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Les héroïnes tragiques, nos contemporaines

André Duhamel (Université de Sherbrooke) et Sophie Cloutier (Université Saint-Paul) ont eu le bonheur de recevoir Lorraine Pintal (femme de théâtre, metteur en scène, directrice du TNM) pour lancer deux journées de discussion sur La tragédie et nous, colloque qui avait lieu dans le cadre de l’ACFAS 2012 au Palais des congrès de Montréal.

Lorraine Pintal, directrice artistique du TNM

En une présentation riche qui a duré près d’une heure (deux heures avec la discussion !) Madame Pintal a eu tout le temps nécessaire pour développer quelques thèmes qui identifient selon elle les pièces maîtresses de ce qu’est une tragédie dans le théâtre d’aujourd’hui. Je recompose ici quelques-uns des thèmes importants de sa présentation.

La tragédie prend plus de place dans le théâtre d’aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans. Mais, pour les auteurs de tragédie, de tout temps elle a été le lieu d’un conflit; et notre monde contemporain vibre encore de ce même conflit.

Malgré sa vie aisée et très longue, Sophocle parlait de pauvreté et de misère, et mettait en évidence les menaces qui planaient sur la démocratie. Son Œdipe souligne les liens entre le pouvoir et le peuple tout en posant la question de l’identité. Les héros de Sophocle passent par une très riche gamme d’émotions : Œdipe triomphe des énigmes du Sphinx et libère son peuple, mais il se signale aussi par sa prétention, sa méfiance et son arrogance.

La ville d’Œdipe est une ville décimée par la peste et déchirée par la guerre civile qui rappelle les difficultés du monde contemporain. Tout ça, comprend-on, à cause de la désobéissance de l’homme à l’égard de l’ordre du monde. Les hommes sont non simplement opposés les uns aux autres, mais aussi aux dieux qui les craignent, puisque les dieux ont peur de la même chose que les mortels, c’est-à-dire «des faibles, des femmes et des enfants» comme Nancy Huston le fait dire à Jocaste.

Avec Jocaste reine (mise récemment en scène par Lorraine Pintal) Nancy Huston a choisi de donner la parole à Jocaste, l’épouse d’Œdipe, personnage plutôt effacé dans la pièce de Sophocle. En brisant son silence, elle fait de Jocaste un être de verbe et de chair. Jocaste femme, aimante, incarne les origines de la naissance et l’orgueil d’une épouse. Nancy Huston a fait de Jocaste un personnage contre les dieux; elle en expose les sentiments et les doutes. Voici ce qu’elle fait dire à Jocaste quand elle apprend le lien de sang qu’elle partage avec Œdipe : «j’ai bien vu les cicatrices … J’ai vénéré les cicatrices… Oui, j’ai aimé d’Œdipe qu’il boîte… Ses colères absurdes, ses jeux … sa façon de se cabrer au-dessus de moi … Tu n’es mon fils que par les mots. Trois jours, trois jours seulement je t’ai donné le sein… Elle est réelle la félicité de notre hymen».

Avec son plus récent cycle de pièces consacrées aux héroïnes de la tragédie grecque (Trachiniennes, Antigone, Électre), Wajdi Mouawad fait lui aussi le travail de trouver une tribune contemporaine pour des pièces au caractère intemporel et universel. Tout en choisissant un texte délibérément fidèle à l’original, il adapte la mise en scène pour représenter le caractère intemporel et pourtant si proche de nous de ces tragédies. Il décline les rapports aux éléments et se sert de la nudité des corps pour évoquer l’universalité des conditions décrites dans ce théâtre. Mais il choisit aussi de situer Électre dans un bidonville, qui dépeint avec justesse la condition de la jeune femme bannie de la cité, faisant partie des rebelles et parlant en sauvage pour la loi de la nature contre l’ordre factice du pouvoir acquis au prix du sang.

Pour Lorrain Pintal, notre société a aussi faim d’une Antigone, cette silhouette noire à l’œil incandescent. Le pouvoir politique est désarçonnant; celui de l’économie, au-dessus du politique, est aussi menaçant. En disant « je n’aurai jamais d’enfants » Antigone met en question le rapport entre l’enfantement et les conditions politique de la naissance. En muselant un symbole de l’enfantement, une société qui décide de pendre Antigone se prive de sa source. Le défi de Mouawad, qui se transforme en magie du théâtre, consiste à plonger au cœur de la tragédie pour en faire ressurgir la beauté. C’est en ce sens qu’un chœur rock représente une adaptation forte du chœur antique. Pour cela Mouawad a pris Antigone au pied de la lettre quand elle dit vouloir sentir le sol de Thèbes vibrer sous ses pas.

Pour les auteurs tragiques d’hier et aujourd’hui, la tragédie est un lieu de bataille dont la porte de sortie est la mort du héros. Sophocle avait introduit le suicide comme manière d’échapper au destin tragique. La solution c’est de retourner chez Hadès disent ces héros. Les morts, ceux avec qui l’on va vivre le plus longtemps, sont enfin accueillants. Et ceux qui restent, restent aux prises avec la douleur et les stigmates d’un passé qui ne meurt jamais.

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