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  • Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Par Cesar Santos.

    Le 23 octobre dernier, Chantal Pouliot (Université Laval) a lancé le cycle de conférences sur L’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques à l’Université de Sherbrooke. Elle nous a invités à réfléchir à partir de deux controverses dans la ville de Québec, deux histoires qu’elle documente depuis quelques années et qui sont encore en effervescence. Si vous avez manqué cette conférence, vous pouvez visionner une rediffusion.

    Imaginez votre maison, vos outils et votre auto recouverts d’une poussière rouge provenant du Port de Québec et qui se dépose sur tout un quartier de la ville. Imaginez également des citoyens d’un autre quartier qui se réveillent chaque matin en respirant les odeurs étranges émises par une usine de peinture. Si vous avez déjà visionné les films Erin Brockovich (2000) ou, plus récemment, La fille de Brest (2015), cela vous donne une idée de la nature de ces deux controverses qui opposent des citoyens inquiets à l’ «establishment ».

    Chantal Pouliot n’a pas choisi d’étudier ses cas à distance : elle manifeste ouvertement son implication auprès des citoyens mobilisés. Sa conférence était donc une invitation à réfléchir à la posture de la chercheuse et du chercheur : détachement ou engagement? Elle nous a aussi fait réfléchir à deux thèmes qui lui sont chers : l’expertise citoyenne et les façons d’enseigner les controverses sociotechniques.

    Expertise citoyenne

    De quelle façon les citoyens participent-ils aux débats socioscientifiques? Pouliot propose d’utiliser une classification de Michel Callon afin de distinguer trois grandes façons de répondre à cette question :

    1) Selon le « modèle du déficit », les citoyens « s’associent » aux scientifiques. Ce sont ces derniers qui ont le contrôle sur la production des savoirs. Les scientifiques informent et « éduquent » la population dans un mode unidirectionnel.

    2) Selon le « modèle du débat », les citoyens ont des opinions et des connaissances locales qui peuvent contribuer à problématiser de façon plus riche la situation. Les scientifiques gardent toutefois le monopole de la production de connaissances scientifiques.

    3) Selon le modèle de « coproduction des savoirs », les citoyens impliqués peuvent interagir de façon soutenue avec des scientifiques dans la production de connaissances cruciales sur l’enjeu. Ils n’ont pas à attendre passivement que les scientifiques produisent des connaissances pour eux.

    Les deux controverses documentées par Pouliot représentent des cas du modèle de coproduction. Dans le cas des poussières venant du Port de Québec par exemple, les citoyens ont recensé la littérature scientifique sur le sujet, recueilli des échantillons de poussières et procédé à des analyses chimiques. Ils ont aussi fait valoir leur démarche et leurs conclusions devant les tribunaux et les organismes gouvernementaux. Ils maintiennent aussi un site web qui foisonne d’informations. Leur combat continue, mais il semble « mener à bon port ».

    Ces exemples d’implications érudites laissent songeurs. Une forte proportion de nos concitoyens semblent croire aux modèles du déficit ou du débat. Combien sont-ils à être freinés dans leur implication puisqu’ils ne croient pas en leur propre capacité à (co)produire des connaissances qui rivalisent avec celles des experts accrédités?

    Enseigner les controverses

    Peut-être qu’une piste pour éveiller les coproducteurs de savoirs qui sommeillent chez nos concitoyens passe par l’éducation : enseigner les controverses socioscientifiques à tous les niveaux scolaires pourrait démystifier le phénomène et mieux outiller chacun à prendre sa place dans les discussions et les mobilisations. Ce serait une façon de lutter contre le scientisme tout en faisant bien comprendre que ces controverses ne sont pas des concours de popularité où toutes les opinions se valent.

    Pouliot étudie comment enseigner les questions controversées. Dans sa conférence, elle nous a indiqué quelques possibilités didactiques comme l’approche des îlots interdisciplinaires de rationalité, l’utilisation du jeu Decide, une visite au Palais de justice pour assister aux audiences d’un recours collectif et le visionnement d’un documentaire, comme le Bras de fer sur le cas des poussières rouges (sortie prévue au début 2018).

    L’insertion des questions controversées en classe ne fait toutefois pas l’unanimité. Dans un article très intéressant, Glen Aikenhead soutient que les enseignants sont largement favorables à l’idée, mais qu’ils ne se sentent pas outillés pour le faire. D’autres contraintes sont souvent mentionnées : manque de temps, évaluation du ministère et opposition des parents.

    Il est impératif de trouver des moyens d’assouplir ces contraintes et d’outiller les enseignants. Après tout, une meilleure éducation aux controverses sociotechniques semble pouvoir aider nos sociétés du risque à éviter bien des écueils et ainsi arriver, sans trop d’incidents, « à bon port ».

     

    Cycle de conférence sur l’éducation citoyenne aux controverses socio-techniques.

    Cette conférence de la Pre Chantal Pouliot s’inscrit dans un cycle de conférences de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique. Si vous désirez assister aux prochaines, n’hésitez pas à visiter cette page!

    Mes remerciements vont à Jérémie Dion, Jordan Girard et François Claveau pour leurs nombreuses suggestions sur ce billet.

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

  • L’évolution des préjugés

    L’évolution des préjugés

     

    Par Jordan Girard. 

    Vous a-t-on déjà abordé en pensant qu’en raison de votre appartenance à une catégorie, vous auriez des qualités, défauts, goûts, ou comportements particuliers? Si oui, vous avez fait l’objet d’un stéréotype.

    Lorsque les stéréotypes font violence à des groupes sociaux, on aurait envie de les expliquer en appelant à la stupidité ou à la malice. Toutefois, force est de constater que les choses sont plus complexes : certaines personnes semblent intelligentes et ne sont apparemment pas mal intentionnées, mais utilisent tout de même ce genre de stéréotypes, que l’on appelle alors « préjugés ». Comment est-ce possible? Je tente ici de fournir une réponse.

    Notons d’emblée que je ne défends en aucun cas les préjugés. Ce billet tente d’expliquer les causes d’un type de comportement, ceci sans le justifier d’une quelconque manière sur le plan moral. Il s’agit en fait de comprendre un phénomène pour mieux le combattre.

    Certains stéréotypes sont bénéfiques

    La raison pour laquelle même des personnes intelligentes propagent des stéréotypes, c’est qu’utiliser un très petit échantillon des membres d’une catégorie pour généraliser à l’ensemble est souvent (mais évidemment pas toujours) une bonne stratégie.

    Par exemple, depuis que j’ai vu ma tante tomber d’une chaise de patio en plastique, j’essaie de m’asseoir doucement dans les chaises du même genre. Cette généralisation, ainsi que l’attitude de prudence qui l’accompagne, ne s’appuie que sur une seule observation. Ceci étant dit, elle m’évitera certainement de tomber à mon tour, la grande majorité des chaises de patio en plastique ayant sensiblement la même constitution.

    Plus généralement, remarquons que s’il fallait connaître tous les membres de catégories pour ce qu’ils sont vraiment avant de leur attribuer certaines propriétés, on aurait de la difficulté à prendre des décisions pourtant très simples. Par exemple, un geste aussi anodin que boire de l’eau du robinet sans la tester au préalable suppose de croire que l’eau du robinet est potable, même si l’on sait qu’il y a des exceptions à cette généralisation.

    Ces deux stéréotypes, respectivement un stéréotype négatif envers les chaises de patio en plastique et un stéréotype positif envers l’eau du robinet, sont utiles et ne font par ailleurs violence à personne. Aucune chaise ne sera vexée par mon attitude de prudence à son égard, et l’eau que je boirai demain ne sent pas de pression sociale la poussant à être potable. De tels stéréotypes, en définitive, sont désirables au plan pratique et ne posent visiblement aucun problème éthique.

    Pourquoi sommes-nous prompts à (sur)généraliser?

    On sait depuis un bout de temps que notre cerveau prend des raccourcis que l’on nomme « heuristiques ». Il semble également que nos mécanismes de généralisation suivent certains de ces raccourcis. Souvent, les généralisations qui s’ensuivent ne posent pas problème (comme dans le cas de la chaise ou de l’eau du robinet), mais il arrive qu’elles soient fortement problématiques (comme dans le cas des préjugés sur les ethnies ou les genres).

    Notons que la possibilité de faire des erreurs en utilisant nos mécanismes de généralisation a beaucoup à voir avec leur rapidité d’exécution. Contrairement aux généralisations marquées d’un mot de quantité (‘tous’, ‘beaucoup’, ‘quelques’, etc.), les généralisations ne comportant pas ces mots (les généralisations génériques) fonctionnent sans prendre d’information quantitative (ou presque). Rappelez-vous que je n’ai pas eu besoin de voir beaucoup de chaises en plastique cassées pour avoir une attitude de prudence à l’égard de toutes les chaises du même genre. Une seule a suffi.

    Du point de vue évolutif, produire des généralisations aussi rapidement devait fournir un avantage sélectif assez impressionnant. Par exemple, dès qu’on voyait un tigre agressif, on fuyait tous les autres tigres et on maximisait ainsi les chances de demeurer en un seul morceau. Il n’est donc pas surprenant que toutes les langues aient des généralisations génériques. Elles nous aidaient à nous orienter dans la vie de tous les jours et permettaient de transmettre à nos pairs des stéréotypes tels que « Les pommes sont comestibles », « Le feu est chaud », ou « Les tigres sont dangereux ».

    Finalement, si les généralisations génériques correctes avantageaient celles et ceux qui rencontraient des animaux dangereux, on peut imaginer que les sur-généralisations n’étaient pas nuisibles à la passation des traits. Fuir tous les animaux dangereux sur la base de quelques observations est d’un grand avantage, alors que se méfier d’une catégorie inoffensive ne devait pas constituer un grand obstacle à la survie.

    Les généralisations dans le monde moderne

    Nous travaillons aujourd’hui avec sensiblement les mêmes outils cognitifs, mais dans un monde drastiquement différent. Nos mécanismes de généralisations, bâtis par l’évolution pour appréhender les espèces naturelles, ne sont pas nécessairement adaptés à la jungle sociale et ses catégories. Le résultat potentiel: des (sur)généralisations sur très peu d’observations, mais cette fois-ci, les conséquences sont bien réelles pour celles et ceux qui en font l’objet.

    On explique partiellement ce problème en observant qu’il y a vraisemblablement des différences fondamentales entre la structure des catégories que l’on pourrait qualifier de « naturelles » et celles que l’on pourrait qualifier de « sociales ». Ces différences structurelles devraient entraîner une différence dans notre manière d’appréhender ces catégories et leurs membres, notamment dans notre comportement vis-à-vis des membres que nous ne connaissons pas encore. Ne posant pas seulement des problèmes épistémologiques, les généralisations sur des catégories sociales et leur propagation ont aussi une dimension éthique, d’où l’importance de faire attention aux croyances que l’on propage.

    Finalement, un regard évolutif sur les préjugés nous informe sur la nécessité potentielle d’un changement méthodologique. Les généralisations génériques n’exprimant que rarement de l’information statistique, la bonne manière d’enrayer les préjugés auxquels ils donnent voix n’est peut-être pas de fournir des nombres. Toutefois, plus de recherche est nécessaire avant que l’on puisse trouver la bonne approche.

    Pour en apprendre plus :

    Leslie, Sarah-Jane, and Adam Lerner. 2016. “Generic Generalizations.” In The Stanford Encyclopedia of Philosophy, edited by Edward N. Zalta, Summer 2016. http://plato.stanford.edu/archives/sum2016/entries/generics/.

    Une excellente introduction aux génériques, on y fait une revue de littérature en psychologie, philosophie, et linguistique. Malheureusement, les travaux de la première autrice ne sont presque pas abordés.

    Leslie, Sarah-Jane. 2008. “Generics: Cognition and Acquisition.” Philosophical Review 117 (1): 1–47.

    Un article académique (philosophie) donnant une bonne idée de la position générale de Sarah-Jane Leslie, première autrice de l’introduction suggérée ci-haut.

    Gelman, Susan A., and Steven O. Roberts. 2017. “How Language Shapes the Cultural Inheritance of Categories.” Proceedings of the National Academy of Sciences 114 (30): 7900–7907. doi:10.1073/pnas.1621073114.

    Un article académique récent (psychologie) qui élabore sur le rôle des généralisations génériques dans l’évolution et la préservation des catégories au sein des cultures.

    Avez-vous des préjugés implicites? Pour le tester :

    https://implicit.harvard.edu/implicit/takeatest.html

     

    Jordan est étudiant à la maîtrise en philosophie. D’abord intrigué par la manière dont le langage atteint le monde, il est maintenant plus intéressé par ce qui les sépare. Son questionnement l’a mené à se demander comment le langage peut façonner notre compréhension du monde et, selon la réponse à cette question, comment il est possible d’utiliser la normativité linguistique pour améliorer nos positions épistémologiques.

  • Des travailleurs humanitaire « numériques » ? Troisième partie: questions épistémiques et conclusions à tirer de la réflexion.

    Des travailleurs humanitaire « numériques » ? Troisième partie: questions épistémiques et conclusions à tirer de la réflexion.

    Photo par Jean-François Dubé; tremblement de terre au Népal en 2015.

    Un texte de Jean-François Dubé.

    Les travailleurs humanitaires numériques (THN) sont d’importants producteurs de données, il en a été question lors d’un billet précédant sur les questions éthiques que pose cette approche. Bien entendu, lorsqu’il est question de connaissance, un important volume d’information ne peut jamais justifier à lui seul la valeur d’un travail : la production de mauvaises données, même en grand nombre, n’est utile à personne! En revanche, une production importante de données fiables serait un important critère quant à la pertinence de l’action des THN. À cet égard, il est crucial de se pencher sur la performance épistémique (capacité à produire des données fiables) des THN. Malheureusement, on ne sait que peu de choses à ce sujet. Chose certaine, le contact avec le terrain donne accès à des informations impossibles à obtenir autrement. Toutefois, il est possible de croire que quant à certaines questions, les THN sont capables de produire plus de données fiables avec moins d’énergie dépensée. C’est là un avantage immense dans un contexte d’urgence caractérisé par un manque de ressources (notamment en temps). Pensez à une situation de guerre dans laquelle plusieurs villages sont pillés et brûlés : la réponse d’urgence demande de connaître au minimum l’ampleur et la nature des dégâts, et ce, le plus rapidement possible. Faut-il utiliser un groupe d’individus sur place (avec tout ce que cela comprend de risques et de temps) ou plutôt employer des images satellites traitées par des groupes d’individus à partir de leur ordinateur partout dans le monde? Quant à certaines questions (par exemple quelle est la superficie de la destruction), il est évident que l’apport des THN peut se révéler pertinent et fiable. Néanmoins, certains risques de biais existent, parfois à cause de la technologie elle-même (la technologie n’est pas axiologiquement neutre, voir le billet sur l’éthique et les THN) et parfois à cause du traitement de l’information par des humains comme le montre la littérature sur les biais cognitifs. Le hic, c’est que, en fonction du contexte, ces biais peuvent agir autant sur les profanes que les experts qu’ils soient des THN ou des humanitaires de terrain et ainsi nuire à la fiabilité des données produites (voir Beauchamps et Dubé 2017i pour une courte présentation sur les biais cognitifs chez les experts). Certes, des recherches montrent bien qu’il est possible de faire usage des technologies du numérique afin de récolter de l’information sur une situation d’urgence (Hassanzadeh et Nedovic-Budic 2014ii, Zielinski et Bügel 2012iii, Fuchs et coll. 2013iv) Toutefois, des études empiriques comparant ces deux approches (numérique et traditionnelle) quant à la fiabilité des données qu’elles produisent sont nécessaires, car il ne s’agit pas seulement de connaître de quoi le numérique est capable, mais bien de savoir s’il possède une performance supérieure à ce qui se fait déjà dans l’humanitaire classique. C’est à ce moment seulement qu’il sera possible de dire dans quels contextes et quant à quelles questions l’action des THN a une performance épistémique supérieure à ce qui est fait sur le terrain, justifiant par une réflexion épistémique cette fois, sa pertinence.

    Voici deux exemples de carte. À gauche, une carte obtenue en urgence par des moyens « classiques » et à droite une carte résultant du travail d’humanitaires numériques, le groupe Kathmandu Living Labs, dans le cadre de leur projet Quakemap

    Conclusion

    Les THN offrent une gamme de plus en plus étendue de solutions aux problèmes du monde de l’humanitaire et poussent les tenants de l’approche classique à questionner de nouveau ce qu’est concrètement la défense de la dignité humaine. Et oui, les THN semblent en mesure de contribuer positivement à une action qu’il est possible de qualifier d’humanitaire. Toutefois, il n’est pas question de se demander si celle-ci remplacera un jour l’approche classique, mais bien de réfléchir à la combinaison des approches comme moyen d’amélioration. Ainsi, en systématisant cette réflexion sur la base de questionnements éthiques et épistémiques, il devient possible de contribuer à définir une stratégie justifiée et justifiable combinant convenablement le travail humanitaire numérique et classique. Le défi est que l’action des THN est un objet en pleine construction touchant à de nombreux domaines (informatique, géographie, politique, etc.), laissant l’impression de devoir traiter avec un ensemble hétérogène aux frontières floues. Heureusement, ces différents domaines bénéficient souvent d’une réflexion éthique et épistémique bien développée et le rôle de la philosophie pratique est donc de saisir ceux-ci afin d’influencer positivement les THN tout en développant un cadre d’analyse spécifique à cette réalité à l’aide des acteurs clés de l’approche. Bien entendu, nous sommes loin de la coupe aux lèvres et de nombreux ponts entre les THN, les humanitaires de terrain et les tenants de la philosophie pratique sont encore à construire. Malgré la difficulté que cela représente, j’espère avoir contribué à montrer que les enjeux sont trop grands pour que ce rendez-vous soit manqué.

    N’hésitez pas à m’écrire pour toutes questions ou tous commentaires à Jean-Francois.Dube@usherbrooke.ca

    Détenteur d’un baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François agit comme guide d’aventure spécialisé en intervention jeunesse par la nature et l’aventure depuis 2008. En 2011, il se rend en France afin de se former à la logistique humanitaire, domaine dans lequel il oeuvrera ensuite pour Médecins Sans Frontières au Soudan du Sud, en République Démocratique du Congo et au Népal. Maintenant étudiant-chercheur à la Chaire, et ce, depuis août 2015, ses intérêts de recherche portent sur le travail humanitaire, l’épistémologie sociale et la prise de décision en contexte d’urgence.

    Notes

    i Beauchamp, G. et Dubé, J-F. (à paraître), Expertise et biais cognitifs – Quels pièges de l’esprit guettent l’expert ?, Dans Claveau, F. et Prud’homme J., (dir.) , Experts, Sciences et Sociétés, Presses de l’Université de Montréal.

    ii Hassanzadeh, R., & Nedovic-Budic, Z. (2014). Assessment of the Contribution of Crowd Sourced Data to Post-Earthquake Building Damage Detection. International Journal of Information Systems for Crisis Response and Management (IJISCRAM), 6(1), 1-37.

    iii Zielinski, A. et Bügel, U., (2012), Multilingual Analysis of Twitter News in Support of Mass Emergency Events. Proceedings of the 9th International ISCRAM Conference

    iv Fuchs, G.,et coll. (2013). Tracing the German centennial flood in the stream of tweets: first lessons learned. Proceedings of the second ACM SIGSPATIAL international workshop on crowdsourced and volunteered geographic information (pp. 31-38). ACM.

  • Des travailleurs humanitaires « numériques »? Seconde partie: les questions éthiques

    Des travailleurs humanitaires « numériques »? Seconde partie: les questions éthiques

    Par Jean-François Dubé.

    L’usage de technologies numériques par les travailleurs humanitaires traditionnels soulève de nombreuses questions éthiques (voir par exemple Hunt et al. 2016 i ). De toute évidence, ces réflexions représentent un bon point de départ quand vient le temps de se questionner sur l’action des travailleurs humanitaires numériques (THN), dont il a été question dans un billet précédent. Suivant cet exemple, il sera question ci-dessous des bénéfices et des risques de l’action des THN quant 1- aux valeurs de l’aide humanitaire, 2- aux attentes que peut créer leur existence et 3- aux traces que peut laisser leur travail.

    A-Les THN face aux valeurs traditionnelles du travail humanitaire.

    Indépendance, neutralité, impartialité : trois valeurs de base devant guider les travailleurs humanitaires de terrain comme numérique (dont l’intention n’est pas de remplacer les premiers, rappelons-le). Comment sont actualisées ces valeurs par les THN? Qu’en est-il par exemple du lien entre usage des médias sociaux et impartialité? D’un côté, il est formidable de pouvoir compter sur cet apport, par un travail de production participative des THN, afin de récolter et transférer aux acteurs de terrain le point de vue de plusieurs personnes parfois réduites au silence. Il est raisonnable de croire que cela augmente les chances d’impartialité en favorisant la multiplicité des points de vue considérés ce qui limite les risques de conclusions hâtives basées sur une vision dominant les autres (par la contrainte par exemple). Néanmoins, l’usage de moyens techniques peut induire certains biais et il faut savoir se méfier de l’illusion de neutralité axiologique que peuvent parfois présenter ces outils. À ce sujet, l’approche du Values In Design de Nissenbaum rappelle que : « technology is never neutral: certain design decisions enable or restrict the ways in which material objects may be used, and those decisions feed back into the myths and symbols we think are meaningful. »ii

    Mal construite, une collecte d’information risque, par exemple, d’être involontairement partiale envers les gens capables d’utiliser (et d’accéder à) un ordinateur en faisant porter avec plus de force leur voix vers les acteurs de terrain. Plus préoccupant encore : est-ce que cette approche pourrait un jour être accusée de contribuer à une forme de « e-colonialisme »? Le travail des THN, par les moyens qu’il utilise, pourrait contribuer à la pénétration des technologies de l’information dans les zones les plus isolées du monde, et ce n’est sûrement pas un hasard si Facebook s’intéresse à la question.iii Ce sont là de bonnes intentions, certes, mais la technologie porte avec elle une certaine vision du monde et les THN doivent savoir se méfier de leurs outils pour les déformations qu’ils peuvent induire quant à la réalité (biais liés à la sélection de certains points de vue) et pour les conséquences qu’ils pourraient avoir sur la vie des communautés ciblées par l’aide (imposition de valeurs occidentales dans un contexte de vulnérabilité).

    Quant à elles, l’indépendance et la neutralité ne sont pas non plus en reste : alors que les technologies de l’information promettent de plus en plus de liberté face à certains pouvoirs politiques, d’autres pouvoirs voient le jour. C’est pourquoi il importe de ne pas perdre de vue que la fibre optique ou les centres de données sont la propriété de certains groupes ayant des intérêts à défendre. Dans ce cadre, la vigilance est une fois de plus de rigueur pour les THN.

    B- « Jouer » pour répondre aux attentes?

    D’abord une question : quelle est la différence entre une communication simplex et duplex? Simplex est à sens unique : pensez à la communication que vous offre un radio FM, alors que la duplex est simultanée, comme lors d’une conversation téléphonique. Par le biais des nouvelles technologies, les THN rêvent d’une approche duplex de l’aide dans laquelle la communication entre les travailleurs humanitaires et les populations vulnérables se déroule de manière continue et en temps réel. Ainsi, la porte est ouverte à la co-construction de la réponse d’aide : aider la population à l’aide de la population, et ce, par la rétroaction que peuvent offrir les médias sociaux. Cela représente un potentiel de défense de la dignité humaine alors que le bénéficiaire passe du statut de victime recevant de l’aide à celui d’acteur ou même de critique de l’action dont il est témoin. Mais, les attentes seront-elles comblées? Rien n’est moins certain et cette « offre » implique une capacité de traitement de l’information immense en temps réel, forçant les THN à travailler au développement d’applications rendant agréable (voire ludique) la tâche afin d’attirer et conserver un maximum de contributeur lors d’une crise. Cette « gamification » d’une situation d’urgence, malgré sa bonne intention, peut parfois sembler en contradiction avec l’idée même de dignité humaine pour laquelle l’autre n’est en aucun cas l’occasion d’une forme de divertissement (devenant ainsi un moyen plutôt qu’une fin suivant une analyse kantienne).

    C- Laisser des traces, pour le meilleur et pour le pire.

    Les technologies de l’information ont cela de formidable que leur aspect pratique permet aux THN de produire une masse importante de données facilement partagée avec plusieurs acteurs. Ces données sont ensuite précieuses dans l’analyse post-opération afin d’en tirer les apprentissages nécessaires à une prochaine intervention. Le travail des THN ouvre la porte à l’étude d’ensembles de données massifs capables de jeter un éclairage global et nouveau sur les pratiques de l’humanitaire, ce qui représente un avantage considérable. Néanmoins, certains individus n’étant pas nécessairement des travailleurs humanitaires pourraient payer bien cher le prix de l’existence de ces ensembles de données. C’est qu’il existe une asymétrie entre l’énergie nécessaire à la création de données et celle utile à les détruire complètement si nécessaire. Par exemple, les THN pourraient facilement mettre en place un site web permettant de rapporter en temps réel, par des témoignages et des photos, les blessures subies par certaines personnes durant une manifestation antigouvernementale afin d’alerter la communauté internationale. Par contre, si cette information reste disponible après « le temps réel », ce qui est très probable, celle-ci pourrait ensuite servir à des fins bien loin des idéaux humanitaires (par un gouvernement désireux de faire taire ses opposants par exemple). Ce questionnement pourrait potentiellement se voir éclairé par la réflexion actuelle relativement au droit à l’oubli sur le web.iv

    Que retenir de cela? D’abord que des bénéfices immenses font chaque fois face à des risques considérables, justifiant l’importance d’un questionnement éthique voué à trouver un équilibre acceptable entre les uns et les autres. Ensuite que des outils philosophiques qu’il serait possible d’adapter à la réflexion sur l’action des THN existent déjà. Par contre, des ponts clairs liant acteurs de l’aide et penseurs sont à construire et l’usage de la philosophie pratique semble être tout indiqué pour cela.

    Dans le prochain billet sur les THN, l’épistémologie sera mobilisée pour regarder « à l’intérieur » des données produites afin d’en analyser la valeur en termes de connaissance. Ce texte présentera aussi les conclusions à tirer de tout ce qui aura été présenté à ce sujet dans mes trois billets.

    N’hésitez pas à m’écrire pour toutes questions ou tous commentaires à Jean-Francois.Dube@usherbrooke.ca

    Détenteur d’un baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François agit comme guide d’aventure spécialisé en intervention jeunesse par la nature et l’aventure depuis 2008. En 2011, il se rend en France afin de se former à la logistique humanitaire, domaine dans lequel il oeuvrera ensuite pour Médecins Sans Frontières au Soudan du Sud, en République Démocratique du Congo et au Népal. Maintenant étudiant-chercheur à la Chaire, et ce, depuis août 2015, ses intérêts de recherche portent sur le travail humanitaire, l’épistémologie sociale et la prise de décision en contexte d’urgence.

    Notes

    Hunt, M. et coll. (2016). Ethics of emergent information and communication technology applications in humanitarian medical assistance. International health, 8(4), 239-245.

    ii https://valuesindesign.net/about-2/, consulté le 11-08-2017

    iii Metz, C. How Facebook is transforming disaster response, Wired, 11-10-2016, consulté le 11-10-2017.

    iv Floridi, L. Right to be forgotten, http://www.philosophyofinformation.net, consulté le 11-10-2017

  • Des travailleurs humanitaires « numériques »? Première partie; entre risques et bénéfices.

    Des travailleurs humanitaires « numériques »? Première partie; entre risques et bénéfices.

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    Par Jean-François Dubé.

    Algorithmes, données massives (big data), production participative (crowdsourcing) ou encore intelligence artificielle; voilà des mots que vous avez peut-être entendus, avec une certaine curiosité, au détour d’une conversation sur le travail humanitaire. En effet, le monde numérique est déjà présent au quotidien dans les interventions des Nations Unies, de la Croix-Rouge ou encore d’organisations non gouvernementales (ONG) comme Oxfam ou Médecins Sans Frontières. Mais les outils numériques ne se limitent pas à de nouveaux moyens pour les acteurs traditionnels de l’aide, ils permettent aussi l’émergence de nouveaux acteurs dont il sera question ici : les travailleurs humanitaires numériques (THN)i.

    Avant d’aller plus loin, une clarification s’impose. Qu’est-ce que le travail humanitaire? Mon positionnement à ce sujet suivra celui de Rony Brauman, président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994 : « [l]‘action humanitaire est celle qui vise, pacifiquement et sans discrimination, à préserver la vie dans le respect de la dignité et à restaurer l’homme dans ses capacités de choix. »ii

    Agir concrètement face à une situation où la dignité humaine n’est pas respectée, voilà la finalité de l’aide humanitaire. Afin d’être efficace, cette action demande une bonne compréhension de la situation. Ainsi, de manière classique, la collecte de données en urgence est le fait d’individus se rendant sur les lieux afin d’y mener une évaluation. Parallèlement à cette approche émerge une nouvelle pratique, celle des THN, dans laquelle la collecte et le traitement de l’information se font grâce aux technologienumériques, et ce,sans avoir nécessairement à être physiquement sur place et sans obligatoirement avoir de formation dans le domaine. Parle-t-on alors de deux approches en compétition? Non, car l’intention des THN n’est pas de remplacer l’action d’aide classique, mais de l’appuyer notamment en 1-informant en temps réel les humanitaires présents sur le terrain; 2-véhiculant les demandes des victimes vers les organisations compétentes à y répondre et 3-divisant le fardeau de l‘analyse des données obtenues grâce aux technologies de l’information.iii (Burns 2014)Patrick Meier, auteur du livre Digital Humanitarians. How Big Data is Changing the Face of Humanitarian Response (2015) exprimera ainsi la philosophie des THN: «Anyone can be a digital humanitarian, absolutely no experience necessary; all you need is a big heart and access to the Internet».iv Imaginez le potentiel : grâce à internet, il est maintenant possible de mettre en action la force de milliers d’individus désireux de participer eux aussi à défendre la dignité humaine. Ainsi, il est maintenant possible d’organiser une action collective visant à identifier sur des images satellites avant et après un tremblement de terre les dommages aux infrastructures à l’échelle d’un pays comme dans le cas de Tomnod au Népal ou encore à récolter de l’information utile à la sécurité civile comme dans le cas de l’action de la StandBy Task Force travaillant avec la Federal Emergency Management Agency (FEMA) aux États-Unis lors du passage de l’ouragan Maria à Porto Rico.

    Néanmoins, si avoir un coeur immense peut être une condition nécessaire à l’aide, il est bien possible que ce ne soit pas une condition suffisante : vouloir sincèrement bien faire ne veut pas nécessairement dire bien faire. Il y a donc d’une part certaines raisons de douter des promesses des THN, mais d’autre part leur travail est déjà utilisé dans la réponse de certaines organisations traditionnelles, ce qui porte à croire que ceux-ci ont quelque chose de pertinent à proposer. C’est pourquoi la question centrale ne doit pas apparaître comme un choix à faire entre le camp des techno-optimistes et celui des techno-pessimistes : il existe bien des risques et des bénéfices à l’action des THN. De cela découle toutefois une question bien plus complexe, mais plus utile à la réflexion sur l’aide : entre les risques et les opportunités, existe-t-il un moyen, autre que la méthode d’essai-erreur, moralement indéfendable quand il est question de travail humanitaire, d’éclairer « quand » et « comment » les THN sont réellement des acteurpertinents de l’aide? Je ne crois pas que ce moyen existe pour le moment, mais plusieurs outils pourraient aider à le construire et, chose certaine, le questionnement systématique qu’offre la philosophie pratique peut y contribuer. Voici une bien longue introduction pour dire ceci : les THN peuvent être des acteurs pertinents de l’action humanitaire à certains moments, mais une réflexion systématique reste à faire afin d’aider à identifier ces contextes et à qualifier ce qui est « pertinent ». C’est à cette fin que seront consacrés deux billets à venir. Sans prétendre à l’exhaustivité, mon propos cherchera à souligner certaines questions importantes que soulève l’action des THN, et ce, plus spécifiquement quant à l’éthique et à l’épistémologie. C’est ainsi que le prochain billet sera relatif à l’éthique et se penchera principalement sur l’impact potentiel de l’approche sur les populations vulnérables et sur les acteurs humanitaires traditionnels. Finalement, un troisième texte portera sur la question de la fiabilité des données produites par des acteurs agissant à distance et présentera les conclusions à tirer de ces trois textes réunis.

    N’hésitez pas à m’écrire pour toutes questions ou tous commentaires à Jean-Francois.Dube@usherbrooke.ca

    Notes

    i En anglais : Digital Humanitarians

    ii Brauman, R. (2000). L’action humanitaire. Flammarion Paris.

    iii Burns, R. (2014). Rethinking big data in digital humanitarianism: practices, epistemologies, and social relations. GeoJournal, 80(4), 477-490.

    iv Meier, P. (2015). Digital humanitarians: how big data is changing the face of humanitarian response. Boca Raton, FL: CRC Press, Taylor & Francis Group.

    Détenteur d’un baccalauréat en plein air et tourisme d’aventure de l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François agit comme guide d’aventure spécialisé en intervention jeunesse par la nature et l’aventure depuis 2008. En 2011, il se rend en France afin de se former à la logistique humanitaire, domaine dans lequel il oeuvrera ensuite pour Médecins Sans Frontières au Soudan du Sud, en République Démocratique du Congo et au Népal. Maintenant étudiant-chercheur à la Chaire, et ce, depuis août 2015, ses intérêts de recherche portent sur le travail humanitaire, l’épistémologie sociale et la prise de décision en contexte d’urgence.