Catégorie : Éducation

  • Fake news : les comprendre et y faire face

    Fake news : les comprendre et y faire face

    Par Andréanne Veillette et Olivier Grenier

    La propagation de fausses informations n’est pas un phénomène propre au monde contemporain. En effet, différentes formes de fausses informations circulent depuis toujours. Selon un article qui vise à définir le terme fake news, lorsqu’on emploie le terme « fausses nouvelles », on peut tout autant parler de satire, de parodie, de fabrication, de manipulation, de publicité que de propagande.

    Le terme plus contemporain fake news renvoie à un problème précis qui a récemment pris de l’ampleur avec le Brexit (23 juin 2016) et l’élection de Donald Trump (8 novembre 2016). C’est un problème qui occupe une place immense dans l’espace médiatique. De plus, l’importance du problème transparaît dans l’usage que les politiciens font du terme « fake news » et des fausses nouvelles elles-mêmes. Les fake news sont rapidement devenus une arme dans une guerre politique.

    Selon certains, l’ampleur actuelle du phénomène des fake news nous permet de déclarer le début d’une nouvelle ère : l’ère post-vérité. Cette nouvelle ère possède deux caractéristiques centrales. Il s’agit d’une ère durant laquelle le contenu médiatique est davantage axé sur les émotions que sur les faits objectifs et durant laquelle de nouvelles structures d’autorité se forment à l’extérieur des institutions qui produisent traditionnellement l’expertise.

    Le principal problème vient du fait qu’une grande part du public croit aux fausses nouvelles. Les fausses nouvelles deviennent une alternative d’autant plus attrayante que le journalisme traditionnel souffre d’une importante crise de confiance :des sondages révèlent que le public ne sait plus vers qui se tourner pour obtenir de l’information fiable.

    Dans ce qui suit, nous expliquerons deux façons complémentaires de comprendre l’essor du phénomène des fake news et nous suggérerons aussi quelques pistes de solution.

    Une question de biais et d’éducation

    La première façon d’appréhender le problème se fonde sur une compréhension du fonctionnement des biais cognitifs. Face à un aussi large volume d’articles, d’annonces et de tweets, il est commun, pour tous les humains, d’utiliser des stratégies de raisonnement pour simplifier le contenu à analyser. Cependant, ces stratégies mènent parfois à des erreurs systématiques : c’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Pour plus de détails, voir le chapitre 13 (écrit par nos deux collègues Gilles et Jean-François!) de ce livre. Comprendre comment les biais cognitifs affectent notre rapport individuel aux fausses nouvelles est un premier pas pour combattre ce phénomène.

    Évidemment, il est impossible, ici, de décrire tous les biais cognitifs qui affectent notre raisonnement dans le traitement des fausses nouvelles. Concentrons nos efforts sur deux d’entre eux : le biais de confirmation et l’effet Dunning-Kruger.

    Le biais de confirmation est une tendance à préférer des informations qui s’accordent avec nos croyances, et à rejeter plus facilement celles qui ne s’y accordent pas. Par exemple, je crois être en bonne santé. Si un médecin m’annonce que j’ai un problème de santé, j’aurais davantage tendance à demander l’avis d’un second médecin que si le premier médecin m’avait annoncé que je suis en bonne santé.

    Il est généralement raisonnable d’être prudent. Le problème, dans le cas du biais de confirmation, est que la prudence n’est pas partagée également selon l’information que nous recevons. Sur Internet, le biais de confirmation conduit à la polarisation des croyances des individus car ils rejoignent des communautés qui partagent leurs croyances. Ils ne sont alors plus confrontés à des avis contraires aux leurs.

    L’effet Dunning-Kruger, quant à lui, est un excès de confiance. Les individus les moins qualifiés dans un domaine ont tendance à surestimer leur compétence dans ce domaine, tandis que les plus qualifiés ont tendance à les sous-estimer. Ce biais cognitif est problématique dans le cas des fausses nouvelles car les individus surestiment généralement leur capacité à reconnaître une fausse nouvelle (le baromètre de la confiance des Français dans les médias à ce sujet).

    Que faire contre les biais cognitifs ?

    Comment peut-on lutter contre les biais cognitifs et, incidemment, les fausses nouvelles ? Il faut d’abord prendre un pas de recul et reconnaître l’impact des biais cognitifs sur notre traitement de l’information. Il faut ensuite travailler, individuellement et collectivement, au développement de notre compétence à traiter l’information.

    Le développement de la compétence informationnelle, selon plusieurs, est la responsabilité du système d’éducation. Cependant, selon Martine Mottet, de l’Université Laval, cette compétence ne serait présentement pas intégrée au Programme de formation de l’école québécoise, si ce n’est que quelques traces ici et là, par exemple dans la compétence transversale « Développer un sens critique à l’égard des technologies de l’information et de la communication ». Actuellement, la responsabilité revient donc à chaque enseignante et enseignant d’insérer l’éducation aux médias dans son cours de mathématique, de français, de sciences, plutôt qu’il n’y ait un cours qui y soit exclusivement consacré.

    Or, de multiples recherches (voir notamment ici et ici) suggèrent qu’il y a des lacunes en recherche, en évaluation et en utilisation de l’information tant chez les élèves que chez les enseignants! Il existe des ressources en ligne, comme le site http://www.faireunerecherche.fse.ulaval.ca/, et des cadres théoriques, comme le Big6 Skills de Eisenberg et Berkowitz, qui sont utiles pour structurer un cours en éducation aux médias.

    Une question de mépris et de pouvoir

    Une deuxième façon de comprendre l’ampleur que prennent les fake news est liée au climat socio-politique actuel. Selon cette conception du problème, le principal moteur derrière l’adhésion massive aux fake news serait le résultat d’une profonde division sociétale.

    Dans un article sur le populisme radical de droite, Cas Mudde expose une dynamique inquiétante qui existe dans les démocraties occidentales modernes. Une certaine portion de la population se percevrait comme les « perdants », ceux à qui les institutions traditionnelles ont causé plus de douleur que de bonheur. Ces gens se définissent ensuite par opposition aux « gagnants », ceux à qui le système actuel profite.

    Il est important de comprendre que les gagnants et les perdants existent comme deux groupes totalement distincts et antagonistes. Selon la rhétorique qui accompagne souvent cette perception, le groupe des « perdants » est constitué d’honnêtes travailleurs, de « vraies personnes », alors que le groupe des « gagnants » est constitué de l’élite corrompue. Le mépris de l’élite que les travailleurs perçoivent, à tort ou à raison, cause énormément de colère et un désir de se défaire des institutions traditionnelles. Ce désir se manifeste notamment dans un rejet des médias traditionnels, de l’expertise académique et des politiciens qui font partie de l’establishment et par une ouverture aux sources d’information alternatives.

    Les chiffres récoltés par le Pew Research Center montre une autre profonde division dans la vision des institutions traditionnelles, cette fois-ci au sein des partis politiques américains. Les sondages révèlent un dédain grandissant pour les institutions académiques et les médias traditionnels chez les républicains. Au contraire, les démocrates sont enclins à voir ces deux institutions comme des forces positives.

    Outre les chiffres, les exemples qui démontrent l’existence d’une profonde division abondent. La rhétorique utilisée par Donald Trump exacerbe sans cesse la perception de l’élite comme un ennemi méprisant et joue sur la méfiance à l’égard des institutions où l’on trouve l’expertise traditionnelle. Par ailleurs, le discours de la prétendue élite alimente trop souvent cette perception. Un exemple particulièrement parlant est l’usage de l’expression « basket of deplorables » par Hillary Clinton lors de la campagne présidentielle américaine pour faire référence aux partisans de Trump. Le lendemain, le hashtag « basket of deplorables » était l’un des plus populaires sur Twitter.

    Face à ce mépris, les discours alternatifs qui rejettent les institutions traditionnelles contrôlées par les élites sont attrayants. L’adhésion aux fake news, qui est souvent accompagnée d’un rejet de l’expertise traditionnelle, pourrait donc être motivée par la colère plutôt que par l’ignorance. Si c’est effectivement le cas, tenter de résoudre le problème en « éduquant » une portion de la population qui se sent déjà méprisée par le système d’éducation et les experts traditionnels pourrait aggraver le problème.

    Ainsi, un premier effort pourrait être de se tourner vers les institutions plutôt que les individus pour réduire l’exposition aux fausses nouvelles. Il serait naturel de penser qu’un effort médiatique concerté ou que la rédaction de nouvelles lois qui réduisent l’espace que peuvent occuper les fausses nouvelles pourraient être des façons plus efficaces de résoudre le problème des fake news. Toutefois, si le problème en est réellement un de mépris entre deux groupes sociaux différents, une véritable solution devra nécessairement passer par une réconciliation de ces deux groupes.

    Des ressources contre les fausses nouvelles

    On voit bien que les causes qui expliquent la popularité des fake news sont complexes. Attaquer ce problème exige donc de trouver des solutions qui tiennent compte de cette complexité. Il est tout à fait normal, comme individu, de se sentir désemparé face à cette situation. C’est pourquoi nous proposons, en guise de conclusion, des ressources utiles pour évaluer le contenu que vous consultez sur le Web.

    Le détecteur de rumeurs de l’Agence Science Presse : http://www.sciencepresse.qc.ca/detecteur-rumeurs

    Un site français dédié à la vérification de la véracité des nouvelles : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/

    Un site Web d’information sur les fausses nouvelles : http://30secondes.org/

    Des ressources pédagogiques sur la compétence informationnelle : https://habilomedias.ca/

    Pour les technophiles qui veulent faire plus de recherche!

    Pour trouver qui héberge un site Web : domaintools.com

    Pour trouver qui partage un contenu : crowdtangle.com

    Pour trouver qui a produit un contenu et les statistiques de participation : buzzsumo.com

    Bonne navigation!

  • Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Par Andréanne Veillette

    Le 12 avril dernier, dans le cadre du cycle de conférences sur l’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques organisé par la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique, la professeure Michelle Hoffman du Bard’s College dans l’État de New-York a donné une conférence intitulée « Comment apprendre sur l’apprentissage : la recherche sur le transfert de la formation et sa pertinence en éducation ». Les propos de Hoffman s’inscrivent dans une réflexion plus large en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, notamment celle sur le système d’éducation primaire et secondaire.

    Avant de s’intéresser à ce que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes peut nous apprendre sur l’éducation, il est nécessaire de définir brièvement cette branche peu connue de la philosophie. De façon générale, l’épistémologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la connaissance et aux croyances. Alors que l’épistémologie classique se concentre sur l’individu, l’épistémologie sociale conçoit la production et la diffusion de connaissance comme une entreprise collective. Bien qu’il existe différents types d’épistémologie sociale, celui qui sera utile pour évaluer le système d’éducation et celui sur lequel je me concentrerai ici est l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’épistémologie qui s’intéresse tout particulièrement aux systèmes épistémiques. Pour les fins de ce billet, un système épistémique peut être compris simplement comme une institution qui véhicule de la connaissance. Plus précisément, selon Goldman, l’épistémologie orientée vers les systèmes se distingue de l’épistémologie sociale des groupes principalement de par son objet d’étude. De fait, lorsqu’un épistémologue étudie un groupe, il s’intéresse aux croyances du groupe alors qu’un épistémologue qui s’intéresse à un système s’intéresse d’abord et avant tout aux objectifs du système. Autrement dit, l’épistémologie orientée vers les systèmes évalue l’organisation actuelle des pratiques d’un système donné pour déterminer si celle-ci mène véritablement à la production de connaissances fiables. (Pour en apprendre plus sur l’épistémologie sociale!)

    Donc, dans le cas qui nous intéresse ici, l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes se concentre sur les buts du système d’éducation et à la manière dont celui-ci atteint ces buts. La première étape de notre réflexion devrait alors être de cerner les buts du système en question. Selon Goldman, le but du système d’éducation est la promotion de connaissances nouvelles, non pas pour la société, mais pour chaque apprenant individuel. Pour atteindre cet objectif, le système d’éducation doit organiser la transmission de connaissances de façon à créer un environnement propice à encourager l’apprentissage, à faciliter l’apprentissage autonome et à orienter l’apprentissage vers la vérité. De plus, comme le corpus scolaire ne peut pas couvrir toute la connaissance existante dans le monde, l’école doit nécessairement faire des choix. Ces choix seront effectués en accordant une préférence aux connaissances qui se transfèrent d’une sphère d’apprentissage à une autre ainsi qu’à celles qui servent de fondement pour l’acquisition subséquente de connaissances. (Pour en savoir plus sur ce que Goldman pense de l’éducation!)

    Cette manière de faire des choix dépend de la possibilité réelle du transfert de connaissances d’une sphère à l’autre. En ce sens, la question empirique entourant la « transférabilité » des apprentissages est excessivement importante dans l’organisation du système d’éducation. Or, l’étude historique qu’a fait Hoffman des résultats expérimentaux démontre que le transfert d’apprentissage ne va pas de soi. En effet, les recherches effectuées, surtout en psychologie expérimentale, ont démontré que les apprentissages sont difficilement transférables d’une matière à l’autre et, particulièrement, d’un contexte scolaire à la vie extrascolaire.

    Cela étant dit, il est important de noter que la recherche sur le transfert est sujette à de nombreuses controverses. De fait, lors de la sortie des premières études, les psychologues ne sont pas parvenus à un consensus en ce qui avait trait aux méthodes qui avaient été utilisées et aux théories de l’apprentissage qui avaient été mobilisées dans la production des résultats finaux. Un des éléments expliquant cette situation était la nouveauté du champ de la la psychologie expérimentale. En effet, la psychologie expérimentale, dont sont issues la plupart des études sur le transfert, en était à ses débuts au vingtième siècle. Par conséquent, elle souffrait encore de problèmes liés à la méthodologie, à la standardisation et à l’interprétation théorique des résultats. Par ailleurs, il n’est pas immédiatement évident que les résultats obtenus dans les circonstances contrôlées et hautement artificielles d’un laboratoire s’appliquent parfaitement à l’environnement réel plutôt chaotique d’une classe. Les résultats pourraient tout aussi bien être trop pessimistes que trop optimistes. Par conséquent, le questionnement sur la pertinence des résultats expérimentaux et sur ce qu’ils peuvent nous apprendre sur l’apprentissage dans la réalité est parfaitement légitime.

    Bref, du point de vue de l’épistémologie orientée vers les systèmes, ce type de résultats est profondément inquiétant. La « transférabilité » des apprentissages étant une notion fondamentale (et considérée acquise) dans l’organisation actuelle du système d’éducation, il est difficile de faire abstraction des problèmes soulevés par la psychologie expérimentale. S’il s’avère que le transfert est effectivement impossible, l’organisation actuelle du système d’éducation n’est pas (du tout) optimisée pour rencontrer ses buts. Dans tous les cas, il s’agit d’une question empirique que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes doit se réapproprier pour faire une évaluation réaliste du système d’éducation. Tant qu’un travail empirique (et rigoureux!) n’aura pas été entrepris par les chercheurs en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, les prescriptions normatives qui portent sur des sujets connexes à la question du transfert ne seront d’aucune réelle utilité quand viendra le temps de repenser l’organisation du système et d’accomplir des changements concrets.

    Tout cela étant dit, l’exemple des recherches sur le transfert montre bien que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes bénéfice d’une approche interdisciplinaire où les travaux empiriques s’allient à l’analyse philosophique d’un système.

    Andréanne Veillette est étudiante au baccalauréat. Elle travaille à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique où elle s’intéresse tout particulièrement à l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes et aux think tanks.

  • Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Par Cesar Santos

    Ce n’est pas par hasard que la démarche de construction d’opinion ou pensée critique est un des éléments du programme de formation de l’école québécoise. Sa pertinente est évidente dans des domaines très variés comme les soins infirmiers, l’administration, la psychologie, la formation politique et l’éducation.

    Selon Bensley (2011)[i], la pensée critique est un des résultats les plus convoités dans le processus éducationnel, mais il constate qu’elle “remained poorly defined by many who use the term.” (P. 1) La conférence du professeur Jacques Boisvert nous a rappelé ce besoin de bien définir la pensée critique et nous a proposé des réflexions sur le « Quoi? » (caractéristiques, obstacles, conceptions), le « Pourquoi? » (utilité et avantages, doit-on ? peut-on ?) et le « Comment? » (les approches) de la pensée critique.

    De quoi parle-t-on?

    Notons que la conceptualisation de ce que l’on nomme la « pensée critique » est encore en construction et il y a plusieurs aspects qui doivent être clarifiés (Bensley, 2011), comme 1) l’utilisation non uniforme des termes en lien avec la pensée critique, 2) la question des dispositions, habilités et attitudes nécessaires à la pensée critique et 3) le besoin d’identifier les conditions ou les antécédents qui conduisent à la pensée critique, ainsi que les principes pouvant la rendre plus accessible. On pourrait ajouter la question de la transférabilité des compétences de la pensée critique.  Cependant, s’il y a encore beaucoup à faire, dans son exposée, le professeur Boisvert nous a dressé un portrait des assises construites dans les années 1980-1995.

    Par exemple, il a revu avec nous les définitions de la pensée critique de Richard W. Paul, Matthew Lipman ou celle de Robert H. Ennis[ii] : « Une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire ». Plus récemment et à titre comparatif, Epstein (2016)[iii] affirme que “Critical thinking is a set of skills that anyone can master. People who master these skills can see the consequences of what they and others say, they can formulate and communicate good arguments, and they can better make decisions.”  Ce sont deux définitions d’orientation clairement pragmatiste, mais c’est à vous de juger si elles sont assez complètes.

    Les rêves et la réalité

    En se questionnant sur cette vaste production des années 1980-1995, notre conférencier nous proposait une réflexion sur les ambitions de ces années, sur les grands projets qui visaient à former des étudiants capables de fonctionner adéquatement dans une société complexe et de se protéger des manipulateurs. Par exemple, dans le but d’évaluer et après d’enseigner la pensée critique, plusieurs universités nord-américaines ont bâti des tests comme le Cornell Critical Thinking Test Series,  qui prétendaient mesurer les niveaux de pensée critique chez les étudiants pour les former en conséquence. Presque trois décennies plus tard, il est temps de nous demander : étions-nous trop ambitieux ? Avons-nous avancé vers une éducation capable de former des gens critiques ? Si la réponse est négative, pourquoi n’y sommes-nous pas encore arrivés?

     

    Le défi de la formation 

    Si nous n’avons pas encore réussi cette éducation novatrice, un des obstacles majeurs est manifestement la formation des formateurs. Enseigner la pensée critique n’est pas facile, car cela demande de former les futurs enseignants autant à la maîtrise de leurs disciplines qu’à la pensée critique. Pas évident ! En plus, on sait très bien qu’il n’y a pas de méthode unique et que les enseignants de certains domaines, comme celui des sciences, ne se sentent pas toujours à l’aise avec les approches pour enseigner la pensée critique. Ces approches impliquent une attitude dialogique, des questions ouvertes et la frustration de ne pas avoir des réponses définitives, sans compter le fait que cela implique une relation avec la classe qui laisse tomber, même que de manière temporaire, notre rôle « d’autorité » ou « d’expert ».

    On devrait former les enseignants à l’utilisation de ces approches plus dialogiques et, de manière plus spécifique, aux différentes approches pour enseigner la pensée critique, par exemple les approches centrées sur les habilités, la résolution de problèmes, la logique, etc. Bensley (2011) regroupe les approches d’enseignement en cinq catégories : générale, immersion, mixte, infusion, infusion directe.

    À ce sujet, Jacques Boisvert nous a parlé de l’infusion ou imprégnation, son choix méthodologique pour enseigner la pensée critique.  Il s’agit d’enseigner de manière approfondie un sujet d’étude et d’expliciter les éléments de la pensée critique en jeu, les faisant ressortir pendant l’effort pour bien maîtriser le sujet.

    Finalement, si on réussissait à former adéquatement, il nous resterait à déterminer dans quelle mesure les capacités et les attitudes apprises dans le contexte des cours ou des formations à la pensée critique sont transférables à des situations de la vie courante. « Sont-elles transférables à d’autres disciplines enseignées » dans le parcours scolaire? (Boisvert, 1997, p. 25)[iv].  Peut-on faire le transfert à d’autres sujets traités dans la même discipline?

    Comme les données probantes s’accumulent d’un côté et de l’autre (fortifiant les positions de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas au transfert), selon Bensley (2011), le débat doit être repensé : la demande de choisir entre ceux deux positions est basée sur l’argument fallacieux de la fausse dichotomie. Au contraire, la pensée critique impliquerait, toujours selon Bensley, autant des habilités à caractère général que des habilités spécifiques à certains domaines.

    Bref, entre notre rêve d’avoir des citoyens avec une pensée critique bien aiguisée et la réalité des résultats décevants, il faut redoubler d’efforts pour relever le défi d’une formation adéquate.

     

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

    Notes

    [i] Bensley, A. (2011). Rules for Reasoning Revisited: Toward a Scientific Conception of Critical Thinking. Dans Critical Thinking, sous la direction de Horvath, C.P et Forte, J.M.  Nova Science Publishers, Inc., N. York, 1-36.

    [ii] Boisvert, J. (1999). La formation de la pensée critique : théorie et pratique, Saint-Laurent (Québec), Éditions du Renouveau Pédagogique Inc., (disponible au CDC, cote 723069).

    [iii] Epstein, R. L. (2016). The Pocket Guide to Critical Thinking. Fifth Edition. Illustrations by Alex Raffi. Advanced Reasoning Forum -ARF. Socorro-USA.

    [iv] : Boisvert, J. (1997). Pensée critique et enseignement : guide de formation en vue d’élaborer une stratégie d’enseignement axée sur le développement de la pensée critique. Regroupement des Collèges Performa. Québec.

  • Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Par Cesar Santos.

    Le 23 octobre dernier, Chantal Pouliot (Université Laval) a lancé le cycle de conférences sur L’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques à l’Université de Sherbrooke. Elle nous a invités à réfléchir à partir de deux controverses dans la ville de Québec, deux histoires qu’elle documente depuis quelques années et qui sont encore en effervescence. Si vous avez manqué cette conférence, vous pouvez visionner une rediffusion.

    Imaginez votre maison, vos outils et votre auto recouverts d’une poussière rouge provenant du Port de Québec et qui se dépose sur tout un quartier de la ville. Imaginez également des citoyens d’un autre quartier qui se réveillent chaque matin en respirant les odeurs étranges émises par une usine de peinture. Si vous avez déjà visionné les films Erin Brockovich (2000) ou, plus récemment, La fille de Brest (2015), cela vous donne une idée de la nature de ces deux controverses qui opposent des citoyens inquiets à l’ «establishment ».

    Chantal Pouliot n’a pas choisi d’étudier ses cas à distance : elle manifeste ouvertement son implication auprès des citoyens mobilisés. Sa conférence était donc une invitation à réfléchir à la posture de la chercheuse et du chercheur : détachement ou engagement? Elle nous a aussi fait réfléchir à deux thèmes qui lui sont chers : l’expertise citoyenne et les façons d’enseigner les controverses sociotechniques.

    Expertise citoyenne

    De quelle façon les citoyens participent-ils aux débats socioscientifiques? Pouliot propose d’utiliser une classification de Michel Callon afin de distinguer trois grandes façons de répondre à cette question :

    1) Selon le « modèle du déficit », les citoyens « s’associent » aux scientifiques. Ce sont ces derniers qui ont le contrôle sur la production des savoirs. Les scientifiques informent et « éduquent » la population dans un mode unidirectionnel.

    2) Selon le « modèle du débat », les citoyens ont des opinions et des connaissances locales qui peuvent contribuer à problématiser de façon plus riche la situation. Les scientifiques gardent toutefois le monopole de la production de connaissances scientifiques.

    3) Selon le modèle de « coproduction des savoirs », les citoyens impliqués peuvent interagir de façon soutenue avec des scientifiques dans la production de connaissances cruciales sur l’enjeu. Ils n’ont pas à attendre passivement que les scientifiques produisent des connaissances pour eux.

    Les deux controverses documentées par Pouliot représentent des cas du modèle de coproduction. Dans le cas des poussières venant du Port de Québec par exemple, les citoyens ont recensé la littérature scientifique sur le sujet, recueilli des échantillons de poussières et procédé à des analyses chimiques. Ils ont aussi fait valoir leur démarche et leurs conclusions devant les tribunaux et les organismes gouvernementaux. Ils maintiennent aussi un site web qui foisonne d’informations. Leur combat continue, mais il semble « mener à bon port ».

    Ces exemples d’implications érudites laissent songeurs. Une forte proportion de nos concitoyens semblent croire aux modèles du déficit ou du débat. Combien sont-ils à être freinés dans leur implication puisqu’ils ne croient pas en leur propre capacité à (co)produire des connaissances qui rivalisent avec celles des experts accrédités?

    Enseigner les controverses

    Peut-être qu’une piste pour éveiller les coproducteurs de savoirs qui sommeillent chez nos concitoyens passe par l’éducation : enseigner les controverses socioscientifiques à tous les niveaux scolaires pourrait démystifier le phénomène et mieux outiller chacun à prendre sa place dans les discussions et les mobilisations. Ce serait une façon de lutter contre le scientisme tout en faisant bien comprendre que ces controverses ne sont pas des concours de popularité où toutes les opinions se valent.

    Pouliot étudie comment enseigner les questions controversées. Dans sa conférence, elle nous a indiqué quelques possibilités didactiques comme l’approche des îlots interdisciplinaires de rationalité, l’utilisation du jeu Decide, une visite au Palais de justice pour assister aux audiences d’un recours collectif et le visionnement d’un documentaire, comme le Bras de fer sur le cas des poussières rouges (sortie prévue au début 2018).

    L’insertion des questions controversées en classe ne fait toutefois pas l’unanimité. Dans un article très intéressant, Glen Aikenhead soutient que les enseignants sont largement favorables à l’idée, mais qu’ils ne se sentent pas outillés pour le faire. D’autres contraintes sont souvent mentionnées : manque de temps, évaluation du ministère et opposition des parents.

    Il est impératif de trouver des moyens d’assouplir ces contraintes et d’outiller les enseignants. Après tout, une meilleure éducation aux controverses sociotechniques semble pouvoir aider nos sociétés du risque à éviter bien des écueils et ainsi arriver, sans trop d’incidents, « à bon port ».

     

    Cycle de conférence sur l’éducation citoyenne aux controverses socio-techniques.

    Cette conférence de la Pre Chantal Pouliot s’inscrit dans un cycle de conférences de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique. Si vous désirez assister aux prochaines, n’hésitez pas à visiter cette page!

    Mes remerciements vont à Jérémie Dion, Jordan Girard et François Claveau pour leurs nombreuses suggestions sur ce billet.

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

  • Aux origines du pragmatisme : John Dewey et les défis éthiques de l’éducation

    Aux origines du pragmatisme : John Dewey et les défis éthiques de l’éducation

    (Par Rémi Robert, doctorant)

    Aux origines du pragmatisme : John Dewey et les défis éthiques de l’éducation

    L’œuvre du philosophe américain John Dewey (1859-1952) aborde la problématique de l’éducation morale par l’entremise du concept d’«expérience» qu’il définit de façon détaillée dans son livre Éducation et société publié en 1899. Ce livre suscite la question suivante : y a-t-il une continuité entre l’organisation scolaire et académique permettant aux étudiants de développer des aptitudes et des connaissances adéquates pour réfléchir la citoyenneté? Autrement dit, comment les étudiants peuvent-ils apprendre sans mémoriser machinalement ce qui leur est enseigné? C’est-à-dire comment l’éducation à l’éthique est-elle possible sans se résumer à l’exposé des règles et des normes qui s’expriment dans nos comportements?

    Premièrement, l’expérience se définit concrètement par un ensemble de relations situationnelles et d’actions interactives entre un être humain pris dans sa totalité et son environnement naturel et culturel. Cette expérience représente une situation où l’être humain a, d’une part, à subir l’environnement et, d’autre part, à le connaître pour mieux planifier son action. Il s’agit d’un exercice de confrontation où l’individu s’approprie le problème auquel il doit faire face en déployant des solutions adaptées, constructives et judicieuses. Le but est de mobiliser ses capacités, ses aptitudes et son intelligence.

    Cette notion d’expérience est une situation de transaction entre l’homme et son milieu. C’est précisément cette situation qui représente le critère de vérité, qui est toujours à refaire, à renouveler et constitue le point de jonction existentiel entre l’homme et son monde. Selon Dewey la fin n’est jamais absolutisée car l’expérience anticipée et vécue est toujours à refaire, à renouveler : la concrétisation d’un projet doit en amener un autre; pour ce faire la philosophie doit détecter, éclairer, clarifier l’expérience que l’homme anticipe de concrétiser; l’individu n’est pas la créature d’un seul projet, d’une seule ambition. Il est une fin projetée.

    De plus, l’expérience est un processus durable où la conscience ne cesse d’être présente, vivante et agissante; c’est une situation de transaction entre l’environnement qui soutient l’homme et l’être humain qui modifie continuellement l’environnement; elle permet de donner des significations au monde et donner à l’être humain la possibilité de se définir comme personne. Dewey affirme que l’«enquête» est situationnelle, elle détermine la ou les «fins-en-vue». Ces fins ne sont jamais prises comme des absolus; elles appellent au renouvellement. La solution d’un problème est donc toujours «solution-en-vue». L’homme se construit dans la continuité puisqu’il ne peut connaître sa fin absolutisée.

    Finalement, Dewey définit l’éducation comme un processus de vie personnelle en continuité avec la vie sociale. C’est parce que la continuité sociale est menacée que l’individu prend conscience d’être un sujet social, autonome et responsable envers les autres. Ainsi, pour le philosophe, penser, c’est reconstruire. L’homme doit utiliser et réutiliser les connaissances qu’il adapte à la situation à laquelle il se confronte, et l’école doit permettre de construire les connaissances et contextualiser chaque individu dans un milieu culturel.

    Le pragmatisme de John Dewey défend l’idée que la mémorisation des apprentissages n’est pas l’approche à préconiser à l’école. En construisant ses connaissances et son jugement critique, l’apprenant ne peut se camper dans le béhaviorisme et sa relation mécanique entre la situation et le comportement approprié, puisqu’il a toujours besoin d’adapter ses connaissances en fonction du milieu ou de la situation qui se présente à lui. C’est, avant de poser la question de savoir ce que nous faisons, poser celle de ce que nous apprenons.

    De manière succincte, la citoyenneté responsable est l’action commise ou justifiée en fonction du rôle que l’individu revendique d’incarner, non pas l’application machinale d’une théorie abstraite.