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La subjectivation des modèles responsabilisant et l’émergence de l’état réseau

(Par Marie Dautriche, doctorante)

Docteur en sciences sociales, Jean-Louis Genard enseigne la sociologie à l’Université libre de Bruxelles. Sa sociologie de l’éthique, influencée par les travaux entre autres de Habermas, Weber, Bourdieu, et Crozier, s’est intéressée au principe de responsabilité tel que thématisé dans la tradition de la pensée moderne (La Grammaire de la Responsabilité, coll. Humanités, Les Éditions du Cerf, Paris, 1999).

Lors de sa participation au séminaire de philosophie pratique, Jean-Louis Genard est intervenu en tant que philosophe et sociologue s’interrogeant sur la notion de responsabilité comme catégorie de l’éthique.

Comment un sociologue peut-il comprendre la notion de responsabilité? La responsabilité peut-elle nous aider à comprendre les actes et événements contemporains qui arrivent dans nos configurations sociales et si oui dans quelle mesure?  Autrement dit, demander ce qu’il se passe aurait-il à voir  avec la responsabilité et comment peut-on dès lors la comprendre du point de vue de la recherche académique en sciences humaines et sociales?

Plusieurs réponses à la question «que se passe-t-il» ont historiquement et culturellement été apportées avant que la responsabilité comprise comme composante essentielle du sujet agissant libre et rationnel ne vienne leur subvenir sur la scène de l’agir humain. Bien qu’elle s’impose comme caractéristique centrale de notre culture depuis l’affirmation kantienne de l’homme comme doublet empirico-trascendantal, à la fois libre et déterminé, actif et passif, aujourd’hui encore demeurent des controverses quant à l’interprétation à donner à ce qui arrive et qui mettent en tension la responsabilité avec des modèles concurrents.

Plusieurs interprétations peuvent se faire valoir quant à ce qui arrive, le destin, le déterminisme astral, l’accident, l’inconscient, ou même encore le caractère, sont autant de réponses possible à ce qu’il se passe. Entre animisme, totémisme, et associationisme (voir la typologie des interprétations responsabilisantes et déresponsabilisantes de l’anthropologue Philippe De Scola dans Par Delà Nature et Culture), seul le présupposé responsabilisant accorde autonomie, liberté et responsabilité au sujet dans l’action.

Dire que quelqu’un est responsable, c’est admettre un part de liberté aux acteurs et reconnaître qu’il y a une prétention à la validité rationnalisante. Ainsi, l’interprétant responsabilisant vient s’opposer aux interprétations de type déresponsabilisantes telles que les lois du marché, la providence, ou encore l’astrologie et la religion. Il vient alimenter le domaine théorique de l’agir humain en tension entre liberté et déterminisme, de telle sorte qu’au questionnement anthropologique de savoir si nous sommes libres ou déterminés, l’interprétant responsabilisant ne répond pas de façon disjonctive (nous serions l’un ou l’autre) mais conjonctive (nous sommes à la fois l’un et l’autre).

Évaluer la responsabilité de l’homme comme doublet empirico-transcendental à la lumière d’une grille d’analyse anthropologique de nature conjonctive permet de saisir l’homme agissant dans toute sa tension interne et rendue intelligible par un recours à la sémantique de la fragilité et de la résilience qu’utilise Jean-Louis Génard.  L’homme est un être à la fois fragile et vulnérable,  résilient et autonome en puissance.

C’est sur la base de cette analyse que l’auteur bâtit le pont entre la responsabilité et la caractéristique structurante des modalités grammaticales de la notion pour appuyer l’idée d’une montée des impératifs sociaux de l’action toujours plus responsabilisants. C’est parce qu’il est à la fois fragile et résilient que l’homme est responsable et que les dispositifs de l’action publique ont, selon l’accentuation interne accordée à l’une ou l’autre des deux notions, successivement mis en place des systèmes d’intervention sociale de nature différenciée et évoluant vers une subjectivation grandissante des modèles. Loin devant les modalités virtualisantes du devoir et du vouloir, loin devant les modalités réalisantes de l’être et du faire, ce sont les modalités actualisantes du pouvoir et du savoir qui sont privilégiées aujourd’hui et qui structurent l’espace social de l’agir humain.

Éloignés ainsi du pouvoir faire ce qu’on doit vouloir de Montesquieu, c’est désormais le vouloir faire ce qu’on doit pouvoir qui imprègne nos intuitions morales et structure les dispositifs de l’action humaine en mettant l’accent sur les compétences et les capacités de chaque sujet agissant.

Ainsi après l’état social déresponsabilisant de l’égalité pour tous, et après l’état libéral de la surresponsabilisation de l’homme concurrent et compétiteur, c’est l’état réseau de l’équité qui individualise, subjectivise et développe des diagnostiques personnalisées pour l’empowerment de chacun qui, selon le sociologue, s’impose comme modèle dominant pour l’action publique.

À travers sa lecture à la fois historique, culturelle, philosophique et sociologique de la notion de responsabilité, Jean-Louis Genard fournit à son lecteur une grille d’analyse anthropologique efficace pour comprendre les structures de nos dispositifs systémiques contemporains au sein desquels les discours et pratiques de la responsabilité cherchent aujourd’hui leurs voies.

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