Vous souvenez-vous de l’échec des négociations au mois de mai dernier? Autour de la table de négociations, le gouvernement et les étudiants s’étaient entendus pour le gel des frais de scolarité, tant et aussi longtemps qu’il serait possible de couper dans les budgets des universités; ensuite, il devait y avoir une augmentation progressive des frais, cohérente avec l’augmentation progressive des investissements publics dans le réseau universitaire. La base, c’est-à-dire les assemblées d’étudiantes et d’étudiants, dans un spectaculaire désaveu de la proposition, avait rejeté en bloc cet accord inouï. La situation était toujours plus difficile, la grève continuait, mais au moins, la lutte contre la hausse n’allait pas se retourner contre le fonctionnement des universités.
Au mois de mars dernier, donc bien avant que cette proposition ne soit avancée puis rejetée, nous avions suggéré entre autres choses, que les pourfendeurs de budgets universitaires risquaient de faire le jeu du gouvernement, qui rechigne à réinvestir depuis des lustres. Cette fois-là, nous avions évité la catastrophe grâce à l’entêtement de la base du mouvement étudiant. Mais cette fois-ci, il semble que nous allons avoir droit à une nouvelle période de stagnation. Car en effet, l’actuel ministre de l’éducation Duchesne vient de l’annoncer, aux 124 millions de coupures déjà demandées à l’automne, il va falloir en ajouter d’autres, au cours d’une période d’austérité qui devrait durer encore 16 mois. Cela veut dire milieu 2014 (2 ans pile après les élections de l’été dernier, à bon entendeur…).
Au printemps dernier nous jouions les Cassandre, en disant: “Maintenant que certains [le PQ] promettent d’annuler la hausse s’ils sont élus, nous avons passé un cap et le débat risque de s’enfoncer encore plus. Suite à la dévalorisation du milieu par les principaux intéressés, de loin, on gardera l’impression que les étudiants ne veulent pas payer pour une université mal gérée.” La “dévalorisation”, qui a pris de l’ampleur depuis un an, consiste à regrouper un faisceau d’arguments contre le salaire des recteurs, le contexte de compétition entre les universités, les publicités et les investissements en béton que cela demande. Pour les critiques de la gestion des universités, tout cela est dû aux décisions “arbitraires” et “injustifiées” des administrations universitaires, et en premier lieux des recteurs.
Soit dit en passant, je ne suis pas un fan de recteur, mais il ne faudrait pas non plus en faire les boucs émissaires d’une situation qui se joue à trois, avec les étudiants et le ministère. La situation de compétition et de surenchère d’innovations commerciales et publicitaires est indissociable du manque à gagner des universités; il faudrait dire haut et fort que la mauvaise gestion et une conséquence directe du mauvais financement, au sens où dans un contexte d’austérité, tout le monde est obligé de bricoler. Ça n’exonère personne, et les scandales restent des scandales, mais au moins la logique de la situation est préservée.
Mais comme on peut le constater aujourd’hui, l’argument de la mauvaise gestion universitaire fonctionne à plein, et le principe d’échanger mauvais financement contre gel des frais vient de devenir une réalité. Ce qui était d’actualité dans les propositions du printemps, pour sortir de la crise, revient de plein fouet aujourd’hui, mais dans un contexte de Sommet pratiquement à huis clos, où le ministre peut faire ce qu’il veut s’il ne déclenche pas de nouvelles grèves. Ayant concédé jusqu’à nouvel ordre le gel des frais aux étudiants, il a maintenant toute la latitude pour reprendre leur argumentaire de mauvaise gestion, et aller chercher dans les fonds des universités les sommes nécessaires à boucler un budget “assaini”.
C’est pour le moins une interprétation inattendue du slogan, “ensemble bloquons la hausse” par le ministre Duchesne, heureux de l’appliquer aussi à la hausse des investissements publics. Et un tel alignement FEUQ, FQPPU et du Ministère de l’éducation supérieure autour de la mauvaise gestion dépasse l’entendement. Les recteurs, et les autres professeurs qui ont peut-être cru aux promesses de réinvestissement, découvrent, sans doute avec amertume, une tactique qui consiste à promettre des investissements pour mieux demander des coupures. Et on constate que le ministre Duchesne ne change pas en mieux la formule. Les investissements seront au rendez-vous quand nous en serons au déficit zéro, ou dans ses mots: “On a une période à vivre de 16 mois pour arriver au déficit zéro. Par la suite, ce sera une autre logique”.
Aucun doute que plusieurs spécialistes de la logique seraient intéressés d’apprendre que la logique suit les cours de la bourse, mais pour l’instant nous refusons de rêver en couleur. Ce Sommet va se révéler impossible à franchir pour la CREPUQ. Les grandes universités québécoises, aux dettes déjà lourdes, vont continuer de plonger avec les coupures, et le réinvestissement, s’il vient un jour, ne servira qu’à combler les manques à gagner les plus urgents. Une telle situation s’est déjà produite en 2000, comme le déplorait alors la FQPPU. Il y avait une mince chance que le débat puisse être renouvelé par le Sommet, et atteindre une hauteur de vue qui aurait permis de comprendre la complexité de la situation et les changements à engager (les EEETP, par exemple), mais il est évident, aujourd’hui, que les mêmes démons hantent toujours la question de l’éducation supérieure au Québec.
Je me risque à envoyer une autre bouteille dans la mer des commentaires qui circulent sur l’état de l’éducation supérieure au Québec. L’élément déclencheur est un texte paru dernièrement et adressé plus particulièrement aux lecteurs anglophones pour expliquer les raisons et les enjeux du «printemps érable». Les auteurs ciblent l’argument qui est le plus important à mes yeux et pourtant le plus délaissé dans le déluge de commentaires sur la question: les disciplines qui sont le plus susceptibles de faire les frais de la hausse en termes d’inscription et de conditions d’enseignement garantissent pourtant des apprentissages dont toute la société profite au jour le jour.
Je traduis un passage de ce texte qui mérite d’être lu en entier:
«On pourrait soutenir que les études en sciences humaines dispensent un esprit critique et des capacités intellectuelles qui sont indispensables à l’exercice d’une pleine citoyenneté démocratique et que l’étude de la littérature et de l’histoire d’autres cultures sont le véhicule du type de connaissance approfondie et de l’empathie nécessaires aux citoyens d’une société multiculturelle.»
Mais encore faut-il montrer comment fonctionne ce genre de sciences, sinon un commentaire comme celui-là laisse croire aux détracteurs de l’université que seuls seront des citoyens au plein sens du terme ceux précisément qui auront fait leur maîtrise en sociologie ou en sciences politiques par exemple. Or ce n’est pas le cas.
Qu’ils deviennent professeurs ou non, les étudiantes et les étudiants qui ont étudié dans les sciences humaines — mais cela vaut aussi pour les mathématiques, et l’étude des fondements des sciences de la nature en général — deviennent des agents de cohésion sociale autour des qualités qu’ils ont apprises à l’université. Il faut comprendre ici que même si les sujets qu’ils étudient à l’université sont détachés du quotidien ou de la réalité concrète des applications, et peu importe le degré suprême d’abstraction des sujets qu’ils étudient, les qualités que l’on développe dans ces sciences restent après l’exercice même de l’apprentissage ou de la recherche, et deviennent réellement profitables à la société à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’université.
Par exemple, quelqu’un qui a terminé son baccalauréat en langues étrangères possède un ensemble de capacités intellectuelles qui, pour prendre une image, sont aussi présentes dans notre société d’aujourd’hui que l’eau l’est dans n’importe quel corps humain. Cette étudiante pourrait s’être spécialisée dans le pachtoune que ça ne changerait rien: elle est maintenant en passe de devenir une bonne rédactrice, elle connaît les outils de référence en français et en langues étrangères, elle sait faire des recherches dans des banques de données, analyser des textes et en faire des résumés. Elle possède en outre un ensemble de connaissances sur l’histoire d’une communauté et la sienne propre en particulier qui pourraient s’avérer profitable.
Tout cela semble bien ordinaire quand on ne sait pas la somme de travail que cela suppose, mais toutes ces qualités se retrouveront dans n’importe quel travail ou tout type d’activité que cette personne pourrait vouloir entreprendre, contre un salaire ou non. A moins qu’elle vive en ermite total, toutes ces qualités profiteront au reste de la société qui entoure cette personne. Et dans son milieu social et professionnel, cette personne tranchera par son utilité, parce qu’elle sait écrire ce que tout le monde veut mais ne sait bien dire, ou comprendre ce que personne n’a le temps ni le courage de lire.
Pensons maintenant à ce que fait notre système d’éducation: il doit préparer des gens qui puissent être utiles à la société. La langue que l’on parle, la société de culture et d’histoire que l’on doit maintenir, et l’exercice de nos institutions, qui stimulent les rapports entre citoyens et corrigent les inégalités entre eux, ne dépendent de rien d’autre que des capacités intellectuelles développées dans les sciences humaines. Toutes ces qualités doivent être enseignées à l’école: il faut des professeurs. Toutes ces qualités doivent être mises en œuvre dans la société civile: il faut des gens qui ont des maîtrises qui puissent rédiger, analyser, diffuser des textes informatifs et constructifs, quel que soit le métier qu’ils exerceront par la suite. Toutes ces qualités doivent être mise en œuvre au sein de la société: il faut des citoyens qui puissent discuter entre eux, s’aider les uns les autres, soutenir leurs proches, se faire le porte parole de toute cause de part et d’autre du spectre politique.
Toutes ces qualités sont le ciment de notre gouvernement et de nos institutions: il existe naturellement une grande demande pour ces disciplines. Si à longueur d’année, toute personne qui se prononce publiquement commençait par citer d’entrée de jeu où il a étudié et en quoi, on verrait à quel point le débat sur l’accessibilité aux études est surfait par rapport à la nécessité vitale d’avoir le plus possible de bons diplômés. Dans ces études, l’important est de défendre le capital humain en formant le plus grand nombre possible sans altérer la qualité de l’enseignement. Il me semble qu’un investissement significatif devrait être fait pour être à la hauteur du capital industriel et économique ciblé par l’université d’aujourd’hui.
Mais revenons sur terre. De toutes ces qualités l’université actuelle est le moteur, et les étudiants qui font le choix de faire “des choses inutiles” contribuent à plein à rendre notre société plus libre et mieux informée. Il est temps que ce genre de considérations soit pris en compte par les acteurs politiques qui ont entre leur main la destinée des études supérieures au Québec. Mais peut-être faudrait-il que la société en soit elle-même convaincue pour que ces derniers l’inscrivent à leur agenda? Mes collègues qui pensent encore que les humanités servent à la contemplation, ou, pire encore, à “dire tout et rien à la fois”, ne font qu’empirer la situation et portent un poids non négligeable dans la maladie de riches que nous sommes en train de contracter.
Mais le pire dans tout ça, c’est que si personne ne fait rien pour donner un nouvel élan aux disciplines concernées, l’alphabétisation et l’accès des citoyens à l’information les concernant risque d’être un problème majeur dans la société de demain. À tel point que ce que je dis ne serait compréhensible qu’à des gens déjà convaincus, qu’ils choisissent de le taire ou non.
De Josée Legault à Joseph Facal, la discussion de l’heure au milieu des affres de notre système d’éducation tourne autour de l’idéologie. Dans la semaine où une loi spéciale va être annoncée, je me demande s’il est réaliste de le faire. Nous verrons ici que non.
Le face à face est durable. La rivalité entre le gouvernement et les associations étudiantes n’est plus une opposition, c’est un antagonisme insoluble qui a été nourri par des mesures de pression et de répression sans précédents dans l’histoire de l’instruction publique au Québec. De part et d’autre, on s’accuse de beaucoup de choses, entre autres de défendre des idéologies. Dans le coin droit, le gouvernement «capitaliste et néolibéral» fustigé par les syndicats étudiants; dans le coin gauche, les étudiants, «anticapitalistes, marxistes» pour reprendre l’analyse du ministre Bachand.
L'image d'un homme qui dicte ses volontés aux égarés
Il s’agit bien d’un antagonisme entre deux visions de la société incompatibles dans leurs fondements: le gouvernement actuel s’aligne sur une politique de gestion typique du G8 des trente dernière années qui vise à réduire autant que possible la taille du budget et de l’appareil d’État en travaillant étroitement avec le milieu privé, tant dans la réalisation de partenariat au sein même des services publics qu’en sollicitant la collaboration du privé pour le financement et le fonctionnement des institutions.
Une vision internationale du syndicalisme idéologique à la CLASSE; logo non-officiel
Pour les étudiants, il s’agit “tout et trop simplement” de s’en tenir au mot d’ordre de l’instruction publique hérité des acquis sociaux des années 70: favoriser l’accès le plus large possible à l’enseignement en demandant aux étudiants de contribuer le moins possible financièrement au financement des universités, ou idéalement ne pas contribuer du tout avec la “gratuité” de l’université. À cela se greffe tout un discours de syndicalisme d’action dont on peut se demander s’il a vraiment sa place, et s’il est efficace.
La confrontation en cours exacerbe toute lecture idéologique.
La judiciarisation du conflit à travers les injonctions et la possible loi spéciale; l’usage démesuré de la force policière que cela a entraîné; l’immobilisme du gouvernement qui met constamment en doute la légitimité et la bonne foi des associations étudiantes et de leurs représentants: tous ces “traits de caractère” de l’entité politique qui nous gouverne peuvent être lus comme des manifestations d’une décision idéologique de casser un mouvement de revendication sociale.
De manière vague l’idéologie consisterait à “forcer l’application d’une politique *de droite* à une partie de la population qui n’en veut pas, quitte à bafouer le fonctionnement normal des institutions comme l’éducation et les tribunaux”.
De l’autre côté, la chose s’applique également: bloquer le fonctionnement de la bourse, il faut être “go-gauche” pour y penser. Aussi, perturber l’ordre social, poser des gestes criminels (car il y en a eu, et fort heureusement en une très faible minorité), parler de changement de société voire de “printemps québécois” revient aussi à tenter de “forcer l’application d’une politique *de gauche* à une partie de la population qui n’en veut pas, quitte à bafouer le fonctionnement normal des institutions comme l’éducation et les tribunaux”.
Parler d’idéologie demande donc de voir que la même lecture peut s’appliquer indifféremment au caractère des deux animaux politiques qui se déchirent en ce moment dans l’arène. Comme des enfants de 6 ans se disent à l’école: “celui qui dit celui qui l’est”.
Cela permet-il de parler d’idéologie pour autant? Mieux: si l’on parle d’idéologie, qu’y a-t-il de vraiment idéologique dans la lutte en cours?
De manière précise et plus forte cette fois-ci, l’idéologie suppose de déclarer comme faux et invalide toute action ou tout discours opposé à celui de l’idéologie elle-même, et en politique de prendre les dispositions unilatérales pour faire triompher la cause jugée vraie et seule à devoir être poursuivie. Je veux bien concéder que l’on s’approche de cela, mais restons précis: les querelles sémantiques sur “boycott ou grève”, sur “frais ou droit de scolarité”, laissent bien penser que les partis en présence tentent de miner la validité du discours de l’autre; et cela montre en soit que le débat sur les termes est loin d’être une bagatelle; mais personne ne remet en cause l’existence même des phénomènes que ces différents mots tentent de décrire. On discute plutôt sur la meilleure manière d’aménager le système et alors sur les mots que l’on doit utiliser.
Passer au niveau plus grave du discours idéologique consisterait, d’une part à nier l’existence même des associations étudiantes, par exemple en les rendant illégales en dépit du droit et de la démocratie; d’autre part à refuser tout discours avec le gouvernement sous prétexte qu’il n’est pas légitime dans son droit de négocier, par exemple en refusant de s’asseoir à la table de négociation ou en déclarant caduque toute entente sans passer par un vote.
Ainsi, si l’on peut reconnaître que le discours est idéologique, nous ne sommes pas encore dans une situation où l’idéologie a complétement déformé le terrain de la politique. Et certains débats resteront au niveau du langage. Mais l’analyse montre très bien comment un glissement pourrait s’effectuer, puisque l’idéologie est avant tout une question de degré entre sa définition vague et sa définition forte: la judiciarisation du conflit est une première étape avant de déclarer illégales les décisions consensuelles des associations; associer la lutte en cours à des causes idéologiques qui dépassent le problème du financement des universités par les étudiants mène peu à peu à nier au gouvernement la légitimité d’exercer le pouvoir et enflamme les esprits.
On voit ici que la dérive idéologique menace de part et d’autre, mais pas de la même manière. Dans la pratique, le gouvernement utilise avant tout des procédures et se garde de tout commentaire d’ordre idéologique sur ses propres positions. De leur côté, les étudiants (se) sont limités à l’utilisation du discours idéologique pour justifier des procédures extraordinaires. Or, la situation réelle est plutôt celle-ci: les associations étudiantes en grève revendiquent une cause précise pour un ensemble de raisons variées, difficilement exprimables par un discours unique, et le gouvernement tente coûte que coûte, par un ensemble de mesures (très) discutables, de forcer une décision budgétaire pour des raisons qu’il a données de manière non équivoque. Je remarque en passant que la Loi spéciale est un désaveu clair contre le recours aux injonctions qui n’ont pas fonctionné.
Continuer à parler d’idéologie est à mon avis hors du débat réel. La réalité est que le travail des institutions est répétitivement bafoué par le gouvernement pour des raisons non idéologiques, mais plutôt électorales de se ménager la part belle en jouant la ligne dure, tout en accusant l’autre camp de vouloir jouer les révolutionnaires. Les étudiants, s’ils continuent d’alimenter ce sentiment au moyen d’un discours vieilli et réducteur, celui précisément des idéologies dénoncées par le gouvernement, ne peuvent pas souligner suffisamment que le véritable problème est bien simple: une partie de la population est victime d’un traitement inéquitable à l’égard de ce qui se faisait dans le passé, et, même aménagée, la hausse du financement des universités par les étudiants ne représente en rien une solution durable aux problèmes vécus par les disciplines et les tranches de la population les plus durement touchées par les politiques d’austérité. En ratant l’occasion de le faire à satiété, ils laissent filer la seule possibilité qui leur est offerte d’expliquer en termes rassembleurs ce qui choque le plus avec cette hausse des frais.
Pour finir, je ne crois pas que le gouvernement en place soit idéologue. La politique de nos jours, c’est avant tout de la stratégie, et il y a des risques que la stratégie du gouvernement finisse par nuire gravement aux citoyens et à leurs institutions d’éducation et de justice. C’est un coup de dés pour redorer son blason en montrant qu’il peut défendre une politique sensée et musclée, sur le dos des universités et des gens qui y travaillent au service de l’État. L’accuser d’idéologie est précisément ce qu’il veut: cela lui donne une image forte, ce qui rassure la partie la plus nombreuse de la population qui craint pour ses vieux jours.
Les étudiants et leurs partisans aussi ne sont pas idéologues. Pas la grande majorité d’entre eux en tous cas. Mais à chaque fois qu’ils critiquent le gouvernement pour son idéologie, ils s’éloignent de la cible. Pour mettre dans le mille, il faut montrer que le gouvernement, par son intransigeance et sa conception oligarchique du pouvoir, est en train de saccager le milieu universitaire qu’il dit vouloir encourager en radicalisant par les injonctions et une loi spéciale un mouvement légitime désirant, à raison selon moi, plus d’équité dans le financement des études de manière conjointe par les étudiants et l’État.
L'école, quelle méthode pour les défis d'aujourd'hui?
Par Rémi Robert, étudiant au doctorat en philosophie pratique de l’UdeS.
L’école québécoise ne mise pas avant tout sur l’intelligence de ceux qui la fréquentent, mais sur une méthode d’apprentissage et l’utilisation d’outils efficaces pour écrire ou calculer. En n’ayant pas de méthode efficace ou appropriée, les différents apprentissages deviendront pénibles, car l’incompréhension repose généralement sur une incapacité d’utiliser correctement les bons outils. Difficile, pour un menuisier, de clouer avec un tournevis ou construire une maison sans recourir à un plan détaillé. Le manque de méthode risque de décourager rapidement l’étudiant.
Toutefois, au Québec, depuis 15 ans, le taux de décrochage scolaire est resté sensiblement le même. En dépit de sommes considérables investies par le gouvernement pour juguler le problème, l’instauration d’une réforme menée de front depuis quelques années et la création d’écoles alternatives, force est d’admettre que la situation ne s’améliore pas.
Actuellement chiffré à 30 %, cet inquiétant taux de décrochage constitue une menace pour la population, si nous prenons en considération l’émergence d’une économie du savoir que valorise la mondialisation, qui exige elle-même de plus en plus un savoir-faire spécifique et une capacité à se renouveler grâce une formation continue.
Or, le problème du décrochage ne se limite pas à l’école et cache un malaise plus profond: le désenchantement face au monde de l’école. De nombreux étudiants abandonneront l’école cette année après avoir longuement pesté contre son contenu et ses exigences. Certains lanceront la serviette en guise de réaction à l’égard d’une institution qui n’a jamais su les comprendre, les orienter, les accompagner. D’autres n’y ont malheureusement jamais vu de pertinence ou d’utilité à apprendre le français, les mathématiques ou l’économie.
Ce manque criant de signification communément partagée à l’égard des études et l’absence de résultats probants nous portent à questionner l’attitude de ces élèves et étudiants qui n’ont pas cru à la pertinence d’une formation académique solide.
Le décrochage est une conséquence d’événements étalés sur plusieurs années durant lesquelles l’école a été incapable de cibler les besoins de ceux qui apprennent avec certaines difficultés ou ceux simplement rebelles face à l’autorité. Posséder un jugement bien construit, argumenter sérieusement, cultiver considérablement son esprit n’est pas une simple question d’intelligence. Permettre à une personne de devenir fière, accomplie ou compétente, et de s’investir dans sa propre formation, est aussi possible par le respect à long terme d’une technique pédagogique. Mais encore faut-il pouvoir faire évoluer les techniques tout en motivant l’apprentissage des contenus.
Le découragement face aux études causera souvent une attitude réactive contre l’autorité alors que le comportement est en réalité un appel à l’aide et une demande formulée maladroitement pour être mieux outillé. Les philosophes grecs avaient compris la nécessité d’instruire par l’expérience et de cultiver la capacité de chacun à réfléchir. Pédagogues avertis, ils avaient le souci d’enseigner une méthode de réflexion signifiante qui cherchait à situer l’apprenant face à lui-même. L’école d’aujourd’hui, obsédée par la performance et les rendements chiffrés, affronte un problème de taille: celui du sens. Le tiers des étudiants qui décrochent nous rappellent que l’école n’a pas ou plus de sens dans leur vie et qu’elle passe en second derrière d’autres réalités ou impératifs. Ces élèves et ces étudiants sont le signe que le discours tenu lorsqu’ils fréquentaient l’école n’a pas su les rejoindre.
Même si l’on accusait le manque de motivation individuel ou l’encadrement familial douteux dans lequel l’étudiant a grandi, le problème demeure identique: l’homme abandonne ce qu’il n’aime pas et ce qu’il ne comprend pas. En plus d’être un problème scolaire, le décrochage est un problème de gestion des apprentissages. Rédiger un texte littéraire, résoudre une équation mathématique ou soutenir une position personnelle en philosophie ont tous en commun la maîtrise d’une méthode efficace pour traiter le problème et parvenir à une réponse ordonnée, structurée et pertinente. Apprendre sans outils ne permet pas de comprendre ce qu’on fait, ce qu’on est. L’école doit construire ses étudiants, au risque de les perdre à jamais.
Naviguer entre “droits” et “luxe”: un océan de nuances à faire, et d’écueils à éviter
Dans la grande discussion entreprise autour de la hausse prévue des frais de scolarité au Québec, je souhaiterais faire part de deux remarques qui me semblent nécessaires pour sortir des ornières dans lesquelles certains propos se sont engagés. Le premier point, sur l’utilité des sciences humaines et fondamentales, est de nature générale et me concerne en tant que philosophe. Il y a des raisons d’être critique sur la hausse si elle devait compliquer encore plus le déroulement des études dans les disciplines où les études et la recherche sont sous-financées.
Le second point sur le financement des universités, est social et économique et me concerne en tant que citoyen et professeur d’Université. Sur ce sujet, il y a quelque chose qui me gêne dans l’actualité du débat entourant la hausse, et je souligne un risque que le débat fasse fausse route et finisse par nuire la cause générale d’une accessibilité aux études la plus large possible. Les derniers développements auraient tendance à me donner raison (voir le post-scriptum à la toute fin).
Étudier pour étudier versus étudier pour travailler
Il ne serait pas étonnant que les collègues des sciences humaines et mes condisciples de philosophie en particulier soient les plus nombreux à décrier la hausse unilatérale des frais de scolarité. Ils reflètent de cette manière une certaine ligne de fracture au sein de la population étudiante, pour ne pas dire de la société. Traditionnellement, les disciplines les plus réfractaires à l’augmentation sont parmi les Facultés des sciences humaines et sociales. Ce n’est pas parce qu’elles sont généralement à gauche. Elles le sont peut-être, mais la raison est, à mon avis, ailleurs. Je ne nie pas qu’il y ait des raisons idéologiques pour ces rassemblements d’intérêts communs, mais j’aimerais montrer qu’il y a des questions financières pressantes qui peuvent aussi expliquer le mécontentement et le refus actuels de la part de ceux qui s’opposent à la hausse
Je crois que cette raison a été touchée de loin par mes collègues de l’Université de Montréal lorsqu’ils parlent d’étudier pour étudier contre une vision des études servant uniquement à fournir des travailleurs qualifiés à l’industrie. Leur cause est juste, et une partie de leur argumentation s’explique en réaction aux propos du recteur Guy Breton à propos des «cerveaux bien alignés». Toutefois, en reprenant la vieille opposition entre la formation générale et la formation spécialisée, ils contribuent à faire dériver le débat loin de la réalité économique vécue par les étudiants des disciplines sous-financées, qui est la raison principale pour laquelle les étudiants et une bonne partie de la société s’impliquent dans le mouvement de contestation.
Le problème de l’augmentation touche durement les sciences humaines en raison de la double difficulté qui attend ceux qui étudieront dans ces disciplines. Tout d’abord, il leur incombe de trouver les raisons sociales de leur investissement. Simplement parce que le diplôme ne donne un accès direct à aucune profession; à part, bien sûr, l’enseignement, dont l’accès est de plus en plus restreint et dont le travail souffre d’un certain manque de reconnaissance dans notre société. En insistant pour dire que l’engagement dans ces études se fait pour des raisons de développement personnel, on véhicule l’idée que les débouchés ne font pas partie des préoccupations des étudiants, qui «étudient pour étudier». Mais on peut étudier pour étudier et vouloir trouver un travail, tout en acceptant que ça sera plus difficile que dans les autres disciplines plus appliquées. C’est même plutôt ça la réalité. Les étudiants investissent temps et économie dans un diplôme dont ils craignent qu’il ne serve à rien en termes d’embauche et de revenu, même s’ils sont par ailleurs convaincus de l’intérêt social de ces disciplines. Fort heureusement, ce n’est pas le cas pour la majorité qui finit toujours, un jour ou l’autre, par travailler, payer des impôts, et rembourser longuement sa dette. Mais le poids de l’investissement en regard de la possibilité de rembourser est le véritable problème derrière l’opposition étudier pour étudier versus étudier pour intégrer le marché de l’emploi. En augmentant les frais, il s’aggrave.
Ensuite, seconde difficulté, et c’est là ce qui m’inquiète le plus à court et moyen terme. Elle concerne le financement aux cycles supérieurs, mais elle est une partie importante du problème. Il faut savoir que le diplôme de maîtrise est le diplôme professionnalisant dans les disciplines comme la philosophie, l’histoire, les lettres, etc. Lorsque les étudiants entrent aux cycles supérieurs pour obtenir un diplôme de maîtrise, la majorité d’entre eux doit financer ses études sur un investissement personnel et en travaillant à côté. Cela n’empêche pas toujours la réussite, mais la ralentit, la gêne, cause des problèmes de motivation, d’endettement, d’organisation du travail etc.
Là où les préoccupations des professeurs peuvent rejoindre celles des étudiants, c’est dans le financement des études: admettons qu’il soit juste que les étudiants en sciences humaines doivent payer le même prix que les autres disciplines, on pourrait demander que les étudiants de ces disciplines trouvent un financement adéquat en termes de bourses d’études et de contrats de recherche pour faire avancer leurs travaux et étudier sereinement comme c’est le cas ailleurs. Mais dans les disciplines sous-financées, nous sommes dans une situation de double déséquilibre économique. Les étudiants paient autant que les autres pour une formation peu ou moins onéreuse à l’État, mais d’un autre côté, les professeurs peinent à soutenir ceux qui font ce choix courageux. Si les étudiants en sciences humaines s’investissent autant que les autres, pour un destin généralement plus risqué professionnellement, il m’apparaît injuste que le financement de leurs études supérieures soit un problème que ne fait qu’empirer depuis 10 ans, avec la réduction des bourses et du financement de l’enseignement.
Mais, est-ce que l’on n’étudie pas simplement pour étudier? La question est bonne, mais elle cache un gros problème. La réputation de l’inutilité des sciences humaines fait que ce double déséquilibre paraît acceptable pour la majorité qui ne peut comprendre pourquoi et comment nos sciences humaines devraient être financées comme les sciences appliquées ou les sciences exactes.
C’est ici que l’argument que les étudiants de nos sciences humaines étudient pour étudier est très nocif. Si, comme l’ont fait récemment des collègues pour défendre la gratuité, on soutient que les sciences humaines sont bénéfiques parce qu’elles permettent à ceux que ça intéresse de grandir personnellement, on apporte de l’eau au moulin de ceux qui coupent inlassablement depuis 10 ans dans le soutien aux études supérieures dans les disciplines théoriques. Cela ne concerne pas tous les étudiants, mais cela concerne la perception que nous avons de la science fondamentale.
Il est nécessaire que la société prenne sur elle de subventionner les sciences fondamentales, car les entreprises ne le font pas, et il a toujours été le rôle de l’université de les faire avancer grâce à l’effort collectif. Pourquoi est-il nécessaire de le faire? Parce que, contrairement à ce que l’on pense habituellement, ces disciplines sont utiles pour la société. Soit, c’est utile pour donner un sens à sa vie comme le disent mes collègues de l’UdeM, mais cette vision de la science fondamentale est très personnelle et aussi partielle. La vérité, c’est que les sciences fondamentales sont la fonderie de toutes les applications technologiques: sans sciences fondamentales (dont la logique et la réflexion sur la connaissance sont les plus fondamentales de toutes) il n’y aurait qu’une maigre possibilité de faire tout ce que la science moderne permet de faire. Les sciences fondamentales sont intéressantes, vitales pour l’esprit, mais aussi la fibre essentielle d’une science appliquée qui reste éthique, intelligente et performante.
Étonnamment, ce n’est pas avec une logique appliquée ou comptable que l’on reste “connecté avec la réalité”, mais en possédant un bagage complet de connaissances, du théorique au pratique en passant par toute la gamme des savoirs où le théorique rencontre le pratique et vice versa. Ce bagage est constitué en grande partie d’observations objectives et de documentation désintéressée, qui sont reliées par un réseau d’aptitudes scientifiques entretenues, développées et affinées dans les départements et facultés de sciences fondamentales. Il appartient ainsi aux sciences fondamentales de réfléchir sur les nouveaux défis pratiques, et aux sciences pratiques de se nourrir des connaissances fondamentales et élémentaires. Toute autre conception de l’université et du rapport entre science appliquée et science pure manque de réalisme à l’égard de la pratique de l’enseignement et de la découverte scientifique. C’est pourquoi, j’en suis convaincu, l’actuel débat sur le financement des universités et l’utilité sociale des études pour étudier est une occasion à ne pas manquer de faire comprendre à la société que les disciplines sous-financées aujourd’hui risquent de souffrir énormément de la logique comptable utilisateur-payeur appliquée sans nuance.
À ce titre, pour que la hausse demandée soit socialement acceptable, les entreprises et le gouvernement, premiers bénéficiaires de l’apport de l’université à la société, devraient faire un effort supplémentaire, avant d’exiger des étudiants de s’endetter plus et de travailler plus pour payer une institution de laquelle tous profitent dans leur vie (spirituelle et pratique) de tous les jours.
La mauvaise gestion des universités en cause
Depuis une semaine, des voix dans le camp des étudiants opposés à la hausse et aussi quelques professeurs s’en prennent à la gestion des universités comme cause des problèmes du financement des universités. La chose est revenue dans l’émission “Tout le monde en parle” du dimanche 18 mars. Et de nouveau encore dans les propos de Josée Legault (voir du 22 mars). Certains de mes collègues, quelque fois les mêmes que je viens de critiquer pour leur vision réductrice des sciences fondamentales, accusent les universitaires d’avoir la vue courte et d’être responsables des déboires dans le financement des universités. Maintenant que certains promettent d’annuler la hausse s’ils sont élus, nous avons passé un cap et le débat risque de s’enfoncer encore plus. Suite à la dévalorisation du milieu par les principaux intéressés, de loin, on gardera l’impression que les étudiants ne veulent pas payer pour une université mal gérée.
Est-ce qu’il faut comprendre que les universités doivent être encore plus restreintes, alors qu’elles réussissent tant bien que mal à rester compétitives avec plus de 15 ans de retard dans l’investissement? Pour les gouvernements depuis les années 80, s’attaquer à la mauvaise gestion des universités veut dire réduire la masse salariale et la marge d’autonomie des professeurs, imposer des procédures administratives, forcer les universités à avoir une gestion strictement comptable de leurs dépenses. Bref, dire que les universités sont mal gérées, ce n’est pas exact, mais c’est surtout tout à fait ce que veut entendre un gouvernement de tendance néoclassique: faire que les étudiants exigent plus et mieux des finances des universités… tout en leur refilant la facture. Avec une logique de la sorte, en diabolisant le milieu universitaire, les étudiants et journalistes qui s’attaquent à la mauvaise gestion de l’université mangent dans la main du gouvernement: ils dévalorisent le milieu sans fournir de réelle solution au problème de la hausse. Disons, pour rester gentil, que ce n’est pas une bonne tactique s’ils veulent convaincre le public que la solution passe par autre chose qu’une contribution des étudiants.
Je suis loin de demander que les comptes de l’université ne soient pas passés au peigne fin. À mon avis c’est une responsabilité que le gouvernement doit exercer sans cesse, et personne d’honnête n’a à rougir de se faire inspecter. Toutefois, le problème du financement ne trouvera pas de solution en lançant des accusations contre la gestion des Universités. Le problème est le financement des études et le soutien nécessaire de la société à ses institutions.
Sur cette question, le mouvement de grève se priverait de beaucoup de son impact politique s’il devait insister sur les comptes des universités.
Post scriptum (16 avril)
Trois semaines après avoir écrit ces lignes, le dialogue entre la ministre et les associations étudiantes s’engage sur la question de la gestion des universités comme en témoignent des articles de la Presse et du Devoir. Les risques de la dérive sont donc très réels. D’autant plus que la question d’équité dans les études ne concerne pas la gestion des universités, mais la distribution des budgets liés à l’éducation dans les différentes disciplines, où l’enseignement et la recherche témoigne souvent d’un traitement bien différent comme nous l’avons dit plus haut. Ce n’est pas la gestion des universités qui cause problème mais la manière dont les budgets d’éducation sont gérés du gouvernement vers les universités.