Catégorie : Compte rendu d’événement

  • Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Par Cesar Santos.

    Le 23 octobre dernier, Chantal Pouliot (Université Laval) a lancé le cycle de conférences sur L’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques à l’Université de Sherbrooke. Elle nous a invités à réfléchir à partir de deux controverses dans la ville de Québec, deux histoires qu’elle documente depuis quelques années et qui sont encore en effervescence. Si vous avez manqué cette conférence, vous pouvez visionner une rediffusion.

    Imaginez votre maison, vos outils et votre auto recouverts d’une poussière rouge provenant du Port de Québec et qui se dépose sur tout un quartier de la ville. Imaginez également des citoyens d’un autre quartier qui se réveillent chaque matin en respirant les odeurs étranges émises par une usine de peinture. Si vous avez déjà visionné les films Erin Brockovich (2000) ou, plus récemment, La fille de Brest (2015), cela vous donne une idée de la nature de ces deux controverses qui opposent des citoyens inquiets à l’ «establishment ».

    Chantal Pouliot n’a pas choisi d’étudier ses cas à distance : elle manifeste ouvertement son implication auprès des citoyens mobilisés. Sa conférence était donc une invitation à réfléchir à la posture de la chercheuse et du chercheur : détachement ou engagement? Elle nous a aussi fait réfléchir à deux thèmes qui lui sont chers : l’expertise citoyenne et les façons d’enseigner les controverses sociotechniques.

    Expertise citoyenne

    De quelle façon les citoyens participent-ils aux débats socioscientifiques? Pouliot propose d’utiliser une classification de Michel Callon afin de distinguer trois grandes façons de répondre à cette question :

    1) Selon le « modèle du déficit », les citoyens « s’associent » aux scientifiques. Ce sont ces derniers qui ont le contrôle sur la production des savoirs. Les scientifiques informent et « éduquent » la population dans un mode unidirectionnel.

    2) Selon le « modèle du débat », les citoyens ont des opinions et des connaissances locales qui peuvent contribuer à problématiser de façon plus riche la situation. Les scientifiques gardent toutefois le monopole de la production de connaissances scientifiques.

    3) Selon le modèle de « coproduction des savoirs », les citoyens impliqués peuvent interagir de façon soutenue avec des scientifiques dans la production de connaissances cruciales sur l’enjeu. Ils n’ont pas à attendre passivement que les scientifiques produisent des connaissances pour eux.

    Les deux controverses documentées par Pouliot représentent des cas du modèle de coproduction. Dans le cas des poussières venant du Port de Québec par exemple, les citoyens ont recensé la littérature scientifique sur le sujet, recueilli des échantillons de poussières et procédé à des analyses chimiques. Ils ont aussi fait valoir leur démarche et leurs conclusions devant les tribunaux et les organismes gouvernementaux. Ils maintiennent aussi un site web qui foisonne d’informations. Leur combat continue, mais il semble « mener à bon port ».

    Ces exemples d’implications érudites laissent songeurs. Une forte proportion de nos concitoyens semblent croire aux modèles du déficit ou du débat. Combien sont-ils à être freinés dans leur implication puisqu’ils ne croient pas en leur propre capacité à (co)produire des connaissances qui rivalisent avec celles des experts accrédités?

    Enseigner les controverses

    Peut-être qu’une piste pour éveiller les coproducteurs de savoirs qui sommeillent chez nos concitoyens passe par l’éducation : enseigner les controverses socioscientifiques à tous les niveaux scolaires pourrait démystifier le phénomène et mieux outiller chacun à prendre sa place dans les discussions et les mobilisations. Ce serait une façon de lutter contre le scientisme tout en faisant bien comprendre que ces controverses ne sont pas des concours de popularité où toutes les opinions se valent.

    Pouliot étudie comment enseigner les questions controversées. Dans sa conférence, elle nous a indiqué quelques possibilités didactiques comme l’approche des îlots interdisciplinaires de rationalité, l’utilisation du jeu Decide, une visite au Palais de justice pour assister aux audiences d’un recours collectif et le visionnement d’un documentaire, comme le Bras de fer sur le cas des poussières rouges (sortie prévue au début 2018).

    L’insertion des questions controversées en classe ne fait toutefois pas l’unanimité. Dans un article très intéressant, Glen Aikenhead soutient que les enseignants sont largement favorables à l’idée, mais qu’ils ne se sentent pas outillés pour le faire. D’autres contraintes sont souvent mentionnées : manque de temps, évaluation du ministère et opposition des parents.

    Il est impératif de trouver des moyens d’assouplir ces contraintes et d’outiller les enseignants. Après tout, une meilleure éducation aux controverses sociotechniques semble pouvoir aider nos sociétés du risque à éviter bien des écueils et ainsi arriver, sans trop d’incidents, « à bon port ».

     

    Cycle de conférence sur l’éducation citoyenne aux controverses socio-techniques.

    Cette conférence de la Pre Chantal Pouliot s’inscrit dans un cycle de conférences de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique. Si vous désirez assister aux prochaines, n’hésitez pas à visiter cette page!

    Mes remerciements vont à Jérémie Dion, Jordan Girard et François Claveau pour leurs nombreuses suggestions sur ce billet.

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

  • Perspectives pragmatistes sur la philosophie pratique

    Perspectives pragmatistes sur la philosophie pratique

    (Par Emmanuelle Marceau, doctorante)

    Dans le cadre de la conférence intitulée Philosophique pratique : perspective pragmatiste présentée dans le cycle des conférences du doctorat de philosophie pratique, Georges A. Legault, impliqué depuis les années 90 dans le développement de l’éthique appliquée, propose une réflexion qui situe la philosophie pratique à l’intérieur de son contexte philosophique, soit plus précisément près du champ de la philosophie des sciences et de la philosophie du langage. Il présente la philosophie pratique comme une expression, c’est-à-dire «une analyse conceptuelle qui recherche la signification la plus précise compte tenu de la variabilité des usages linguistiques», et non un concept.

    Legault brosse une historique des différents usages de la philosophie pratique depuis l’Antiquité et reconnaît le caractère plurivoque de cette expression. Il situe la philosophie pratique dans le contexte du tournant linguistique de la philosophie du langage et de la communication. Il regarde la philosophie tel qu’elle «s’inscrit dans des pratiques humaines». Pour lui, la philosophie pratique repose sur le pragmatisme, tant épistémologique (Dewey) que linguistique.

    Selon la perspective pragmatique adoptée par le conférencier, l’énoncé ne prend sens qu’au sein de son contexte d’énonciation. Par conséquent, la prise de décision demeure indissociable du contexte dans lequel elle s’inscrit. Ainsi, l’action répond nécessairement à un contexte spécifique et singulier: une personne parvient à motiver une décision en s’appuyant sur ses connaissances qu’elle cherche à rendre explicite dans une action donnée. Bref, le pragmatisme envisage la théorie dans l’action et la prise de décision devient une réelle pratique réflexive.

    Au terme de sa conférence, ce spécialiste actif auprès des instances privées et gouvernementales qualifie la philosophie pratique d’«intervention philosophique». L’intervention comporte essentiellement l’accompagnement des personnes selon une démarche d’élucidation collective et de pratique réflexive marquée par le dialogue. En somme, la philosophie pratique demeure ancrée dans la pratique, à défaut de quoi, elle perd sa raison d’être, soit celle d’identifier des solutions aux insuffisances des pratiques sociales.

  • La subjectivation des modèles responsabilisant et l’émergence de l’état réseau

    La subjectivation des modèles responsabilisant et l’émergence de l’état réseau

    (Par Marie Dautriche, doctorante)

    Docteur en sciences sociales, Jean-Louis Genard enseigne la sociologie à l’Université libre de Bruxelles. Sa sociologie de l’éthique, influencée par les travaux entre autres de Habermas, Weber, Bourdieu, et Crozier, s’est intéressée au principe de responsabilité tel que thématisé dans la tradition de la pensée moderne (La Grammaire de la Responsabilité, coll. Humanités, Les Éditions du Cerf, Paris, 1999).

    Lors de sa participation au séminaire de philosophie pratique, Jean-Louis Genard est intervenu en tant que philosophe et sociologue s’interrogeant sur la notion de responsabilité comme catégorie de l’éthique.

    Comment un sociologue peut-il comprendre la notion de responsabilité? La responsabilité peut-elle nous aider à comprendre les actes et événements contemporains qui arrivent dans nos configurations sociales et si oui dans quelle mesure?  Autrement dit, demander ce qu’il se passe aurait-il à voir  avec la responsabilité et comment peut-on dès lors la comprendre du point de vue de la recherche académique en sciences humaines et sociales?

    Plusieurs réponses à la question «que se passe-t-il» ont historiquement et culturellement été apportées avant que la responsabilité comprise comme composante essentielle du sujet agissant libre et rationnel ne vienne leur subvenir sur la scène de l’agir humain. Bien qu’elle s’impose comme caractéristique centrale de notre culture depuis l’affirmation kantienne de l’homme comme doublet empirico-trascendantal, à la fois libre et déterminé, actif et passif, aujourd’hui encore demeurent des controverses quant à l’interprétation à donner à ce qui arrive et qui mettent en tension la responsabilité avec des modèles concurrents.

    Plusieurs interprétations peuvent se faire valoir quant à ce qui arrive, le destin, le déterminisme astral, l’accident, l’inconscient, ou même encore le caractère, sont autant de réponses possible à ce qu’il se passe. Entre animisme, totémisme, et associationisme (voir la typologie des interprétations responsabilisantes et déresponsabilisantes de l’anthropologue Philippe De Scola dans Par Delà Nature et Culture), seul le présupposé responsabilisant accorde autonomie, liberté et responsabilité au sujet dans l’action.

    Dire que quelqu’un est responsable, c’est admettre un part de liberté aux acteurs et reconnaître qu’il y a une prétention à la validité rationnalisante. Ainsi, l’interprétant responsabilisant vient s’opposer aux interprétations de type déresponsabilisantes telles que les lois du marché, la providence, ou encore l’astrologie et la religion. Il vient alimenter le domaine théorique de l’agir humain en tension entre liberté et déterminisme, de telle sorte qu’au questionnement anthropologique de savoir si nous sommes libres ou déterminés, l’interprétant responsabilisant ne répond pas de façon disjonctive (nous serions l’un ou l’autre) mais conjonctive (nous sommes à la fois l’un et l’autre).

    Évaluer la responsabilité de l’homme comme doublet empirico-transcendental à la lumière d’une grille d’analyse anthropologique de nature conjonctive permet de saisir l’homme agissant dans toute sa tension interne et rendue intelligible par un recours à la sémantique de la fragilité et de la résilience qu’utilise Jean-Louis Génard.  L’homme est un être à la fois fragile et vulnérable,  résilient et autonome en puissance.

    C’est sur la base de cette analyse que l’auteur bâtit le pont entre la responsabilité et la caractéristique structurante des modalités grammaticales de la notion pour appuyer l’idée d’une montée des impératifs sociaux de l’action toujours plus responsabilisants. C’est parce qu’il est à la fois fragile et résilient que l’homme est responsable et que les dispositifs de l’action publique ont, selon l’accentuation interne accordée à l’une ou l’autre des deux notions, successivement mis en place des systèmes d’intervention sociale de nature différenciée et évoluant vers une subjectivation grandissante des modèles. Loin devant les modalités virtualisantes du devoir et du vouloir, loin devant les modalités réalisantes de l’être et du faire, ce sont les modalités actualisantes du pouvoir et du savoir qui sont privilégiées aujourd’hui et qui structurent l’espace social de l’agir humain.

    Éloignés ainsi du pouvoir faire ce qu’on doit vouloir de Montesquieu, c’est désormais le vouloir faire ce qu’on doit pouvoir qui imprègne nos intuitions morales et structure les dispositifs de l’action humaine en mettant l’accent sur les compétences et les capacités de chaque sujet agissant.

    Ainsi après l’état social déresponsabilisant de l’égalité pour tous, et après l’état libéral de la surresponsabilisation de l’homme concurrent et compétiteur, c’est l’état réseau de l’équité qui individualise, subjectivise et développe des diagnostiques personnalisées pour l’empowerment de chacun qui, selon le sociologue, s’impose comme modèle dominant pour l’action publique.

    À travers sa lecture à la fois historique, culturelle, philosophique et sociologique de la notion de responsabilité, Jean-Louis Genard fournit à son lecteur une grille d’analyse anthropologique efficace pour comprendre les structures de nos dispositifs systémiques contemporains au sein desquels les discours et pratiques de la responsabilité cherchent aujourd’hui leurs voies.

  • Talents cachés vieux comme le monde

    Talents cachés vieux comme le monde

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    “Merry Company”, Gerard van Honthorst, 1623, huile sur canevas, Wikimedia common. 

    Hier et aujourd’hui, j’ai eu l’occasion de faire une expérience intéressante. Hier, 7 novembre, s’est tenu un café philosophique autour de la question : « la philosophie interprète le monde, mais peut-elle aussi le changer? ». Et aujourd’hui, je reviens d’une autre discussion, cette fois dans un centre artistique, autour d’une œuvre engagée et engageante. Vivre en dix leçons faciles : des vidéos montrant des femmes, qui expliquent comment elles réussissent dans ce qu’elles font, à savoir vivre dans la rue.

    Le philosophe, l’interprétation et la transformation
    Au cours de la première discussion, il m’a semblé que l’intention de transformer le monde et son interprétation philosophique ne peuvent être dissociées. La présentation d’André Duhamel lors de ce café philosophique avait montré que la raison, la pensée, le discours, le savoir n’étaient jamais complètement assimilables au présent, à l’action, à l’engagement et au pouvoir.

    Plusieurs réactions ont montré que la chose est vraie en bonne partie. Évidemment, s’il y a quelque chose comme la pensée, c’est bien qu’elle est différente de l’action. Et pourtant, la conscience de l’intention, la réflexion à propos des gestes que l’on effectue est la condition même pour parler d’une action, pour dire, « oui, elle a changé le monde », « le monde est différent depuis qu’on a commencé à agir de telle ou telle manière ».

    Si l’action n’avait pas été consciente, le changement aurait pu bien se produire et être le même exactement, mais l’instigatrice du changement n’aurait pas été une cause autonome de ce changement. Elle serait plutôt comme l’un de ses objets, peut-être le plus saillant, le plus mémorable, le plus influent disons, mais elle ne pourrait plus prétendre être une cause à part entière. En tous cas, pas autant que si elle avait été consciente de vouloir atteindre son objectif de transformer le monde. Aussi, dire « le monde est différent depuis qu’on a commencé à agir de la sorte » peut être juste même si personne n’est conscient du changement et de ses raisons. Mais dans ce cas le changement ne serait pas volontaire, il se serait effectué de lui-même. La transformation ne serait pas vraiment une action de transformer, mais plutôt l’effet d’une inertie.

    Il est alors apparu clairement que la transformation du monde n’était pas l’apanage des révolutionnaires ni des philosophes. Prendre en charge la pensée, tenir à sa parole, dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit, s’expliquer et justifier ce que l’on dit et fait, ce sont des choses pour lesquelles la philosophie se distingue; entre toutes les disciplines, c’est le signe distinctif de la philosophie; depuis très longtemps, c’est ce qu’ont voulu faire les philosophes. Mais n’est-ce pas ce que tout le monde fait tout le temps? En quoi faudrait-il se promener avec le badge officiel du philosophe pour prétendre interpréter le monde et le transformer?

    Je ne pourrai rendre compte de toute la discussion pendant les deux heures du café philosophique. J’explique tout ça pour dire que le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, j’allais avoir l’occasion de vérifier comment la parole révèle parfois la présence d’une action au plein sens du terme; et que le simple fait de constater qu’une personne s’exprime sur ses actions entraîne parfois une transformation.

    Vivre en dix leçons faciles
    J’étais invité à une discussion autour d’une exposition ce midi. J’avoue y avoir été allé par devoir. Souvent, l’art est difficile, et il faut consacrer beaucoup de temps pour tomber sur une pépite. Je suis heureux de dire qu’aujourd’hui, le petit miracle s’est encore produit. L’exposition présentée par Linda Duvall et Peter Kingstone au centre d’art Sporobole consiste en une installation vidéo et quelques affiches. Tout en noir et blanc, une installation parfaitement sobre, mais plutôt « très haute en couleur ».

    L’idée des deux artistes consiste à avoir recueilli les témoignages de femmes qui vivent dans la rue, en leur posant la question bien précise : quelles sont vos habiletés? Chacune d’entre elle explique ainsi comment elle fait pour survivre dans la rue. Quelles sont ses stratégies, comment elle a appris ce qu’elle devait faire ou ne pas faire pour réussir à s’en tirer.

    Des slogans ponctuent chacune des affiches. Il s’agit de dix leçons données par des femmes qui vivent dans la rue. « Dis aux gens que tu en as » : la règle numéro un d’une revendeuse de cocaïne. « Vas dans un bar, sans argent, et dis aux gars que c’est ton anniversaire, mais en fait ce ne l’est pas » : la règle numéro un d’une femme qui n’a pas d’argent pour se payer ses soirées d’ivresse. « Quand ils se rendent compte que tu as un pénis, dis ‘quoi tu savais pas? C’est quoi le problème?’ » : règle numéro d’une femme transgenre qui se prostitue.

    La première vidéo que j’ai regardée a tout suite suscité une série de questions en moi. En m’approchant, j’ai vu un homme qui parlait avec un autre homme, assis l’un à côté de l’autre à une table. L’une de ces personnes était l’artiste Peter Kingstone et l’autre un homme aux traits latino-américains, qui disait changer d’origine à chaque soir : « des fois je suis colombienne, des fois salvadorienne, des fois cubaine ». Le décalage était frappant entre la première identification que j’avais eue, et la compréhension de qui était en face de l’artiste et de moi-même. Tout d’abord, je me suis dit « tiens, deux hommes parlent ensemble »; ensuite, je me suis dit : « non, cette personne se voit comme une femme et se prostitue en tant que femme ». Il y a donc un homme et une femme à cette table, pas deux hommes comme je le croyais au début.

    La suite sera dans la même veine. Une quantité impressionnante d’erreurs de perspective surgissent dans le cours du visionnement, que le témoignage de ces femmes vient immédiatement rectifier. On apprend énormément au cours de ces leçons. On comprend aussi beaucoup.

    Le résultat est sans aucun doute subversif, car ces activités qui sont vues comme problématiques : ne pas avoir un toit, vivre de la drogue et en consommer sur une base régulière, vendre son corps, sont pourtant agencées avec des habiletés qui garantissent le « succès de l’entreprise ». La personne peut être fière de son ingéniosité, d’accord. Mais surtout elle explique des règles. Certaines concernent la sécurité : où planquer son argent, comment se défendre. D’autres concernent l’esthétique : prendre un personnage, être propre et courtoise.

    Il est choquant de voir que toute cette misère se passe avec autant de raisons et d’explications. C’est donc que ces gens sont conscients de ce qu’ils font. Qu’ils peuvent dire « ceci est moins bien que cela ». Le côté passif, pathologique, que l’on veut plaquer sur la misère est alors fortement contrebalancé par la démonstration — noir et blanc, clinique et pourtant drôle et chaleureuse à la fois — qu’en bonne partie, ces femmes savent ce qu’elles font, et que si elles ne le savaient pas suffisamment bien, elles ne seraient pas là pour en parler.

    Là où cela recoupe la discussion philosophique : ces comportements humains, ces pratiques à risque, ont existé de tout temps. C’est bien parce que le monde ne s’est jamais transformé durablement que cette souffrance existe, et qu’il est pourtant possible d’y survivre dans un milieu fortement hétérogène, et réfractaire à ériger ces comportements au rang de norme. Et pourtant, ces comportements ont des normes. Au moins pour réussir à survivre, même dans le crime — je ne veux surtout pas dire que ce sont des criminelles, mais que la même chose s’applique au crime — il faut s’imposer des règles. Et certaines de ces normes sont aussi celles de la société.

    Peut-on dire que le travail de ces deux artistes transforme le monde? Non si l’on espère que cela finisse une fois pour toute. Mais ces artistes ne baissent pas les bras, loin de là. Puisque, pour plusieurs raisons, il s’est opéré une transformation. Ce travail parvient à renverser la polarisation entre l’échec et le succès dans la vie : en constatant l’habileté de ces femmes, il n’est plus possible de leur retirer la dignité qu’elles méritent, celle de personnes conscientes. Le jugement sur la valeur morale de leurs gestes est mis à l’écart au profit d’un certain héroïsme de l’obscur, de la misère. Ce n’est pas du misérabilisme, c’en est même l’antithèse. Voilà peut-être, à part la compassion ou l’amitié, la seule manière possible de mettre en valeur ces femmes.

    Pour un genre de vie qui est refoulé en société, soit dans l’inconscient, soit dans le jugement, voire la haine; qui est habituellement interdit par les lois; qui mène souvent à la perte de la personne qui le pratique, nous trouvons une manière d’interpréter ces pratiques qui transforme le regard du spectateur d’une manière qui m’est apparue particulièrement efficace. La première condition nécessaire, mais pas suffisante, pour opérer une véritable transformation, n’est-ce pas transformer la manière de voir les choses? Car si l’on veut faire autrement qu’avant, il faut commencer avant tout par voir les choses autrement. Et cela concerne tout le monde. Pas uniquement les philosophes, même si l’un de leur souhait les plus audacieux a pu être de faire évoluer le monde vers le mieux.

  • Le rôle de l’intellectuel et le travail de la pensée dans la société démocratique

    Le rôle de l’intellectuel et le travail de la pensée dans la société démocratique

    Conférence de Mathieu Bock-Côté pour la Société de philosophie de Sherbrooke.

    29 novembre 2012, au Séminaire de Sherbrooke, dans le cadre de la Journée mondiale de la philosophie

    On a pu dire que les intellectuels étaient l’écho des sans-voix. D’autres ont suivi une autre piste en disant que nous vivons à l’heure de la société du spectacle et du divertissement permanent, ce que Philippe Murray appelait l’ère de l’homo festivus. L’activité politique, l’activité des entreprises aussi, n’est légitime que lorsqu’elle est festive. Un exemple récent est la poignée de main entre Stephen Harper et Justin Bieber.

    Certains faits divers en disent beaucoup sur la hiérarchie d’une époque. Il serait temps d’en finir avec une vision de la politique comme un agencement d’intérêts, pour se faire une idée de la valeur propre à l’activité politique et de ce qu’elle implique. Il est frappant que l’on n’accepte pas aujourd’hui l’idée d’héritage ni celle d’obligation. À cela on ferait bien d’opposer l’essence du politique et ce qu’il a de sacré, car c’est bien à la désacralisation de la politique que procède la grande messe télévisuelle du dimanche soir, quand s’exhibe le politicien parmi les clowns et les chanteurs sur le retour. On devrait plutôt écouter De Gaule lorsqu’il disait que «l’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement».

    Par ailleurs le clivage est toujours plus grand entre l’avis des experts sur les questions fondamentales qui leur sont réservées, et l’avis de tous sur les sujets les plus circonstanciels, comme lorsqu’on débat, pendant deux semaines, pour savoir si les propos d’un humoriste étaient acceptables ou non. Que les hommes et les femmes s’agitent sur les réseaux semble être l’objectif unique de tout ce spectacle. Et une controverse chasse l’autre, et ainsi de suite.

    Quel est le rôle de l’intellectuel? Que l’espace public ne se laisse jamais digérer au complet par le divertissement. Les revues d’idées jouent un rôle fondamental dans cet effort. Les textes de ces revues, comme les livres, ont en général pour vocation de mieux comprendre les questions de fond. Une conférence participe du même effort. Tout cela peut se présenter comme le rappel des anciennes manières, des institutions et de la verticalité qui leur est propre. Pour s’assurer que la question du sens n’est pas évacuée, l’intellectuel tente d’élargir les marges pour faire entrer le plus de sens possible dans l’espace public.

    Les médias peuvent participer aussi de cet effort, parce que parler à la radio et à la télévision consiste à tenter de tirer vers le haut l’auditeur, en le considérant comme un être mature et responsable. Le travail de l’intellectuel consiste à s’assurer que le spécialiste ne confisque pas les questions ni que le divertissement ne les dilue dans un relativisme total des points de vue.

    D’où vient le dédain à l’égard de l’intellectuel et l’oubli de la démocratie? La dissolution technocratique du politique en est une cause. En bons technocrates, on ne veut plus gouverner la société, on préfère la gérer. Nous voilà donc aux prises avec la reprogrammation gestionnaire de la société aux mains d’une oligarchie des «sachants». On ne demande plus au peuple ce qu’il pense puisque la question est toujours tranchée au-delà du débat public. Il faut déplorer que, pour beaucoup, la différence entre les vraies affaires et les fausses, c’est que les vraies sont tranchées par des comptables, et que les autres n’intéressent que les «écœurés» ou les «excités».

    Le déplacement du pouvoir politique vers les tribunaux entraîne aussi un effet de désolidarisation de la société. Et finalement le politique ne semble plus croire à sa capacité de diriger la société. De Gaule, Churchill, Kohl sont des exemples qu’il est possible de faire autrement. La citoyenneté est maintenant vue comme instrumentale, et s’intéresser à la question du sens et à l’histoire de la société semble maintenant appartenir à la préhistoire de la démocratie. Comme l’espace public s’amenuise en faveur de l’individu, chacun s’invente une politique et le sens ne relève plus que du soi et de l’individu.

    Le conservatisme

    Il n’y a jamais de solution unique aux questions, mais le conservatisme fait partie des questions que nous posons aujourd’hui, car il peut consister en une attitude critique face aux carences de la société à l’égard des appartenances. La critique des appartenances a permis à l’individu de s’affirmer, et il n’est pas question de revenir sur les acquis des dernières décennies. Mais nous avons néanmoins le sentiment d’un manque. Il y a quelque chose de fondamental dans la société qui n’y est plus. Le citoyen arrive dénué de tout attachement dans la société. Cette image de l’individu hypermoderne est à associer avec la carence qu’entraînent les privilèges modérés de la jouissance.

    L’individu est important, mais il est à voir aussi comme un héritier. Rappelons l’indispensable enracinement, dont on dit tant de mal à cause des dehors rébarbatifs de la métaphore végétale. Cet enracinement fait de nous les membres d’une communauté de culture. La société est une affaire de droit, mais aussi une affaire de devoir en vue de la défense du monde que nous avons en commun. S’il faut répondre à la formule voulant que la gauche a le commun et la droite l’individu, disons que le conservatisme québécois est une vision non-utopiste de la société. Comment traduire cette pensée en québécois? Il est nécessaire d’examiner les héritages et de revenir à la figure de la nation, ce principe de la démocratie. Sans nation la démocratie est un fantasme.

    Finissons en disant que le conservatisme est attaché à la défense de la société libérale. Il affirme que cette société ne tient pas d’elle-même. Si le conservatisme conserve quelque chose, c’est le fondement de la société et de la démocratie, en croyant que la société démocratique a plus à offrir que ce que la démocratie offre aujourd’hui.

    [propos rapportés par Benoît Castelnérac, benoit.castelnerac@usherbrooke.ca]