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Un autre fondement pour la colonialité de l’Être ? 

Par Léon Gatien

Mappa antica d’America. Tiré de PublicDomainPictures.net

 

La philosophie décoloniale, un mouvement critique maintenant trentenaire et provenant de l’Amérique du Sud, propose une relecture conceptuelle et historique des problèmes sociaux qui affectent toujours les pays formellement émancipés du colonialisme. Des penseurs tels qu’Aníbal Quijano nous enjoignent à considérer la « découverte » et la conquête subséquente des Amériques par les empires espagnols et portugais comme des événements fondateurs et constitutifs de la modernité, bien avant l’arrivée des Lumières en Europe, celle-ci survenant à compter du 17e siècle. 

Une grande partie de l’effervescence autour du courant est attribuable au concept de colonialité, originalement développé par Quijano sous la forme de la colonialité du pouvoir. Le sociologue péruvien identifie par cette expression l’apparition d’un nouveau modèle de pouvoir dont les développements se prolongent au-delà de la modernité. Celui-ci est basé sur la coïncidence de deux processus historiques qui ont permis la réalisation de la colonisation ibérique. Le premier consiste en la « codification des différences entre conquistadores (conquérants) et conquistados (conquis) au travers de l’idée de race, c’est-à-dire une structure biologique supposée différente qui plaçait les uns en situation d’infériorité naturelle par rapport aux autres » (Quijano, 2000). Le second, quant à lui, désigne l’articulation de « toutes les formes historiques de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits […] autour du capital et du marché mondial » (Ibid). La colonialité, de manière générale, pointe une structure idéologique et matérielle qui soutient l’entreprise coloniale. Autrement dit, le colonialisme implique la colonialité et ainsi, en finir avec la seconde veut dire en finir avec le premier. Ce dense concept, dont je ne fais qu’effleurer la surface ici, a défriché la voie pour d’autres théoriciennes et théoriciens voulant mettre en lumière la colonialité du genre, de l’environnement, du savoir et finalement, de l’Être. On doit le développement de ce dernier concept au philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres. 

La colonialité de l’Être

Alors que la plupart des concepts précédents sont centrés sur les conditions matérielles, la colonialité de l’Être traite plus exclusivement de phénomènes discursifs des processus de colonisation. Maldonado-Torres avance que c’est dans le langage, d’abord et avant tout, qu’est créée l’opposition entre l’Être et ce qui n’en fait pas exactement partie, qui est marqué comme jetable : c’est la différence sous-ontologique (Maldonado-Torres, 2007). Cette dernière mène à priver l’interlocuteur, en l’occurrence, les colonisés, de leur place dans la communauté morale et du traitement qui vient avec celle-ci.  Cela produit à son tour des subjectivités particulières chez les populations soumises à la domination coloniale. Ce marquage comme individus et peuples jetables est advenu par le débat, durant la Controverse de Valladolid, de la présence d’âme et d’une pleine humanité chez les autochtones et a été naturalisé par le racisme et le sexisme dirigés vers ces derniers. L’aspect colonial de l’Être, ou plutôt, du questionnement ontologique, se déploie lorsqu’il « soumet tout à la lumière de la compréhension et de la signification » (Maldonado-Torres, 2007, p.251). Autrement dit, cette fixation sur ce que les autres sont comporte le danger de faire oublier d’autres enjeux importants, comme leurs besoins. Torres cherche à faire primer l’éthique sur l’ontologie, à la manière d’Emmanuel Levinas. On vient ici, à mon sens, problématiser la notion d’humain en tant que telle, car celle-ci représente un critère qui, lorsqu’il n’est pas pleinement reconnu chez l’autre, lui empêche d’être considéré comme méritant un traitement moral.  

Écrivant sur la colonisation moderne, le philosophe américain Steven Best soulève en anglais : « […] western aggressors always engage in wordplay before swordplay » (Best, 2014, p.10). Dans cette optique, la colonialité de l’Être nous met en contact avec ces « joutes de mots » qui précèdent les « joutes d’armes » et vient justement clarifier que la conséquence de l’attribution du non-être est la normalisation et la naturalisation de la non-éthique de la guerre face aux populations colonisées. Cette idée de « non-éthique de la guerre » réfère à l’exclusion des colonisés du code de conduite qui régissait la vie en Europe. Ce phénomène procède d’une réduction de l’ontologie en mode binaire. D’un côté, ce qui possède une certaine résistance ontologique lui conférant une inviolabilité éthique. De l’autre, ce qui ne possède pas cette résistance, et voit ainsi “tuabilité” et “violabilité” inscrit dans son caractère même par le conquérant (Maldonado-Torres, 2007). 

Non-éthique ou prise? 

Cette interprétation première de la colonialité de l’Être, qui repose sur l’attribution d’un esprit guerrier aux Espagnols ainsi que sur la centralité du concept de non-éthique de la guerre, est contestée. Le philosophe Norman Ajari vient plutôt cerner le rapport avec le territoire comme étant central. Il avance que l’essence du concept, c’est la prise. Se basant sur le philosophe et juriste nazi Carl Schmitt, Ajari avance que les colonisateurs conçoivent une dichotomie entre les états européens, pleinement légitimes et dans lesquels la guerre doit être strictement codifiée et les autres terres, qui sont considérées comme colonies potentielles, librement occupables, des zones permettant le combat tout en l’évitant au Vieux Continent. Or, « pour que la prise de terres idéologiquement présentées comme des “terres libres” ou des “territoires sans maîtres” soit possible, il faut préalablement que la vie de ses habitants ait été niée théoriquement et pratiquement » (Ajari, 2016, p.5). Il y aurait donc « prise de terres », mais aussi « prise de vies » au sens symbolique et on ne peut plus pratique, au cœur de la colonialité de l’Être. De plus, Ajari considère que Torres assimile systématiquement la guerre à une « violence chaotique et débridée », ce qui lui permet une expression telle que « non-éthique de la guerre ». Au contraire, Ajari remarque que la guerre possède son lot de règles de conduites et d’actes criminalisés, de sorte qu’il serait plus juste de parler d’une toute autre éthique plutôt que de son absence.

La critique d’Ajari ajoute beaucoup au concept de colonialité de l’Être en faisant le lien avec le territoire, un élément irréductible du colonialisme moderne. Cependant, le point de vue d’Ajari vient, à mon sens, quelque peu caricaturer l’utilisation que Maldonado-Torres fait de la non-éthique de la guerre, comme si celui-ci traçait une équivalence entre la colonisation et une guerre constante, d’une violence toujours inouïe et sans relâche. Au contraire, il serait plus adéquat de comprendre le phénomène comme une menace qui surplombe en permanence l’existence des colonisés, un être à la merci. Bien entendu, cette menace se concrétise souvent, mais le fait qu’elle soit toujours en arrière-plan n’est pas à négliger. Torres appréhende justement la guerre colonisatrice à partir du point de vue des victimes, en tant que phénomène vécu. L’aspect non éthique vient aussi souligner que les passages à l’acte des colonisateurs paraissent tout aussi arbitraires que l’attribution d’un non-être qui les précède. 

Comment ménager ces deux conceptions? À cet effet, il semble pertinent d’envisager qu’une ressource conceptuelle est manquante dans les deux analyses présentées jusqu’ici. Les catégories du genre et de la race ont été considérées, mais il faudrait en trouver une autre qui permet de faire le lien entre territoire et non-éthique. À ce titre, il semble que l’animalisation pourrait être une clé de compréhension essentielle pour la colonialité de l’Être. Bien que je n’aie pas l’espace de l’explorer ici, les nombreux intrants philosophiques du concept (comme la pensée d’Heidegger, de Descartes et de Fanon) présentent des réflexions d’intérêt par rapport à l’animalité. D’un point de vue historique, le fait que les animaux non humains aient été instrumentalisés dans le processus de colonisation comme moyens de transport, armes de guerre et armes biologiques soulève l’intérêt de l’hypothèse selon laquelle ceux-ci auraient également été mobilisés à titre de ressources discursives.

Animalité et langage colonial

Cette hypothèse est supportée par plusieurs glissements de la langue espagnole qui se sont opérés lors de la colonisation. Ceux-ci nous montrent que l’humanité des colonisés était remise en question en les ramenant à leur part d’animalité, alors qu’on s’assurait que celle-ci soit toujours à l’avant-plan. Sur les bateaux des esclavagistes ibériques, on référait aux Africains qui avaient été enlevés de leurs terres natales comme des pieza de India, ce qui désignait en fait une quantité de travail à laquelle on pouvait s’attendre d’un jeune adulte en santé (Alves, 2011).

Les femmes, les enfants et les vieillards se voyaient donc comptés comme des fractions de pieza. Ce terme, qui se traduit en français simplement comme « pièce » et pouvait aussi être utilisé à l’égard de prisonniers originaires d’Amérique, provient du jargon de la chasse, où pieza référait au gibier. Ce genre d’association se faisait aussi à l’inverse, alors que les animaux de ferme qui s’échappaient des Espagnols étaient souvent appelés cimarron, un terme qui réfère à l’origine aux esclaves en fuite. Le terme mestizo, qui référait avant la conquête aux animaux provenant de différentes espèces ou encore, n’ayant pas de propriétaires, a acquis une autre utilisation dans l’empire colonial. Là-bas, il était utilisé pour référer aux enfants d’Espagnols et d’autochtones (Catelli, 2010). Qui plus est, comme il était généralement le cas que les mestizos provenaient d’un père espagnol et d’une mère autochtone, le terme a été associé avec une réification des femmes de l’Amérique comme des outils de reproduction, des réceptacles (Catelli, 2010). Finalement, certains conquistadors, comme Nuño de Guzman, y allaient de caractérisations encore plus crues, comparant les autochtones avec des « animaux insensibles, et encore pires » (ibid).

Schéma d’un bateau esclavagiste circulant à la fin du 18e siècle. Tiré de la British Library

L’animalité comme pont conceptuel

Mais en quoi l’animalité permet-elle spécifiquement de préserver la compréhension de la colonialité de l’Être comme une naturalisation de la non-éthique de la guerre et comme un phénomène de prise? Concernant le premier aspect, le rapport ambigu avec l’animal est un modèle idéal.  L’humain, dans la modernité, n’est pas perpétuellement dans une lutte ouvertement violente avec l’animal. Certains individus animaux sont même privilégiés par l’attribution de traitements de faveur. Pourtant, le simple statut de propriétaire d’un animal donne tout le pouvoir sur lui à son maître, statut qui sera étendu aux esclaves du continent américain. La relation de domination est, là aussi, naturalisée. Le statut d’animal est suffisant pour attribuer une infériorité qui peut être allégée au cas par cas et selon le jugement des humains. Dans le cas de l’animal comme du colonisé, c’est l’utilité qui est le juge de tout. Comme le niveau d’être (tel qu’attribué par les colonisateurs) des deux groupes est inférieur et constamment remis en question par différentes formes de scepticisme, la présence d’une utilité marchande, sexuelle ou guerrière est tout ce qui les sépare de la mort, à part, bien entendu, leur propre résistance ou un peu de miséricorde. La naturalisation du statut des deux groupes se fait aussi sentir en ce que leurs individus semblent dépersonnalisés : ils deviennent des instanciations de races, d’espèces, ou d’espèces-races, dont le nombre de représentants diminue la valeur en soi de chaque individu.

Pour ce qui est de l’aspect territorial, l’animalité fournit une explication qu’Ajari, ni Torres, manifestement, n’avaient envisagée. Il s’agit d’une ressource qui permet de lier les colonisés à un mode d’occupation du territoire qui est perçu comme inadéquat, et il devient donc légitime de prendre le contrôle des capacités productives de la terre. Pour que les populations rencontrées soient considérées comme civilisées, il fallait qu’elles occupent le territoire de la même manière que les Européens, ce qui implique de larges constructions de pierre, l’élevage et de l’agriculture à grande échelle (Alves, 2011). Il s’agit d’une dynamique observable transculturellement, et particulièrement en Amérique du Nord, qui ne renfermait pas d’empires au même titre que ceux des Aztèques et des Incas. Pour Eichler et Baumeister (2020), chez les colonisateurs anglais, la perception d’une utilisation inadéquate de la terre chez les autochtones ramenait ces derniers à une humanité incomplète, analogue à l’animalité en ce qu’elle ne montrait pas la capacité de rendre la terre plus productive, simplement d’utiliser ce qui était déjà présent. Il s’agissait d’une manière de « nourrir le mythe de la terra nullius, l’idée selon laquelle les terres propres à la colonisation étaient vides et ne demandaient qu’à être prises » (Eichler & Baumeister, 2020, p. 301) [traduction libre]. On se rappellera que ce mythe est le même auquel Ajari fait référence par le biais des écrits de Carl Schmitt, qui considérait l’Amérique comme une terre libre et sans maîtres, niant ainsi l’agentivité des peuples qui en sont originaires. Opérer un rapprochement avec l’animal permet aux colonisateurs, tout en reconnaissant l’existence des autochtones, de les assimiler au paysage et aux ressources matérielles présentes sur le continent.

En somme, l’investigation de la colonialité par le biais de l’animalisation, j’espère l’avoir montré ici, est une avenue prometteuse pour mieux cerner les processus de domination en jeu dans le colonialisme. Qui plus est, cette analyse nous permet de considérer l’idée que des changements dans nos rapports aux animaux non humains ne seraient pas seulement bénéfiques à ces derniers, mais aussi à des groupes d’humains marginalisés, envers lesquels on utilise l’animalité pourtant constitutive de nous tous comme une arme. 

 


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Travaux cités

Ajari, Norman, « Être et Race. Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être », Revue d’études décoloniales, no1, 2016, 1-13.

Alves, Abel A., The Animals of Spain. An Introduction to Imperial Perceptions and Human Interaction with Other Animals, 1492-1826, Leiden, Brill, 2011. 

Best, Steven, Total Liberation ; Revolution for the 21st Century, New York, Palgrave MacMillan, 2014.

Catelli, Laura, « Los hijos de la Conquista : otras perspectivas sobre el “mestizo” y la traducción a partir de El nueva corónica y buen gobierno de Felipe Guaman Poma de Ayala », Revista de historia de la traducción, no4, 2010, http://www.traduccionliteraria.org/1611/art/catelli.htm#n1.

Eichler, Lauren et Baumeister, David « Predators and Pests : Settler Colonialism and the Animalization of Native Americans », Environmental Ethics, vol. 42, no4, 2020, 295-311.

Maldonado-Torres, Nelson, « On the Coloniality of Being », Cultural Studies, vol. 21, no2-3, 2007, 240-270.

Quijano, Aníbal, « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », Nepantla : Views from the South, vol. 1, no3, 2000, 533-580.

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