Catégorie : Philosophie pratique

  • Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Par Matthew Sample ( Institut de recherches cliniques de Montréal) et Andréanne Veillette (UdeS)

    Comment les philosophes peuvent-ils contribuer à la vie dans les démocraties modernes? Il existe des exemples issus de l’histoire, comme Socrate ou Descartes, qui peuvent guider notre réflexion. Toutefois, les besoins de la société ont changé depuis cette époque. De nombreux théoriciens sociaux dont Ulrich Beck et Sheila Jasanoff ont observé une récente reconfiguration des relations entre l’expert et le public. De nos jours, la science et la technologie sont des sujets de discussion importants qui apparaissent quotidiennement. De plus, les citoyens sont généralement plus critiques du discours des experts, résultant de la nouvelle relation qu’ils entretiennent avec l’expertise.

    Pendant ce temps, les philosophes tentent de répondre non seulement aux défis intellectuels classiques (Qu’est-ce que connaître? Qu’est-ce que la justice?), mais aussi à des questions sociales en lien avec les problèmes actuels.

    Cette tendance est illustrée par les nombreux éthiciens qui participent à la recherche technoscientifique. Quelques exemples sont le groupe de travail en neuroéthique participant à l’initiative américaine BRAIN, la couverture médiatique de la philosophie dans le New York Times et sur CBC Radio, ainsi que la demande pour des publications mélangeant recherche et activisme qui provient des journaux académiques,

    Dans ce milieu culturel changeant, les philosophes sont amenés à répondre de plus en plus souvent à des questions d’actualité controversées. À l’occasion du congrès annuel de l’Association canadienne de philosophie en juin dernier, six panélistes qui acceptent ce nouveau rôle ont présenté leurs perspectives uniques sur la nature et le rôle de la philosophie engagée. Ce billet donne la parole autant à des philosophes académiques, qu’à des philosophes qui travaillent en dehors des murs universitaires :

    • Françoise Baylis (Dalhousie University) partage le travail qu’elle fait en bioéthique avec un public plus large à travers les médias et contribue régulièrement aux débats entourant les politiques publiques au Canada et à l’international.

    • William-Jacomo Beauchemin (Exeko) s’est inspiré de l’épistémologie sociale pour créer des ateliers d’inclusion sociale dans certaines communautés défavorisées à Montréal.

    • Valéry Giroux (Université de Montréal), chercheuse en éthique animale, coordonne un centre de recherche interdisciplinaire sur l’éthique (CRÉ) qui permet la collaboration entre chercheurs provenant de différentes universités.

    • Alexandre Lavallée (PetalMD) qui travaille en marketing digital est l’organisateur de la campagne Ensemble contre la philophobie. Son prochain projet de marketing de la philosophie a comme cible la perception de la philosophie à l’école primaire.

    • Alain Létourneau (Université de Sherbrooke) s’intéresse à la gouvernance environnementale. Il codirige actuellement un projet de recherche-action sur la MRC Memphrémagog dans le sud du Québec.

    • Brooke Struck (Science-Metrix),, développe de nouvelles manières de mesurer l’activité scientifique, contribue aux décisions de politiques publiques et dirige le blogue ScienceMetrics.

    Sans surprise, les présentations ne suggéraient pas une seule manière uniforme de faire de la philosophie socialement engagée. Les panélistes se sont inspirées d’une grande variété d’études, d’expériences et de contextes pour offrir une perspective unique sur le problème. Il est possible de visionner l’événement en entier sur la chaîne Youtube de la Chaire de recherche d’épistémologie pratique, mais il y a quatre points importants qui méritent d’être discutés en plus grands détails ici.

    L’expertise philosophique n’est pas un accès privilégié à la vérité 

    Comprendre l’expertise comme une forme d’autorité (ou dans les termes de Foucault le « savoir-pouvoir ») peut être une simplification attrayante. Cependant, les méthodes et les compétences perçues comme étant importantes pour l’expertise philosophique par les panélistes se situaient très loin d’un désir d’autorité. Une compétence fréquemment citée dans la discussion était la capacité à promouvoir un dialogue inclusif fondé sur la raison. Par exemple, Struck suggère que se remémorer le rôle social que jouait Socrate peut laisser place à une réflexion pertinente sur l’expertise du philosophe contemporain. Dans le même ordre d’idées, Beauchemin note que les philosophes sont capables de poser les bonnes questions et d’identifier les nuances dans une discussion difficile. De façon générale, l’expertise philosophique n’est pas vue comme un pouvoir que quelqu’un obtient sur un autre groupe. Elle est plutôt perçue comme un outil qui permet de faire un pont entre des personnes fort différentes et qui permet d’amorcer une discussion productive.

    Dans le climat sociopolitique actuel, Baylis et Giroux conçoivent toutes deux l’expertise comme étant quelque chose qui doit être défendu. Selon eux, l’expertise philosophique est souvent mise de côté en faveur d’une forme de relativisme implicite. Après tout, tout le monde est un « expert moral », ou du moins tout le monde est capable de penser. Baylis défend l’expertise philosophique en clarifiant ce que le mot « expert » désigne. Selon elle, se prétendre expert dans un domaine n’est pas équivalent à prétendre avoir un accès privilégié à la vérité. L’expertise philosophique est plutôt liée à la possession d’une ressource qui n’est généralement pas accessible aux membres du public : du temps. En effet, les philosophes ont le temps de se pencher longuement sur des problèmes que d’autres n’ont simplement pas le temps de considérer en détail. La nuance que Baylis tente de faire est particulièrement importante en ce qui a trait à l’expertise morale.

    Les théories ne sont pas une panacée

    Lorsqu’on leur a posé la question, certains panélistes ont répondu avoir des théories philosophiques préférées qu’ils mobilisent fréquemment dans leur travail. Létourneau a fait référence à la théorie critique et au pragmatisme qui accordent de l’importance à l’analyse détaillée de l’espace culturel. Beauchemin a insisté sur l’utilité de l’épistémologie sociale qui rend possible une connexion avec des groupes marginalisés. Quant à lui, Lavallée consulte le travail fait en philosophie pour enfants qui place beaucoup d’importance sur le dialogue. Toutes ces théories ont quelque chose en commun : elles insistent sur l’importance du contexte dans lequel l’analyse philosophique se déroule.

    À l’opposé, d’autres panélistes n’étaient pas certains que la discussion portant sur leurs théories favorites cadrait adéquatement le problème. Entre autres, Baylis a émis un avertissement en expliquant que l’amour porté à une théorie particulière pouvait prendre trop d’importance et mener le chercheur à ignorer la mission centrale de la philosophie engagée. Selon Baylis, cette mission est celle de « parler avec » le public plutôt que de « parler pour » le public. Similairement, Giroux insiste sur les interactions enrichissantes qui découlent d’une discussion qui inclut non seulement des philosophes, mais aussi des groupes activistes et des mouvements sociaux. Les bénéfices de la collaboration avec les acteurs de terrain qui sont directement touchés par les problèmes que les philosophes tentent de résoudre sont plus grands que les bénéfices qui proviennent d’un point de vue traditionnel purement théorique.

    Mesurer l’impact sans se perdre dans les chiffres

    Avec leur objectif de faire de la philosophie « dans et pour la société » bien en tête, les panélistes ont insisté sur l’importance d’avoir un impact réel. Nombre d’entre eux se méfiaient des limitations qui accompagnent les définitions superficielles et les évaluations formelles. Struck explique qu’il existe des cas où l’impact ainsi mesuré est tellement vague qu’il est vide de sens. Selon Létourneau, les critères d’évaluation des impacts rigides entrent fréquemment en jeu lorsqu’il est question d’attribuer du financement. Cela peut être le résultat de règlements entourant le financement ou une difficulté liée aux nombreuses perspectives diversifiées sur le succès dans un projet collaboratif. Quand ces critères stricts existent, il devient facile de faire une fausse équivalence entre l’atteinte des critères existants et le véritable succès du projet.

    Dans un autre ordre d’idées, les panélistes recommandent la prudence quand vient le temps d’utiliser des outils qui quantifient le succès. Des outils, comme le nombre de likes sur Facebook ou le nombre de gazouillis partagés sur Twitter, sont très faciles à calculer, mais ne représentent pas nécessairement fidèlement le « succès ». Cela étant dit, ce type d’outils peut représenter un véritable impact. Il suffit simplement de garder un esprit critique lors du moment de les analyser. Tout ce qui est mesurable ne vaut pas la peine d’être mesuré.

    Par ailleurs, Giroux et Lavallée suggèrent une perspective complètement différente. Selon eux, il est parfois impossible de mesurer l’impact direct d’un projet. Ce type de situations peut apparaître quand, par exemple, l’objectif est un changement à long terme, comme dans le cas de l’éthique animale, ou quand l’objectif est de modifier des perceptions, comme dans le cas de la campagne Ensemble contre la philophobie.

    Le soutien institutionnel est crucial, mais souvent inadéquat

    Quelles ressources sont nécessaires pour faire de la philosophie engagée? Plusieurs panélistes ont souligné l’importance des réseaux sociaux comme ressource pour faire de la philosophie engagée puisque ces derniers permettent d’amorcer une conversation à l’extérieur des murs de l’université. Cela étant dit, bien que les panélistes croient qu’il s’agisse d’un outil puissant, ils ne croient pas que, seul, c’est un outil suffisant. Par exemple, une autre façon de rejoindre le public serait à travers les médias traditionnels. Pour exploiter les médias traditionnels, il est important de cultiver de bonnes relations avec les journalistes et les animateurs de radio (un exemple de ce genre de stratégie!) .

    Sans conteste, les médias, sous toutes leurs formes, sont une ressource importante pour le développement de projets de philosophie engagée. Cela étant dit, une des ressources les plus importantes est aussi une des plus rares : le soutien institutionnel. Un des principaux obstacles aux projets de philosophie engagée est le manque de fonds. Il est déjà difficile d’obtenir du financement pour les projets académiques traditionnels, alors obtenir du financement pour les projets qui dévient de la tradition académique devient exceptionnellement difficile. Beauchemin donne l’exemple d’Exeko qui, en tant qu’organisation sans but lucratif, n’est pas éligible aux deux grandes bourses académiques gouvernementales. À cause de cela, il a été très difficile pour l’organisation de trouver le financement nécessaire à la poursuite de leurs activités. Sans conteste, le financement est important. Cependant, de nombreux panélistes ont souligné que le financement stable l’était encore plus. Baylis ajoute qu’une source de financement qui permettrait d’interagir avec le public en dehors des universités serait particulièrement facilitante, parce que celles-ci ne sont pas des lieux particulièrement accueillants pour les profanes.

    Allant en ce sens, Giroux insiste que la caricature du chercheur en philosophie en tant qu’individu isolé nuit à la possibilité de collaborations productives entre chercheurs et membres du public. Pour changer la perception de la façon dont la recherche est conduite, Giroux suggère quelques étapes bien concrètes. Par exemple, le Centre de recherche en éthique a fondé un groupe de recherche qui a pour objectif d’encourager la collaboration entre les membres du centre, mais aussi avec certains membres du public.

    Vers un meilleur futur collectif?

    Est-ce que les philosophes vont nous permettre de vivre de meilleures vies dans de meilleures sociétés dans le futur? Selon les panélistes qui participaient au symposium, les philosophes sont bien outillés pour permettre la délibération collective. En effet, les philosophes sont non seulement formés dans l’art du dialogue inclusif, ils disposent également de temps qu’ils peuvent dédier à une réflexion poussée sur un sujet de recherche bien précis. Malgré cela, il existe des obstacles bien concrets auxquels les philosophes voulant faire de la philosophie engagée se heurtent. Il faut donc que les philosophes et les philosophes en herbes fassent preuve de réalisme dans l’élaboration de leur projet. L’implantation de la philosophie engagée exigera une réforme ambitieuse de la culture institutionnelle, autant en ce qui a trait à la façon de faire de la recherche qu’en ce qui a trait aux structures de financement.

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  • Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Par Andréanne Veillette

    Le 12 avril dernier, dans le cadre du cycle de conférences sur l’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques organisé par la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique, la professeure Michelle Hoffman du Bard’s College dans l’État de New-York a donné une conférence intitulée « Comment apprendre sur l’apprentissage : la recherche sur le transfert de la formation et sa pertinence en éducation ». Les propos de Hoffman s’inscrivent dans une réflexion plus large en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, notamment celle sur le système d’éducation primaire et secondaire.

    Avant de s’intéresser à ce que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes peut nous apprendre sur l’éducation, il est nécessaire de définir brièvement cette branche peu connue de la philosophie. De façon générale, l’épistémologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la connaissance et aux croyances. Alors que l’épistémologie classique se concentre sur l’individu, l’épistémologie sociale conçoit la production et la diffusion de connaissance comme une entreprise collective. Bien qu’il existe différents types d’épistémologie sociale, celui qui sera utile pour évaluer le système d’éducation et celui sur lequel je me concentrerai ici est l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’épistémologie qui s’intéresse tout particulièrement aux systèmes épistémiques. Pour les fins de ce billet, un système épistémique peut être compris simplement comme une institution qui véhicule de la connaissance. Plus précisément, selon Goldman, l’épistémologie orientée vers les systèmes se distingue de l’épistémologie sociale des groupes principalement de par son objet d’étude. De fait, lorsqu’un épistémologue étudie un groupe, il s’intéresse aux croyances du groupe alors qu’un épistémologue qui s’intéresse à un système s’intéresse d’abord et avant tout aux objectifs du système. Autrement dit, l’épistémologie orientée vers les systèmes évalue l’organisation actuelle des pratiques d’un système donné pour déterminer si celle-ci mène véritablement à la production de connaissances fiables. (Pour en apprendre plus sur l’épistémologie sociale!)

    Donc, dans le cas qui nous intéresse ici, l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes se concentre sur les buts du système d’éducation et à la manière dont celui-ci atteint ces buts. La première étape de notre réflexion devrait alors être de cerner les buts du système en question. Selon Goldman, le but du système d’éducation est la promotion de connaissances nouvelles, non pas pour la société, mais pour chaque apprenant individuel. Pour atteindre cet objectif, le système d’éducation doit organiser la transmission de connaissances de façon à créer un environnement propice à encourager l’apprentissage, à faciliter l’apprentissage autonome et à orienter l’apprentissage vers la vérité. De plus, comme le corpus scolaire ne peut pas couvrir toute la connaissance existante dans le monde, l’école doit nécessairement faire des choix. Ces choix seront effectués en accordant une préférence aux connaissances qui se transfèrent d’une sphère d’apprentissage à une autre ainsi qu’à celles qui servent de fondement pour l’acquisition subséquente de connaissances. (Pour en savoir plus sur ce que Goldman pense de l’éducation!)

    Cette manière de faire des choix dépend de la possibilité réelle du transfert de connaissances d’une sphère à l’autre. En ce sens, la question empirique entourant la « transférabilité » des apprentissages est excessivement importante dans l’organisation du système d’éducation. Or, l’étude historique qu’a fait Hoffman des résultats expérimentaux démontre que le transfert d’apprentissage ne va pas de soi. En effet, les recherches effectuées, surtout en psychologie expérimentale, ont démontré que les apprentissages sont difficilement transférables d’une matière à l’autre et, particulièrement, d’un contexte scolaire à la vie extrascolaire.

    Cela étant dit, il est important de noter que la recherche sur le transfert est sujette à de nombreuses controverses. De fait, lors de la sortie des premières études, les psychologues ne sont pas parvenus à un consensus en ce qui avait trait aux méthodes qui avaient été utilisées et aux théories de l’apprentissage qui avaient été mobilisées dans la production des résultats finaux. Un des éléments expliquant cette situation était la nouveauté du champ de la la psychologie expérimentale. En effet, la psychologie expérimentale, dont sont issues la plupart des études sur le transfert, en était à ses débuts au vingtième siècle. Par conséquent, elle souffrait encore de problèmes liés à la méthodologie, à la standardisation et à l’interprétation théorique des résultats. Par ailleurs, il n’est pas immédiatement évident que les résultats obtenus dans les circonstances contrôlées et hautement artificielles d’un laboratoire s’appliquent parfaitement à l’environnement réel plutôt chaotique d’une classe. Les résultats pourraient tout aussi bien être trop pessimistes que trop optimistes. Par conséquent, le questionnement sur la pertinence des résultats expérimentaux et sur ce qu’ils peuvent nous apprendre sur l’apprentissage dans la réalité est parfaitement légitime.

    Bref, du point de vue de l’épistémologie orientée vers les systèmes, ce type de résultats est profondément inquiétant. La « transférabilité » des apprentissages étant une notion fondamentale (et considérée acquise) dans l’organisation actuelle du système d’éducation, il est difficile de faire abstraction des problèmes soulevés par la psychologie expérimentale. S’il s’avère que le transfert est effectivement impossible, l’organisation actuelle du système d’éducation n’est pas (du tout) optimisée pour rencontrer ses buts. Dans tous les cas, il s’agit d’une question empirique que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes doit se réapproprier pour faire une évaluation réaliste du système d’éducation. Tant qu’un travail empirique (et rigoureux!) n’aura pas été entrepris par les chercheurs en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, les prescriptions normatives qui portent sur des sujets connexes à la question du transfert ne seront d’aucune réelle utilité quand viendra le temps de repenser l’organisation du système et d’accomplir des changements concrets.

    Tout cela étant dit, l’exemple des recherches sur le transfert montre bien que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes bénéfice d’une approche interdisciplinaire où les travaux empiriques s’allient à l’analyse philosophique d’un système.

    Andréanne Veillette est étudiante au baccalauréat. Elle travaille à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique où elle s’intéresse tout particulièrement à l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes et aux think tanks.

  • Les bénéfices du fauteuil

    Les bénéfices du fauteuil

    Par Jérôme Richard.

    La philosophie tente de plus en plus de prouver son utilité hors de ses départements universitaires et de ses tours d’ivoire (consultez les autres billets de ce merveilleux blogue, si vous cherchez des exemples). Par contre, la distinction entre la « pratique » et la théorie est à mon avis moins tranchée que l’on peut le prétendre. Dans ces prochaines lignes, je discuterai de l’importance d’un des outils théoriques philosophiques les plus critiqués et incompris : l’expérience de pensée (EP pour la suite du texte). Ainsi nous serons en mesure de saisir l’importance de la théorie dans un contexte que l’on considérerait plus « pratique ».

    En premier lieu, il faut définir notre sujet. Qu’est-ce qu’une expérience de pensée? Ainsi, nous serons en mesure de saisir la portée théorique et pratique de cet outil philosophique. Je vous propose de visionner cette petite vidéo produite par la BBC à titre d’exemple d’une EP. Cette EP, que l’on nomme « le dilemme du tramway » est une bonne façon de réfléchir sur un problème éthique en cherchant les limites de l’utilitarisme (maximisation du plaisir du plus grand nombre). La philosophie utilise abondamment des scénarios similaires, mais la physique, l’économie et plusieurs autres disciplines en utilisent aussi. Pour définir les EP, il faut tout d’abord remarquer qu’il s’agit d’un scénario qui présente une situation contrefactuelle (qui ne correspond pas nécessairement aux faits) ou irréaliste. Dans une EP, le lecteur est placé dans une position d’observateur et il évalue le déroulement et les conséquences d’un scénario imaginaire. Les objectifs des EP sont variés : défendre ou critiquer une théorie, explorer la limite de nos concepts et même illustrer une situation trop complexe ou abstraite[i]. Cependant, je dois vous avertir que cette définition ne fait pas l’unanimité. Elle sera néanmoins suffisante pour les besoins de notre discussion.

    La portée pratique de cette méthode peut vous sembler encore nébuleuse. Mais quels sont les avantages des EP? À quoi bon demeurer assis sur le fauteuil? Ce blogue est un endroit où l’on défend l’utilité pratique de la philosophie, alors pourquoi parler d’une méthode typiquement associée au philosophe pensant seul dans sa tour d’ivoire? Je suis conscient que j’entretiens avec ma défense des EP une vision théorique de la philosophie. Cependant, je crois qu’il faut repenser, le rôle et la fonction du fauteuil. Reprenons notre exemple du dilemme du tramway, cet exercice nous permet de saisir l’importance de prendre en considération le plus grand nombre d’individus lors de prise de décisions éthiques. Par la suite, les nombreuses variantes du dilemme nous questionnent sur les moyens pour y parvenir. Les EP n’ont rien de concret ni de pratique et n’ont pas l’intention de parvenir à l’action. À vrai dire, on construit des situations imaginaires autour de nos principes, théories et concepts. Mais dans quel but et pourquoi? Il faut comprendre que je propose que la réflexion précède toujours l’action. Une expérience de pensée permet d’évaluer et de prévoir le déroulement d’une situation. Ernst Mach, un philosophe des sciences et physicien du IXXe siècle, est persuadé qu’une expérience scientifique est toujours précédée d’une EP. En effet, il mentionne qu’ : « une expérience de pensée est aussi un préalable nécessaire à la réalisation d’une expérience. Tous les inventeurs et les expérimentateurs doivent avoir dans leurs esprits tous les détails, avant de pouvoir la réaliser. »[ii]. La réflexion précède nécessairement une action, mais je ne vous apprends certainement rien de nouveau. Les EP ont une portée pratique assez mince, cependant elles sont un excellent moyen de vulgarisation et d’introduction. En effet, le scénario d’une EP ne fait pas appel à un lexique spécialisé. Il est important de comprendre que les EP « appliquent » certains théories ou concepts précis et complexe, mais le scénario doit être clair et compréhensif. Par conséquent, une EP dans le domaine scientifique peut nous permettre d’avoir une idée plus concrète des théories scientifiques qui demande généralement une expertise assez poussée. Dans le cadre philosophique, les EP peuvent servir d’intéressante introduction à une problématique, à s’intéresser à un certain concept ou les limites d’une théorie. Une EP en philosophie peu donc atteindre autant le profane, que l’expert. Bien évidemment, l’expert du domaine philosophique est en mesure de mieux comprendre les concepts impliqués ou la théorie derrière une EP. Il ou elle comprend mieux les liens possibles avec son expertise et s’inscrire dans une démarche plus large. Le profane se verra plutôt introduit à un débat, une théorie ou concept. La formulation de cette méthode sous la forme d’un petit scénario peut piquer la curiosité. Une EP peut mettre la table à une discussion entre l’expert et le profane, elle peut ainsi mener à une discussion entre des individus provenant de différents milieux et expertises.

    Une EP, selon Mach, mène à des résultats qui n’ont pas besoin d’être nécessairement transportés vers une réalisation physique de cette dernière : « Les résultats d’une expérience de pensée peuvent être si précis et décisifs qu’aucun test par la réalisation d’une expérience physique ne sera nécessaire. »[iii]. Je ne crois pas que toutes les EP soient aussi convaincantes comme Mach le suggère. Les conclusions tirées d’une EP sont parfois sujettes à la discussion et à la révision, mais je considère qu’il s’agit tout de même d’un formidable outil. Bien que les EP opèrent dans le domaine de la réflexion, de la pensée et de l’abstraction, malgré ses apparences elles sont influencées par nos expériences passées et les résultats de notre réflexion vont modifier nos futures actions. Plusieurs questions demeurent sur les EP quant à leurs fonctionnements et leurs objectifs. De plus, la limite de leur portée ainsi que leur légitimité est discutée[iv]. Elles nous permettent même sous leurs airs parfois farfelus d’explorer et de nous interroger sur nos concepts. Comme Charles Sanders Peirce, philosophe américain et parmi les fondateurs du pragmatisme, le mentionne[v] : « Connaître ses idées, savoir bien ce qu’on veut dire, c’est là un solide point de départ pour penser avec largeur et gravité »[vi]. La raison et la réflexion sont les points de départ qui nous permet d’explorer nos options et ultimement influencer nos prochaines actions. Les EP sont seulement qu’un des moyens d’affiner la réflexion, elles ont la prétention d’être accessible et compréhensible autant pour le profane que l’expert en philosophie. Dans ses dernières lignes, j’ai tenté de souligner la portée pratique de la philosophie sans faire appel à l’expertise philosophique dans une problématique concrète. J’ai plutôt essayé de défendre la « portée pratique » de la philosophie pour tous, même si elle a comme point de départ son confortable et habituel fauteuil…

    Si les expériences de pensée vous intéressent et que vous désirez en savoir plus, voici quelques suggestions de lectures. Malheureusement, il existe peu de textes francophones sur les expériences de pensée, mais voici du matériel intéressant dans la langue de Shakespeare.

    Notes

    [i] Cette définition vient de (Brendel 2004)

    [ii] Traduction libre de : « However, a thought experiment is also a necessary pre-condition for a physical experiment. Every inventor and every experimenter must have in his mind the detailed order before he actualizes it. » (Mach 1976)

    [iii] Traduction libre de : « The result of a thought experiment can be so definite and decisive thaht any further test by means of  a physical experiment, whether rightly or wrongly ma seem unecessary to the author. » (Mach 1976)

    [iv] Ces questions sont plutôt discutées entre spécialistes et chercheurs…

    [v] Même s’il avance que les faits et l’expérience sont plus importants que la raison et la spéculation…

    [vi] PEIRCE, Charles Sanders, « Comment rendre nos idées claires », 1879, [en ligne].

     

    Jérôme Richard est candidat à la maîtrise à l’Université de Sherbrooke. Il s’intéresse depuis le baccalauréat aux expériences de pensée. Il se considère comme étant un « armchair philosopher », préférant les questions théoriques aux problématiques concrètes. Ses intérêts philosophiques plus larges sont la métaphilosophie, la philosophie expérimentale et les grandes questions qui ont préoccupé les philosophes de la tradition analytique.

  • « Philosophy and other disciplines », de Sven Ove Hansson | Compte-rendu de lecture

    « Philosophy and other disciplines », de Sven Ove Hansson | Compte-rendu de lecture

    compte rendu de lecture

    par Anthony Voisard, Université de Sherbrooke

    Ce compte rendu de lecture vise à dresser un portrait de l’article Philosophy and other disciplines (2008) écrit par le philosophe Suédois Sven Ove Hansson. Il s’agit dans ce texte d’expliciter la relation qu’entretient, ou que devrait entretenir, la philosophie avec les autres disciplines et de traiter de son apport, non seulement pour le développement de son champ d’expertise, mais aussi pour une variété de disciplines la côtoyant de près ou de loin.

    Sans formuler de problématique précise, l’auteur de cet article cherche à examiner le chantier de l’interdisciplinarité en philosophie, ce qui me paraît éclairant dans le contexte de philosophie pratique qui est le nôtre. Il soulève certaines thématiques de recherche que je regrouperai ainsi pour l’exercice de cette lecture : la place de la philosophie et des autres domaines du savoir; les frontières disciplinaires de la philosophie; le rôle de la philosophie dans les entreprises de coopérations interdisciplinaires. Quelques conclusions générales pourront être tirées quant à l’intérêt de la philosophie pour la recherche universitaire et, dans une plus large mesure, pour la vie en société.

    La place de la philosophie et des autres domaines du savoir

    Le terme “science” a longtemps fait référence à une recherche de connaissances systématiques sur les choses du monde, ou plus exactement, à une discipline identifiant les lois et les principes expliquant les phénomènes naturels. À ses débuts, l’entreprise scientifique était associée à l’investigation philosophique. Je pense par exemple à la représentation métaphysique du monde telle que conçue dans les grands systèmes philosophiques, de Platon à Kant, en passant par Aristote, Thomas d’Aquin et René Descartes.

    À partir du 19e siècle, la science s’est graduellement limitée aux domaines du savoir relevant des sciences naturelles, en y ajoutant de nos jours les disciplines des sciences sociales et humaines, ainsi que d’autres disciplines comme celles étudiant le comportement humain. En d’autres langues, comme l’allemand, une classification plus inclusive est d’usage pour désigner le domaine du savoir (wissenschaften), ce qui est moins le cas pour la langue anglaise excluant les humanities de la science. La notion de “science” semble en effet être un construit socioculturel; elle ne se réduit pas à quelques principes épistémologiques, mais est également, et peut-être surtout, formée par une variété de contingences historiques, culturelles et institutionnelles, ajouterai-je.

    La question de la relation entre philosophie et science est donc sujette à une variété d’interprétations pouvant être déclinées en au moins trois postures distinctes selon Hansson : la philosophie comme protoscience, elle est alors considérée comme un moment préliminaire à la discussion scientifique; la philosophie comme discipline scientifique en elle-même, cela est soutenu notamment dans le sillage de Curt John Ducasse (1941); la philosophie comme discipline scientifique en partie seulement. Selon cette dernière interprétation, il y aurait une ligne à tracer entre une philosophie spéculative, ou non scientifique, et une philosophie scientifique.

    Dans le sillage de cette division, la philosophie (scientifique) s’intéresserait à construire une théorie épistémologique en prenant appui sur une méthode d’analyse des résultats scientifiques adaptée à l’état actuel des connaissances. Cette posture philosophique ne viserait pas à découvrir des vérités universelles comme le fait la philosophie spéculative, elle chercherait plutôt à élaborer une connaissance fiable à partir d’hypothèses scientifiques assujetties à un critère de réfutabilité. La philosophie, tout comme les autres disciplines qui sont parties prenantes de la communauté des savoirs, doit tenir compte des avancées de la connaissance en raison de l’interdépendance disciplinaire inhérente à la science telle que nous la faisons aujourd’hui.

    “Philosophers have philosophized successfully on natural or social phenomena only when they have made use of the systematic knowledge about these phenomena obtained in other disciplines. The philosophy of time and space was revolutionnized by relativity theory, the philosophy of sense perception by psychology and physiology, and so on.” (Hansson, 2008 p. 475)

    Et comme ajoute Hansson “Being a member of this community of disciplines is a matter of both giving and taking.” (2008, p. 475) Nous pouvons nous attendre à ce que la philosophie porte une attention particulière aux contributions d’autres disciplines (écologie, biologie, physique, mathématique, anthropologie, sociologie, etc.), comme ces autres disciplines devraient s’intéresser à l’apport des philosophes aux problèmes donnés par-delà les seules démarcations disciplinaires.

    Les frontières disciplinaires de la philosophie

    Il est sans doute raisonnable d’affirmer que ce qui délimite le champ de la philosophie est à la fois une question de matière et de méthode.

    En effet, la philosophie se subdivise en différentes branches, comme par exemple : la métaphysique, l’esthétique, l’éthique, la logique, l’épistémologie, etc. De la même manière, d’autres disciplines, telle la physique, peuvent se subdiviser en une variété de champs de spécialisation : l’optique, la mécanique, la physique subatomique, etc. D’un autre côté, la philosophie peut également se définir par ses méthodes particulières : l’analyse formelle ou non formelle de la validité d’arguments, la clarification des concepts, l’accompagnement dialogique et la précision d’idées.

    Malgré ces deux types de délimitation, il demeure toutefois difficile de tracer les frontières départageant le vaste domaine de la philosophie des autres disciplines desquelles elle se nourrit et vice-versa. N’en déplaise à certains philosophes contemplatifs préférant ignorer les développements empiriques réalisés dans d’autres disciplines, ces dernières contribuent à fournir à la philosophie de nouvelles perspectives et de nouveaux problèmes à résoudre. De la même façon, les changements sociétaux tendent à provoquer des modifications pour l’objet philosophique et sa méthode d’analyse.

    “It is easy to give examples of developments in the previous century that had a deep influence on philosophy: the emergence of democracy, the Holocaust, nuclear weapons, computers, environmental pollution, neurobiology, biotechnology, and so on.” (Hansson, 2008 p. 478)

    Ces transformations dans le paysage philosophique lui assure de conserver sa pertinence, et sa crédibilité sans doute, au sein de la communauté des savoirs disciplinaires qui elle aussi s’adapte en prenant connaissance des nouveaux défis qui émergent de nos sociétés.

    La philosophie dans les entreprises de coopérations interdisciplinaires

    Dans une démarche de coopération entre la philosophie et d’autres disciplines, deux approches principales semblent se dégager : la philosophie de disciplines et la philosophie avec des disciplines.

    La première approche serait la façon la plus courante de collaborer avec d’autres disciplines en philosophie. Nous n’avons qu’à penser aux nombreuses philosophies de disciplines particulières qu’un étudiant peut rencontrer tout au long de son cursus académique : philosophie de la biologie, philosophie de l’écologie, philosophie de la physique, philosophie du droit, philosophie de la littérature, philosophie de l’économie. Cette façon de faire de la philosophie consiste en une analyse des théories de la biologie, de l’économie, de l’écologie, etc. à partir des méthodes de la philosophie dans le but de contribuer à l’avancement de ces différentes disciplines qui sont ici les objets d’études du philosophe.

    La seconde approche consiste en une opération de co-construction entre la philosophie avec d’autres disciplines. Selon l’exemple de Hansson en philosophie de l’économie :

    “Philosophers who are active in this interdisciplinary area conduct philosophy with economists. They are participants in, not (mere) observers of, the progress of economic theory. Interestingly enough, they do not typically call themselves “philosophers of economics.” The phrase “philosophy of” does not adequately reflect their deep involvement in economic research.” (Hansson, 2008 p. 479)

    Certes exigeante, cette opération de recherche nécessite soit une maîtrise complète des différentes disciplines impliquées, soit un effort conjoint de parties prenantes à la co-construction disciplinaires ou un amalgame de ces deux approches. Lorsqu’il est question de faire de la philosophie avec d’autres disciplines, les délimitations disciplinaires sont sans doute moins importantes que la résolution de problèmes d’intérêt commun. Cette ouverture au-delà et entre les disciplines se situe dans une perspective de transdisciplinarité qui peut être une caractéristique de la philosophie pratique : une interpénétration de la philosophie avec d’autres disciplines. Nous pourrions par exemple penser à la construction de ponts entre la philosophie, les sciences de l’environnement et la gestion humaine du climat afin d’articuler une éthique contribuant au développement d’outils d’adaptation aux changements climatiques. À ce jour, ce problème demeure négligé par la communauté philosophique en raison notamment de sa complexité et de son caractère hautement interdisciplinaire (Gardiner, 2010), et ce, malgré son importance pour nos sociétés et les écosystèmes scientifiques plus généralement.

    Un survol de la relation de la philosophie et d’autres disciplines

    Cette lecture de l’article Philosophy and other disciplines de Sven Ove Hansson nous a permis de survoler quelques thématiques de recherches en lien avec la relation de la philosophie et d’autres disciplines. D’abord, il était question d’examiner la place de la philosophie au sein de la science. Nous avons vu notamment, trois interprétations du rapport entre science et philosophie : la philosophie comme protoscience; la philosophie comme science; la philosophie comme science en certaines parties (scientifique/spéculative). Dans un deuxième temps, nous avons éclairé les délimitations en mouvement de la philosophie à partir des méthodes et des sujets qui lui sont propres. Enfin, nous avons discuté de la pertinence, et de l’enrichissement mutuel pour la philosophie et d’autres disciplines, des entreprises de coopérations interdisciplinaires, voire transdisciplinaires. Il me semble aussi que l’apport de la philosophie ne se réduit pas à sa seule contribution à la recherche académique. Sa participation aux débats publics peut fournir des outils de clarification, d’argumentation, de délibération et de prise de décision pour la résolution de problèmes sociaux demandant une attention particulière. Comme dit Hansson (2008, p. 482), la capacité de la philosophie à contribuer à l’élucidation de problèmes sociaux dépend, non pas seulement de la pertinence de ses méthodes et de ses potentialités disciplinaires, mais aussi, et peut-être surtout, de ses collaborations avec les autres savoirs.

    Bibliographie

    DUCASSE, C. J. (1941). Philosophy as a Science: Its Matter and Its Method. New York, Oskar Piest.

    GARDINER, Stephen M. et al., eds. (2010). Climate Ethics: Essentials Readings, New York, Oxford University Press.

    HANSSON, Sven Ove (2008). « Philosophy and other disciplines », Metaphilosophy, vol. 39, nº4-5, p. 472-483.

  • Défis contemporains de la réflexivité dans l’intervention éthique

    La réflexivité désigne une pratique de la pensée en commun sur les pratiques sociales, où l’on fournit aux acteurs les conditions d’en modifier l’organisation. Elle se fonde sur une capacité propre aux acteurs à faire l’usage de leur raison pour déterminer des pratiques préférables à d’autres. Ces choix peuvent être indifférents moralement ou concerner des problèmes moraux. Voici le résumé de la présentation qu’en a fait Marc Maesschalck devant les doctorant en philosophie pratique, le 3 avril dernier.

    Au-delà de la réflexivité, la critique des avenues contemporaines du pragmatisme.

    Les écoles, et les impasses de la réflexivité

    Il est possible de définir la réflexivité comme une réflexion sur les objectifs de l’action en cours d’action. Mais elle n’est pas une notion homogène. Certains se sont penché sur la description des processus et des normes dans le but de définir l’opération de réflexivité, et de là trois écoles se distinguent:

    1) les “externalistes” prétendent que l’on obtient ce type de résultat en intervenant de l’extérieur sur les agents par le biais d’une contrainte;

    2) les “mentalistes” suggèrent que les acteurs sont à même de recadrer eux-mêmes leurs propres objectifs;

    3) les “pragmatistes” proposent que c’est par essai et erreur, au gré des différents arrangements de gouvernance, que l’on peut modifier les pratiques. Dans ce dernier cas, il est question d’une modification provenant des ressources mêmes des acteurs.

    Ce sont trois manières irréductibles de concevoir la manière de décrire la réflexivité. La première école peut être qualifiée d’institutionnaliste, car elle pense la réflexivité en terme de traditions institutionnelles, tandis que les deux autres écoles (définies comme “actancielles”) suggèrent plutôt que les acteurs sont les uniques responsables et les seuls vecteurs de la réflexivité. Ces deux tendances s’écartent de plus en plus l’une de l’autre, que ce soit dans les pratiques axées sur la réflexivité ou dans les recherches sur cette notion.

    Si l’on prend la charte médicale d’un hôpital, il est possible de voir une oscillation constante et non résolue entre ce qui relève de la responsabilité individuelle qui est nommée et décrite dans la charte, et la capacité sous-jacente et non explicitée que peut avoir les médecins pris en groupe pour déterminer quelles sont les pratiques préférables et soutenir les individus dans leurs choix (sur ce point voir Jules Coleman, The Practice of Principle: In Defense of a Pragmatist Approach to Legal Theory, Oxford University Press 2000, qui propose qu’en aucun cas le magistrat n’agit seul en son âme et conscience devant l’ensemble de la société).

    Ce que nous risquons de manquer aujourd’hui, c’est notre capacité de modifier de manière réflexive nos institutions. Le mouvement sur place de la subjectivité décrit dans les années 70 se reproduit au sein des institutions et entre les institutions. En un mot, la réflexivité individuelle ne peut dépasser l’inertie des institutions qui restent ancrées sur la description statique de leurs pratiques. Intervenir ne consiste pas à réconcilier les parties, mais à produire une suture entre les parties en présence, entre l’autoreproduction systémique des institutions et les résistances actancielles locales au sein et à l’extérieur des institutions.

    Critique de la gouvernance

    Ces dernières années, il a manqué de dispositifs servant à faire la jonction entre les pratiques d’acteur et les institutions, afin de forcer l’expérimentalisme social et d’obliger la société à se mettre en travail sur elle-même. Ce forçage s’est d’abord réalisé dans une forme d’apprentissage: apprendre la liberté du choix en faisant des bons choix, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de paradoxes, si ce n’est des problèmes de dosage entre liberté et optimisation du choix. Nous sommes en danger aujourd’hui si nous ne posons pas la question de l’interaction entre les acteurs et leur institution dans le cadre de la gouvernance. Nous avons systématisé le mouvement sur place de la subjectivité dans le cadre même de la gouvernance.

    Qu’est-ce qui fait que nous pourrions avoir cette difficulté à établir une interrogation sur une intervention sociale, qui restaure une forme de lien social entre la réflexivité locale et l’autorégulation systématique? Il y a un double occultant qui explique cette situation. L’un est pratique et l’autre est théorique, et tous deux sont des héritages de la philosophie moderne. Au plan théorique, nous restons fondamentalement déterminés par une représentation universaliste de la morale. Au plan pratique, le décisionnisme politique est un autre occultant qui va de pair avec l’universalisme. Cet autre travers de la gouvernance laisse entendre que toutes les questions peuvent relever des processus de décision. À l’égard de ces deux positions, nous n’avons jamais été plus modernes dans notre croyance à la possibilité de prendre des décisions en vue de l’intérêt général.

    Le dépassement des apories

    La manière la plus radicale de dépasser ce blocage consisterait à proposer un basculement épistémologique afin de sortir de l’universalisme moral pour proposer une forme de holisme. La sortie du décisionnisme politique consisterait par ailleurs à proposer un pragmatisme politique au sens fort.

    Collectivement, l’universalisme nous subordonne à une cause absente. Le point de vue holiste consiste à prendre en compte le pluralisme dans nos espaces sociaux; c’est-à-dire une pluralité de points de vue faillibles dans une totalité que nous constituons sans pouvoir la déterminer. Le point essentiel est ici la prise en compte de la réciprocité des capacités, pour revenir aux propositions de Dewey qui avait pour objectif la réalisation maximale de toutes les capacités des membres de la société.

    Cela impliquerait une certaine manière de comprendre l’intention de l’intervention et le choix verbalisé dans la prise de parole. “Intention” doit signifier ici la reconnaissance de l’impuissance des sujets, la tension dans laquelle ils se trouvent, la crise que suppose leur propre position morale. La sortie du décisionnisme implique concrètement d’être confronté à l’entéléchie pratique. Avant même de penser ce qu’est une intervention, il est nécessaire de tenter de retrouver dans le sujet la réflexivité des moyens adaptée à ses propres moyens. Il n’y a que le sujet impuissant qui soit capable d’effectuer une réflexivité de moyens, ce que Peirce nommait l’abduction.

    Cette “action sur l’action” (Foucault) réside dans un double mouvement. D’une part, elle est décalage. D’autre part, elle est expérience de la distance. Procéder à une intervention éthique, c’est sortir de la mise à disposition du “pouvoir faire” de la réflexivité, et c’est tenter de faire advenir un “faire pouvoir”. C’est le seul moyen de relier les deux plans décrits plus haut, parce qu’il s’agit, dans le “faire pouvoir”, d’un lien que chaque acteur peut faire avec sa propre impuissance et d’un lien que l’on peut faire avec les intervenants.

    Marc Maesschalck y voit la possibilité d’une jeunesse du pouvoir, d’une approche génétique de la réflexivité au sein des institutions, qui pourrait défendre le primat de la vie sur la règle, contre la modernité qui dit le contraire.

    Pour une discussion plus approfondie de son propos, voyez son plus récent ouvrage, Transformations de l’éthique, publié chez Peter Lang en 2010.