions institutionnelles, tandis que les deux autres écoles (définies comme “actancielles”) suggèrent plutôt que les acteurs sont les uniques responsables et les seuls vecteurs de la réflexivité. Ces deux tendances s’écartent de plus en plus l’une de l’autre, que ce soit dans les pratiques axées sur la réflexivité ou dans les recherches sur cette notion.
Si l’on prend la charte médicale d’un hôpital, il est possible de voir une oscillation constante et non résolue entre ce qui relève de la responsabilité individuelle qui est nommée et décrite dans la charte, et la capacité sous-jacente et non explicitée que peut avoir les médecins pris en groupe pour déterminer quelles sont les pratiques préférables et soutenir les individus dans leurs choix (sur ce point voir Jules Coleman, The Practice of Principle: In Defense of a Pragmatist Approach to Legal Theory, Oxford University Press 2000, qui propose qu’en aucun cas le magistrat n’agit seul en son âme et conscience devant l’ensemble de la société).
Ce que nous risquons de manquer aujourd’hui, c’est notre capacité de modifier de manière réflexive nos institutions. Le mouvement sur place de la subjectivité décrit dans les années 70 se reproduit au sein des institutions et entre les institutions. En un mot, la réflexivité individuelle ne peut dépasser l’inertie des institutions qui restent ancrées sur la description statique de leurs pratiques. Intervenir ne consiste pas à réconcilier les parties, mais à produire une suture entre les parties en présence, entre l’autoreproduction systémique des institutions et les résistances actancielles locales au sein et à l’extérieur des institutions.
Critique de la gouvernance
Ces dernières années, il a manqué de dispositifs servant à faire la jonction entre les pratiques d’acteur et les institutions, afin de forcer l’expérimentalisme social et d’obliger la société à se mettre en travail sur elle-même. Ce forçage s’est d’abord réalisé dans une forme d’apprentissage: apprendre la liberté du choix en faisant des bons choix, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de paradoxes, si ce n’est des problèmes de dosage entre liberté et optimisation du choix. Nous sommes en danger aujourd’hui si nous ne posons pas la question de l’interaction entre les acteurs et leur institution dans le cadre de la gouvernance. Nous avons systématisé le mouvement sur place de la subjectivité dans le cadre même de la gouvernance.
Qu’est-ce qui fait que nous pourrions avoir cette difficulté à établir une interrogation sur une intervention sociale, qui restaure une forme de lien social entre la réflexivité locale et l’autorégulation systématique? Il y a un double occultant qui explique cette situation. L’un est pratique et l’autre est théorique, et tous deux sont des héritages de la philosophie moderne. Au plan théorique, nous restons fondamentalement déterminés par une représentation universaliste de la morale. Au plan pratique, le décisionnisme politique est un autre occultant qui va de pair avec l’universalisme. Cet autre travers de la gouvernance laisse entendre que toutes les questions peuvent relever des processus de décision. À l’égard de ces deux positions, nous n’avons jamais été plus modernes dans notre croyance à la possibilité de prendre des décisions en vue de l’intérêt général.
Le dépassement des apories
La manière la plus radicale de dépasser ce blocage consisterait à proposer un basculement épistémologique afin de sortir de l’universalisme moral pour proposer une forme de holisme. La sortie du décisionnisme politique consisterait par ailleurs à proposer un pragmatisme politique au sens fort.
Collectivement, l’universalisme nous subordonne à une cause absente. Le point de vue holiste consiste à prendre en compte le pluralisme dans nos espaces sociaux; c’est-à-dire une pluralité de points de vue faillibles dans une totalité que nous constituons sans pouvoir la déterminer. Le point essentiel est ici la prise en compte de la réciprocité des capacités, pour revenir aux propositions de Dewey qui avait pour objectif la réalisation maximale de toutes les capacités des membres de la société.
Cela impliquerait une certaine manière de comprendre l’intention de l’intervention et le choix verbalisé dans la prise de parole. “Intention” doit signifier ici la reconnaissance de l’impuissance des sujets, la tension dans laquelle ils se trouvent, la crise que suppose leur propre position morale. La sortie du décisionnisme implique concrètement d’être confronté à l’entéléchie pratique. Avant même de penser ce qu’est une intervention, il est nécessaire de tenter de retrouver dans le sujet la réflexivité des moyens adaptée à ses propres moyens. Il n’y a que le sujet impuissant qui soit capable d’effectuer une réflexivité de moyens, ce que Peirce nommait l’abduction.
Cette “action sur l’action” (Foucault) réside dans un double mouvement. D’une part, elle est décalage. D’autre part, elle est expérience de la distance. Procéder à une intervention éthique, c’est sortir de la mise à disposition du “pouvoir faire” de la réflexivité, et c’est tenter de faire advenir un “faire pouvoir”. C’est le seul moyen de relier les deux plans décrits plus haut, parce qu’il s’agit, dans le “faire pouvoir”, d’un lien que chaque acteur peut faire avec sa propre impuissance et d’un lien que l’on peut faire avec les intervenants.
Marc Maesschalck y voit la possibilité d’une jeunesse du pouvoir, d’une approche génétique de la réflexivité au sein des institutions, qui pourrait défendre le primat de la vie sur la règle, contre la modernité qui dit le contraire.
Pour une discussion plus approfondie de son propos, voyez son plus récent ouvrage, Transformations de l’éthique, publié chez Peter Lang en 2010.
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