Par Alec O’Reilly
À l’aune de la crise climatique, le risque de l’écofascisme est-il réel ? C’est peut-être une drôle de question, prise hors de son contexte ; mais il s’agit pourtant d’une préoccupation grandissante au sein de la littérature concernant la montée de l’extrême droite et les approches de gouvernances écologiques. Dans le cours Laboratoire de recherche, je me suis intéressé à la menace que peut représenter le contenu idéologique des tueries de Christchurch et El Paso pour le développement historique de l’écologie. Ma compréhension de l’écologie pour ce travail se limite à sa définition éthico-politique, c’est-à-dire une doctrine visant un meilleur équilibre entre les personnes, les sociétés humaines et ce qui les environne. Ma question de recherche, quant à elle, concerne la potentialité de l’écofascisme sur la scène politique future. Autrement dit, je me suis demandé s’il est possible, dans un futur peut-être pas si lointain, que le fascisme guide nos politiques en matière de lutte contre la crise climatique. Y a-t-il un risque que l’écofascisme quitte le contexte du terrorisme pour s’instaurer comme stratégie rationnelle d’action « écologiste » ?
Au-delà de l’écofascisme
Mon analyse commence inévitablement avec la notion d’écofascisme. Malgré un certain consensus sur cette notion, qui asserte l’écofascisme comme l’idée d’un régime écoautoritaire en vue de contrer la crise climatique, j’ai remarqué que l’usage du concept d’écofascisme varie considérablement. Par exemple, alors que plusieurs articles en ligne1 utilisent le terme d’« écofascisme » en référant aux attentats de 2019, le jeune politologue Morgan Margulies réfère plutôt au terme « éco-nationalisme » (eco-nationalism) — un concept qui dénote la tendance qu’ont certains buts des mouvements nationalistes à coïncider avec les buts des mouvements environnementalistes (2021, p. 23) — en parlant de la tuerie d’El Paso. D’un autre avis, le sociologue Balsa Lubarda avance que l’écofascisme est parfois confondu avec d’autres types d’écologie (comme le néopaganisme de droite) et rappel que les sentiments nationalistes des mouvements d’extrême droite — écologistes ou non —n’impliquent pas nécessairement une eschatologie fasciste (Lubarda, 2020, p. 1).
Cela dit, l’incertitude qui plane sur la reconnaissance de l’écofascisme au sein des mouvements d’écologies d’extrême droite vient principalement du contexte discursif particulier duquel émergent les groupuscules écofascistes2. En effet, l’écofascisme est le fruit d’une forme de radicalisation qui s’effectue majoritairement sur des forums en ligne. Et cette radicalisation, d’un point de vue théorique, peut s’expliquer par ce que Kyler Ong nomme la convergence idéologique ; c’est-à-dire une forme de bricolage3 symbolique insoucieux de la cohérence entre les éléments du discours produit (Ong, 2020, p. 2). Ainsi, selon Ong, le « bricolage » des groupes et personnes d’extrêmes droites vient justifier et expliquer la sélection de certaines cibles pour leurs actes de violence. Par conséquent, suivant Ong, la « culture complotiste » de certains groupes d’internautes ne serait pas qu’anecdotique dans la formation des discours écofascistes des attentats de Christchurch et El Paso. Autrement dit, le discours moderne de l’écofascisme n’apparait pas comme le fruit d’une doctrine rationnellement approfondie, mais plutôt comme l’effet d’une radicalisation effectuée majoritairement en ligne.
Cette première analyse mène à conclure qu’il est excessivement difficile de circonscrire le danger que représente l’écofascisme pour l’écologie. En effet, puisqu’on ne comprend pas bien, d’un point de vue théorique, les liens idéologiques qu’orchestrent les personnes et les groupes d’internautes entre le fascisme et l’écologie, il est difficile de spéculer et sur l’essence de l’écofascisme et sur ses retombés sociopolitiques futures.
« Éco » – « Fascisme » ; deux entités distinctes ?
Pour enquêter, au-delà de la notion floue d’« écofascisme », sur le rapport entre l’écologie et le fascisme, j’ai investigué la façon dont ils se sont historiquement mélangés. Dans une recherche sur les principes historiques de l’écofascisme, je me suis intéressé au philosophe allemand Peter Staudenmaier qui soutient que la tradition romantique serait à l’origine de la synthèse entre le nationalisme et l’écologisme (Staudenmaier, 1995, p. 6). Staudenmaier, mais aussi Paul Guillibert, affirme que l’écofascisme allemand a connu son apogée au sein du mouvement nazi völkisch, dont le slogan — hautement significatif — était Blut und Boden (le Sang et le Sol). En s’appuyant sur le raisonnement de ces philosophes, les deux principes au cœur de la première — et de la plus importante — occurrence historique de l’écofascisme seraient le holisme des lois de la nature et l’eugénisme. Mais la co-présence de ces deux principes, au sein du mouvement völkisch, était-elle contingente ou nécessaire ? Une conception holistique de la nature implique-t-elle nécessairement la tenue de préjugés eugénistes ?
Bien entendu, cette question n’a de sens qu’en relation avec le fait que plusieurs éthiques de l’environnement partagent avec l’écofascisme la mise en valeur d’une conception holistique des lois de la nature. Donc, si le lien entre le holisme philosophique et l’eugénisme est nécessaire, il semble inévitable de reconnaitre un potentiel de fascisme au sein de plusieurs éthiques de l’environnement. En ce sens, on reconnait généralement que les deux paradigmes éthiques « susceptibles » de mener à l’écofascisme sont l’écocentrisme et l’écologie profonde, car se sont des paradigmes de pensées écocentrés, c’est-à-dire où la valeur morale émane des ensembles écosystémiques (et pas que des personnes humaines). Or, je pense que cette inquiétude est infondée.
Prenons le cas du paradigme éconcetriste de l’éthique de la terre (qui partage plusieurs airs de famille avec l’écologie profonde). Principalement défendue par les philosophes américains Aldo Leopold et John Baird Callicott, cette éthique repose sur une conception holistique de la nature et de nos devoirs envers celle-ci. Cela dit, c’est probablement son seul lien de contigüité avec le fascisme et l’écofascisme. D’abord, Callicott attribue une valeur intrinsèque à la diversité culturelle. Ce dernier écrit que « La diversité culturelle est à l’espèce humaine ce que la diversité des espèces est à l’ensemble du vivant. » (Callicott, 2020, p. 303-306). Ensuite, dans un autre texte, Callicott soutient qu’une conception holistique de l’éthique n’éradique pas nos devoirs moraux envers les êtres humains et que ceux-ci doivent primer en cas de conflit avec les devoirs vis-à-vis la nature (Callicott, 2020, p. 189). Nous sommes donc bien loin de l’esprit du Blut und Boden qui venait justifier la conquête pour le salut (culturelle et écologique) de la nation allemande (Staudenmaier, 1995, p. 6). Force est d’admettre que le lien entre une vision holistique de la nature et la présence de préjugés eugénistes n’est absolument pas nécessaire et que c’est entre autres ce qui distingue l’écofascisme historique des éthiques de l’environnement (qui ne maintiennent pas ce lien).
Le risque de l’écofascisme
Mais si le risque de l’écofascisme ne se trouve pas au niveau de l’éthique (en tant que « dérive morale » de l’écologie), il en va tout autrement au niveau politique du problème. Qu’arrivera-t-il, d’un point de vue politique, en 2050, si l’on dépasse les 2oC ? Serons-nous aussi patients si un grand pays abandonne ses engagements climatiques comme l’ont fait les États-Unis de Trump ? Les groupuscules d’internautes d’extrême droite se contenteront-ils de commentaires haineux face aux inondations, aux sécheresses et aux pénuries alimentaires ? Puisque la vulgarisation scientifique ne semble pas apte à motiver d’elle seule des changements écologiques radicaux, et dans la mesure où l’urgence climatique se fera de plus en plus sentir, il me semble que la question d’une justice climatique qui en appelle à un régime éco-autoritaire se pose sérieusement.
Le problème philosophique qui ressort des attentats de 2019 mentionnés en introduction est, selon moi, ce qu’Hannah Arendt nomme le problème de l’absolu. En quelques mots, le problème de l’absolu concerne la fondation d’un pouvoir nouveau ; or le totalitarisme (parmi lesquels se retrouve le fascisme) se distinguerait, selon Arendt, par l’instauration d’une loi de mouvement, c’est-à-dire une loi considérée comme nécessaire, qui ne ferait qu’enclencher le « cours naturel » des choses. Ainsi, le totalitarisme serait la suppression de la validité limitée de la loi, car il instaure des lois positives pour établir le droit naturel, ou la loi du mouvement, bref la loi comme absolu (Arendt, 2018, p. 22-3).
Malheureusement, j’ai remarqué que le principe moteur de certaines politiques écologiques et d’actes militants de mouvements d’écologie radicale avait tout l’apparence d’un absolu : celui de l’urgence climatique qui vient justifier pratiquement n’importe quel acte pour enclencher la transition écologique4. Et c’est ici que s’immisce le réel danger de l’écofascisme. Mon hypothèse est qu’une prise d’action ou un discours écologiste qui repose sur une logique en appelant à des absolus peut entériner une dérive écofasciste. Autrement dit, plus la « loi de l’urgence climatique » — cette même « loi » qui aura guidé le raisonnement des tueurs de Christchurch et El Paso — deviendra un absolu pour les actrices et les acteurs politiques de l’écologie, plus le danger de l’écofascisme deviendra tangible.
***
En tant qu’écologiste, la finalité de mon travail n’est certainement pas de nier l’urgence qui s’impose à nous en matière d’action climatique. Pour être sérieuse, l’écologie n’a plus le choix de reconnaitre l’urgence d’agir — elle n’a plus le temps de débattre cette évidence scientifiquement attestée. La question qui guide ma conclusion concerne donc les conditions dans lesquelles peut se formuler l’urgence climatique. Devant le risque grandissant d’une réponse totalitaire et fasciste aux enjeux climatiques, devant le problème de l’écofascisme, devant le fait que l’usage politique d’absolus n’aidera en rien à diminuer la montée du nationalisme ethnique et ses soubresauts dans l’écologie, comment peut-on user de la dystopie et du sentiment d’urgence pour faire avancer la cause écologique ?
Pour les personnes assoiffées de justice sociale, une piste intéressante se retrouve du côté de l’écologie sociale. L’écologie sociale, fondée par Murray Bookchin, stipule qu’il faut combattre la domination entre les humains pour s’attaquer efficacement à la domination de l’humanité sur la nature. En ce sens, l’écologie sociale défend une écologie politisée, à l’inverse de mouvements écolos comme « les verts », qui prônent plutôt une politique « ni de droite ni de gauche ». L’appel à la précaution de l’écologie sociale envers les autres formes d’écologisme, que je ne fais que rapporter, est donc le suivant : une écologie qui s’oriente seule, sans un une théorie sociale critique (c’est-à-dire, consciente des dynamiques d’oppressions) peut dangereusement établir les fondations de réponses fascistes à la crise climatique (Staudenmaier, 1995, p. 19). En ce sens, je pense que le cadre critique de l’écologie sociale permet à l’écologie de contourner, ou d’atténuer, le problème de l’absolu et le risque de l’écofascisme tel que soulevé plus haut. Car si l’urgence d’agir, comme absolu politique, se retrouve toujours de pair dans les discours et les actions avec des considérations sociales et antifascistes, alors on peut espérer que le jour où les actrices et acteurs politiques confondront racisme et écologisme de la même façon que les tueurs de Christchurch et El Paso l’ont fait, que ce jour-là, les réels écologistes sauront riposter et ne pas laisser sombrer l’écologie au profit de l’écofascisme.
Notes
1- Pour une petite revue de presse, voir entre autres : Achebach, J., « Two mass killings a world apart share a common theme: ‘ecofascism’ », The Washigton post, 19 août 2019, en ligne : https://www.washingtonpost.com/science/two-mass-murders-a-world-apart-share-a-common-theme-ecofascism/2019/08/18/0079a676-bec4-11e9-b873-63ace636af08_story.html ; Luis Gonzalez, J., « Le retour de l’écofascisme », The Conversation, 12 novembre 2019, en ligne : https://theconversation.com/le-retour-de-lecofascisme-122339 ; Owen T., « Eco-Fascism: the Racist Theory That Inspired the El Paso and Christchurch Shooters », Vice, 6 août 2019, en ligne : https://www.vice.com/en/article/59nmv5/eco-fascism-the-racist-theory-that-inspired-the-el-paso-and-christchurch-shooters-and-is-gaining-followers.
2- Ceux-ci sont encore mal connus. Mais la Green line Front (dont l’activité aurait cessée en 2021) est un bon exemple de regroupement écologiste néopaïen, que Lubarda présente comme écofasciste (2020, p. 9).
3- Sur la notion de bricolage, voir François, citant Lévi-Strauss : « “Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’évènement […] » (François, 2007, p. 129, citant : Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1962, p. 32.)
4- Pour un excellent travail de terrain qui traite de la mentalité de militantes et de militants écologistes radicaux, voir : Krøijer, Stine, « Civilization as the Undesired World. Radical Environmentalism and the Uses of Dystopia in Times of Climate Crisis », Social Analysis, Volume 64, no3, 2020, p. 48–67, en ligne : https://doi-org.ezproxy.usherbrooke.ca/10.3167/sa.2020.640304.
Travaux cités
Arendt, Hannah, La nature du totalitarisme, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018.
Callicott, J. Baird, Éthique de la terre, Wildproject, Paris, 2021.
Guillibert, Paul. « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements, vol. 104, no. 4, 2020, pp. 84-95, en ligne : https://doi-org.ezproxy.usherbrooke.ca/10.3917/mouv.104.0084.
Lubarda, Balsa, « Beyond Ecofascism? Far-Right Ecologism as a Framework for Future Inquiries », Environmental Value, vol. 29, no6, 2020, en ligne : 10.3197/096327120X15752810323922.
Margulies, Morgan, « Eco-Nationalism: A Historical Evaluation of Nationalist Praxes in Environmentalist and Ecologist Movements », Consilience, no. 23, 2021, p. 22–29, en ligne :https://www.jstor.org/stable/26979904.
Ong, Kyler, « Ideological Convergence in the Extreme Right » Counter Terrorist Trends and Analyses, vol. 12, no5, 2020, p. 1–7.
Staudenmaier, Peter, « The “Green Wing” of the Nazi Party and its Historical Antecedents », dans Biehl, Janet et Peter Staudenmaier, Ecofascism : Lessons from the German Experience, New Compass Press, p. 10–35.
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