Par Andréanne Veillette
Imaginez que vous êtes un juge états-unien. Vous devez décider si vous acceptez que certaines images d’un meurtre particulièrement sanglant soient présentées aux membres du jury. Bien que les images soient des éléments de preuve importants, vous êtes réticent à l’idée de les montrer au jury. Vous avez peur que, à la suite du visionnement des images, ils forment de fausses croyances quant à la culpabilité de l’accusé ou encore qu’ils soient biaisés par leurs émotions. Les images sont tellement atroces qu’il y a un risque non négligeable que le jury leur accorde un poids démesuré dans sa prise de décision finale. Si les images sont mal interprétées, cela pourrait mener le jury à rendre un verdict injuste. En tant que juge, certaines règles, notamment les règles d’exclusion de la preuve, vous permettent d’exclure les images du procès (Laudan, 2006, p. 289). Vous décidez que pour maximiser la formation de croyances vraies et minimiser la formation de croyances fausses chez les membres du jury, vous ferez appel aux règles d’exclusion de la preuve et ne présenterez pas les images sanglantes. Est-ce que votre décision d’interférer dans la quête de connaissance des membres du jury était justifiable ? C’est à ce type de questions que les recherches sur la tutelle épistémique tentent de répondre.
Qu’est-ce que la tutelle épistémique?
Il existe plusieurs formes de contrôle de l’information : la censure, la propagande, le langage technique spécialisé et les conventions sociales. La tutelle épistémique en est une autre. Il s’agit d’une prise de contrôle de la quête de connaissances d’une personne ou encore d’un groupe de personnes. Lorsqu’une personne en met une autre sous tutelle épistémique, elle se trouve à intervenir dans sa quête de connaissances (condition d’interférence) sans lui demander son avis (condition de non-consultation). Elle intervient dans le but de minimiser les fausses croyances que cette personne est à risque de développer et de maximiser la croyance en des faits (condition d’amélioration).
Il est important de reconnaitre que, comme tout contrôle de l’information, mettre une personne sous tutelle épistémique constitue une façon d’exercer un certain pouvoir. Bien que le seul exercice du pouvoir ne soit pas une mauvaise chose en soi, il est essentiel d’en tenir compte lors de la construction du cadre conceptuel de la tutelle épistémique pour qu’il soit adéquat. Le pouvoir (ou le contrôle) exercé dans l’acte de tutelle épistémique doit être questionné. Pour ce faire, il est important d’intégrer la notion de groupe identitaire au cadre conceptuel de la tutelle épistémique. Alors, avant d’aller plus loin, définissons brièvement ce qu’est un groupe identitaire.
Les groupes identitaires se forment autour d’une facette identitaire partagée qui est rendue particulièrement saillante par les rapports de pouvoir ambiants et les stéréotypes que nous retrouvons dans l’imaginaire collectif d’une société. Par exemple, le fait que je sois une femme devient particulièrement saillant dans un milieu où il y a presque exclusivement des hommes et dans un contexte où les hommes dominent le rapport de pouvoir. Cette facette identitaire saillante sert de point d’ancrage au sentiment d’appartenance à un groupe; les hommes appartiennent au groupe des hommes et les femmes appartiennent au groupe des femmes. Ce passage de l’individu vers le groupe identitaire dans la conceptualisation de la tutelle épistémique est nécessaire puisqu’il permet de mettre en lumière non seulement les conséquences épistémiques, mais aussi les conséquences éthiques et politiques de la tutelle épistémique.
À présent, nous savons que la tutelle épistémique est une forme de contrôle de l’information qui inclut un rapport de pouvoir entre au moins deux individus qui peuvent appartenir à des groupes identitaires différents et donc posséder un pouvoir identitaire différent. Il est maintenant possible de définir plus précisément la tutelle épistémique à l’aide de trois conditions légèrement modifiées pour inclure la notion de groupe identitaire, mais extrêmement proches des conditions initialement théorisées par Ahlstrom-Vij (2013) : la condition d’interférence, la condition de non-consultation et la condition d’amélioration. Regardons chacune des trois conditions de définitions amendées tour à tour.
Premièrement, la condition d’interférence stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si un agent issu d’un groupe identitaire donné interfère dans la recherche de connaissance d’un agent issu du même ou d’un autre groupe identitaire. L’interférence peut avoir lieu lors de l’accès à la connaissance, lors de la collecte d’informations, lors de l’évaluation de l’information ou lors de la communication de l’information. De plus, l’interférence contraint la façon dont la personne veut mener sa quête de connaissance. Il n’y a donc pas de composante normative dans cette condition qui excuserait certains types d’interférence sous couvert de standards épistémiques rigoureux. En d’autres mots, peu importe si vous pensez que l’autre personne mène atrocement mal sa quête de connaissance, une interférence demeure une prise de contrôle, et ce, même si elle s’adresse à quelqu’un qui étudie l’homéopathie jour et nuit pour guérir la maladie chronique de sa mère. La condition d’interférence nous aide à reconnaitre une interférence, mais elle n’a pas le pouvoir de la condamner ou de la recommander.
Deuxièmement, la condition de non-consultation stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si la personne dont la quête de connaissance est visée par l’interférence n’a pas été consultée avant que l’interférence ait lieu. Dans la condition de non-consultation, il y a une certaine prise pour acquis que la personne qui interfère est plus à même de juger du bien épistémique de l’autre que l’autre laissé à lui-même.
Troisièmement, la condition d’amélioration stipule qu’il y a tutelle épistémique seulement si la personne qui interfère est motivée par un désir d’améliorer la position épistémique d’un individu ou d’un groupe identitaire. En d’autres mots, la condition n’agit pas comme une contrainte sur les résultats de l’interférence, mais bien comme une contrainte sur la motivation qui guide l’interférence. La notion de bien épistémique est plutôt épineuse, mais pour les besoins du présent texte, il est possible de concevoir le bien épistémique comme la minimisation des fausses croyances qu’une personne est à risque de développer et la maximisation de sa croyance en des faits.
Cela dit, simplement reconnaitre la tutelle épistémique ne nous aide pas à juger de la justifiabilité de la prise de contrôle. Pour cela, il faut se pencher sur ses conditions de justifiabilité.
À quelles conditions la tutelle épistémique est-elle justifiable?
Il y a trois conditions qu’une mise sous tutelle épistémique doit respecter pour être justifiable (Veillette, 2021) : la condition du fardeau de la preuve, la condition d’injustice épistémique et la condition de sollicitude épistémique. Regardons tour à tour chacune de ces conditions.
D’abord, pour que la condition du fardeau de la preuve soit remplie les données probantes disponibles doivent indiquer qu’il est hautement probable que la position épistémique de l’agent ciblé par la mise sous tutelle et de son groupe d’appartenance soit améliorée par l’interférence. En d’autres mots, la décision de mettre quelqu’un sous tutelle épistémique s’apparente à un pari empirique où la personne qui souhaite intervenir doit s’assurer que les résultats de recherches scientifiques sont suffisamment concluants pour qu’elle puisse croire de manière responsable que l’intervention sera bénéfique pour la personne ciblée et, par extension, pour le groupe identitaire auquel elle appartient. Cette condition est issue du cadre conceptuel d’Ahlstrom-Vij (2013, p.122) et modifiée pour inclure la notion de groupe identitaire.
Ensuite, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition d’injustice épistémique doit être remplie. Avant de se pencher sur la condition elle-même, il est important de comprendre ce qu’est une injustice épistémique. L’injustice épistémique est une forme d’injustice qui cause du tort à un individu spécifiquement dans sa qualité d’agent épistémique (Fricker, 2007, p. 12). L’injustice épistémique ne cause donc pas simplement du tort à un agent dans sa quête de connaissance en lui mettant des bâtons dans les roues, elle lui cause aussi du tort dans sa capacité à se situer et à se concevoir comme un agent épistémique à part entière. Les injustices épistémiques sont habituellement fondées sur des préjugés identitaires et contribuent à les perpétuer.
Nous avons vu que, comme toute forme de prise de contrôle, la tutelle épistémique amène les relations de pouvoir inégales entre les différents groupes sociaux à l’avant-plan. Ces différences de pouvoir identitaires se traduisent sous la forme d’injustices épistémiques qui peuvent surgir à plusieurs moments lors de la mise sous tutelle épistémique. Lorsque nous évaluons la justifiabilité de la mise sous tutelle, nous devons donc tenir compte des différences de pouvoir identitaire entre les groupes sociaux. La condition d’injustice épistémique stipule que l’utilisation de la tutelle épistémique est justifiable seulement si l’interférence n’est pas motivée par des préjugés identitaires et qu’elle n’exacerbe pas l’injustice épistémique que subit déjà un groupe.
Finalement, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition de sollicitude épistémique doit être remplie. La condition de sollicitude épistémique stipule que la décision d’interférer doit résulter de la mise en application d’un processus de sollicitude épistémique. Ce processus est calqué sur le processus de l’éthique de la sollicitude élaboré par Tronto (2013, p.22-23) et se décline en cinq étapes. Premièrement, il faut qu’un agent remarque chez un individu que certains besoins épistémiques sont inassouvis (caring about). Deuxièmement, une fois que les besoins épistémiques sont identifiés, il faut qu’un agent prenne la responsabilité de s’assurer qu’ils soient assouvis (caring for). Troisièmement, il faut que l’agent prodigue la sollicitude épistémique proprement dite (care-giving), c’est-à-dire répondre au besoin inassouvi. Quatrièmement, une fois que la sollicitude épistémique a été prodiguée, l’agent qui a été l’objet de l’intervention (ou les agents qui en ont été témoins) émet une réponse (qui n’a pas besoin d’être verbale). L’agent qui a prodigué la sollicitude épistémique doit écouter cette réponse, l’utiliser pour évaluer son intervention — était-elle un succès, un échec, suffisante, incomplète ? — et recommencer le processus si de nouveaux besoins épistémiques liés à celui qui vient d’être assouvi surgissent (care-receiving). Cinquièmement, la dernière étape du processus exige que l’agent qui prodigue la sollicitude épistémique s’assure que les besoins qu’il vise à assouvir et que les moyens qu’il utilise pour le faire soient cohérents avec des engagements démocratiques envers la justice, l’égalité et la liberté pour tous (caring with). Cette dernière étape peut être lue comme allant de pair avec un souci pour contrer l’injustice épistémique.
L’engagement de la personne qui désire en mettre une autre sous tutelle épistémique envers le processus de sollicitude épistémique est extrêmement important puisqu’il permet d’éviter une décision teintée de mépris pour le groupe visé. La condition de sollicitude épistémique nous permet aussi d’exercer une forme d’expertise qui est changeante, qui est informée par le contexte et qui tient compte des relations de pouvoir entre les groupes. Dans cette optique, la mise sous tutelle épistémique n’est donc pas perçue comme une façon de cimenter une hiérarchie sociale, mais plutôt comme une relation d’interdépendance entre différentes personnes ou différents groupes qui s’entraident dans leurs quêtes de connaissances en mobilisant leurs forces respectives.
Brève étude de cas
Maintenant que nous avons en main tous les outils nécessaires pour reconnaitre une instance de tutelle épistémique et pour juger de sa justifiabilité, tentons de faire l’évaluation d’un cas concret. Prenons l’exemple de Fricker et Jenkins selon lequel une personne trans peut se voir refuser le traitement qu’elle demande par une institution médicale parce qu’elle ne se conforme pas à la vision stéréotypée des personnes trans :
Trans people were expected to have a gender presentation and a sexual orientation that were normative for their identified gender—so a trans woman, for example, would need to present a traditionally feminine appearance and to report sexual attraction to men. Trans people were also required to report a strong sense of loathing towards their bodies and to say that these experiences dated from their early childhood (Green 2004: 46; Serano 2007: ch. 7). A trans person who did not meet these criteria would often be judged not to really need to transition, and would be denied access to transition-related medical procedures. (Fricker & Jenkins, 2017, p. 272)
Comment est-ce que cela se traduit en tutelle épistémique? Imaginez que vous êtes une personne trans. Vous êtes activement engagée dans la communauté trans et vous avez parlé à plusieurs personnes trans pour en savoir plus sur leur expérience vécue. Vous consultez un médecin pour obtenir de l’information sur les procédures médicales pour amorcer une transition. Le médecin ne reconnait pas l’expertise qui vous est conférée par votre expérience vécue et les témoignages que vous avez récoltés comme étant légitime. Puisqu’il adhère à une vision stéréotypée de ce à quoi une personne trans doit ressembler, il juge que vous n’êtes pas réellement trans et va à l’encontre de votre décision de vous informer (condition de non-consultation) en refusant de vous partager l’information que vous lui demandez (condition d’interférence) pour votre propre bien (condition d’amélioration). Il croit que vous ne comprenez pas ce qu’est une personne trans et que, par conséquent, vous évaluez mal votre propre expérience vécue. Le médecin s’évertue plutôt à vous expliquer ce qu’est une personne trans.
Dans ce cas, la mise sous tutelle épistémique du médecin contrevient clairement à la condition d’injustice épistémique. Le médecin perpétue une injustice épistémique puisque la crédibilité des méthodes de connaître employées par la communauté trans sont considérées illégitimes uniquement parce qu’elles ne correspondent pas avec les méthodes de connaître du groupe dominant. Il est évident que procéder à l’évaluation d’un agent en ignorant une partie des outils – dans ce cas, les critères développés à l’intérieur de la communauté trans – dont il dispose pour comprendre son existence fera en sorte que les capacités et la position épistémique de l’agent seront évaluées à la baisse. La conclusion à laquelle parvient le médecin (vous n’êtes pas réellement trans et vous comprenez mal votre propre expérience vécue) est fondée sur une vision stéréotypée de la communauté trans. En effet, la décision du médecin ne découle pas d’une évaluation épistémique rigoureuse des méthodes de connaître employées par le groupe, mais plutôt de l’utilisation injuste d’un plus grand pouvoir identitaire ainsi que d’une ignorance active et située.
Puisque la mise sous tutelle épistémique du médecin ne remplit pas la condition d’injustice épistémique, il est possible de la dénoncer comme étant une instance injustifiable de tutelle épistémique. Cela dit, il aurait été possible de faire une analyse similaire de la même mise sous tutelle épistémique pour la condition du fardeau de la preuve et pour la condition de sollicitude épistémique. Pour vérifier si la condition du fardeau de la preuve était remplie, il aurait été nécessaire de faire une recherche pour obtenir davantage d’informations sur les données probantes disponibles et si elle permettait au médecin de croire responsablement que son interférence améliorerait la position épistémique de la personne trans. Pour vérifier si la condition de sollicitude épistémique était remplie, il aurait été nécessaire de vérifier si chacune des étapes du processus de sollicitude épistémique était comblée par les agissements du médecin.
Conclusion
La banalité conférée à la tutelle épistémique par son omniprésence ne rend en rien moins importante l’obtention des outils conceptuels nécessaires pour juger de sa justifiabilité. Au contraire, la fréquence à laquelle nous sommes appelés à prendre la décision de faire appel à la tutelle épistémique ou non laisse place à de nombreuses opportunités pour que de bonnes intentions soient entachées par des rapports de pouvoir inégaux et des préjugés inconscients. Faire usage de tutelle épistémique à l’égard de quelqu’un entraine nécessairement des conséquences positives ou négatives. Ces conséquences, loin d’être triviales, peuvent se répercuter sur la distribution de connaissance au niveau sociétal. De fait, il est possible que la manière dont nous faisons usage de la tutelle épistémique reflète et renforce une division préexistante qui a trait à l’accès à la connaissance.
Cela dit, dans les cas où la tutelle épistémique est justifiable, elle constitue un outil puissant pour opérer des changements positifs. Des exemples de mises sous tutelle épistémique justifiable montrent qu’il existe des moyens d’obtenir des résultats bénéfiques autant pour les individus que pour leurs groupes identitaires que pour la société plus généralement en utilisant une méthode qui est fondée sur la science, qui ne repose pas sur la domination et qui n’accentue pas les injustices sociales. Encore mieux, parfois, il est plus efficace d’intervenir de cette manière! Si c’est vrai pour les cas de tutelle épistémique, il est possible de penser qu’une analyse similaire de stratégies d’intervention et de transformation sociale révélerait l’efficacité de stratégies non violentes, fondées sur la science, dans toute une panoplie de contextes. C’est plutôt encourageant, non?
Pour en savoir plus
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Ce billet de blogue est un résumé de mon mémoire La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique.
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Un court vidéo animé qui explique ce qu’est la tutelle épistémique.
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Pour explorer en profondeur les réflexions les plus récentes sur la tutelle épistémique, je suggère la lecture du collectif Epistemic Paternalism:Conceptions, Justifications and Implications édité par Axtell et Bernal.
Références
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Ahlstrom-Vij, Kristoffer. Epistemic Paternalism: A Defence. Palgrave Macmillan, 2013. https://www.palgrave.com/gp/book/9780230347892.
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Fricker, Miranda. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford: Oxford University Press, 2007.
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Fricker, Miranda, et Katharine Jenkins. « Epistemic Injustice, Ignorance, and Trans Experiences ». Dans The Routledge Companion to Feminist Philosophy, 268‑78. Routledge, 2017. https://doi.org/10.4324/9781315758152-23.
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Laudan, Larry. Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology. Cambridge: Cambridge University Press, 2006.
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Tronto, Joan C. Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice. NYU Press, 2013.
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Veillette, Andréanne. « La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique ». Sherbrooke, 2021. https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/18455.
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