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Socrate, premier des Trolls

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[Un texte de Kim Noisette, Étudiant au Doctorat de philosophie pratique]

Si, comme beaucoup d’internautes, vous fréquentez les forums de discussion – ou au moins lisez de temps à autre les commentaires de sites d’informations, blogs, etc. –, vous avez sans doute déjà entendu parler de trolls ou de trolling. Il ne s’agit pas de monstres de la mythologie scandinave, mais d’une façon très particulière de communiquer : en effet, un troll est un internaute qui tente de créer des polémiques généralement non productives en lançant des idées marquantes, choquantes, des traits d’esprit… dont le but est de faire réagir autrui de façon violente. Un troll se comporte comme si le lieu d’échange virtuel qu’il fréquente était un étang où, dans le rôle du pêcheur, il peut venir lancer sa ligne et ses hameçons en espérant que des poissons y mordent.

Internet_TrollInternet_Troll1Prenons un exemple. Sur une liste de discussion Usenet, quelqu’un fait une annonce pour déclarer qu’il a six chatons à donner. Une autre personne lui propose de les adopter… tous les six. Le donneur, surpris, lui demande : « mais serez-vous capable de vous occuper de six chats à la fois ? » L’autre répond qu’il possède un serpent et qu’il veut lui donner les chatons comme nourriture. Evidemment, le donneur, ainsi que d’autres participants à la discussion, sont dégoûtés et ne se privent pas de le faire savoir.

Le propriétaire revendiqué du serpent possède-t-il réellement un serpent ? Qu’est-ce qui prouve qu’il n’est pas, par exemple, un adolescent ayant beaucoup de temps libre et une forte imagination – ou un trentenaire marié qui s’amuse au travail ? Absolument rien. Et c’est là que le troll, ce nom associé à une réputation si sulfureuse et polémique, peut devenir l’objet d’une réflexion philosophique. Un internaute qui pratique le trolling joue un jeu de rôles. Il ne dit pas directement ce qu’il pense, il ne livre pas une vérité directe sur lui-même. Bien plutôt, il créée un masque, se fait passer pour ce qu’il n’est pas. Après tout, même si l’auteur du message cité ci-dessus possédait réellement un serpent, serait-il vraiment prêt à le nourrir avec des chatons vivants ?

En trollant, un internaute donne vie à un personnage. Il se comporte comme ces acteurs grecs ou latins qui mettaient un masque pour cacher leur vrai visage et donner vie à un personnage fictif. Ce masque s’appelait une persona. Personare, c’est parler à travers. Le troll joue avec l’identité, créée une identité pas toujours aussi fictive qu’il ne le croit ; plusieurs témoignages indiquent que les trolls laissent souvent paraître une partie de leur « vrai » moi dans leur pratique, et un troll peut s’attacher au rôle qu’il joue. Le trolling invite les philosophes à s’interroger sur l’identité et sur les multiples jeux dans lesquels celle-ci s’élabore. Et le cadre d’analyse, qui peut s’étendre à l’Internet tout entier, est moins restreint que l’on ne pourrait croire.

Les questions associées au trolling sont d’autant plus intéressantes que si le troll est comparable à un acteur de théâtre, cette comparaison vaut uniquement jusqu’à un certain point. Au théâtre, il y a une scène et un public, avec une distinction claire entre les deux. Chacun connaît sa place. Avec le troll, cette distinction n’existe pas : l’amateur de polémiques armé de sa persona cherche à impliquer des gens qui n’ont rien demandé ; il cherche à inclure les autres dans sa performance. Bien sûr, il a besoin d’eux pour nourrir son jeu. Sans réponse, le troll revient aussi bredouille qu’un pêcheur sans poisson. Si, comme le disait un troll revendiqué, « trolling is a[n] art », alors c’est un art qui se nourrit des réactions d’autrui, qui vit parce qu’autrui est davantage qu’un public simplement passif.

Puisque l’esthétique aide à penser le phénomène du Troll de façon positive – ce qui change des réactions usuelles des internautes lorsque le sujet est abordé –, il faut en suivre les conséquences jusqu’à leur terme. Pour être crédible dans son rôle, quel que soit celui-ci, le troll doit adopter un style qui y correspond. S’il veut se faire passer pour un médecin, par exemple, des fautes d’orthographe récurrentes et une mauvaise maîtrise des termes techniques de la profession risquent de le trahir assez rapidement. Tous les trolls n’interviennent pas sur les mêmes domaines, tous les trolls n’ont pas le même style. Ainsi, sur Facebook, plusieurs trolls se sont amusés à créer des pages au nom évocateur destinées à se moquer de certains enfants souffrant d’une maladie génétique : « La leucodystrophie, c’est trop funky » ou encore « Pour que la pitié soit cotée en bourse ». Ces phrases simples, brèves, frappantes, relèvent clairement d’un autre style qu’un message argumenté, ou même qu’un message pseudo-honnête comme celui qui propose de nourrir un serpent avec des chatons vivants. Leurs caractéristiques stylistiques diffèrent. Et pourtant, tous cherchent le même but – choquer, créer de la polémique, pour le plaisir de le faire.
Puisque le but du trolling paraît foncièrement négatif, pourquoi tenter de décrire cette pratique de façon positive en ayant recours à l’esthétique ? C’est que la frontière entre elle et des ouvrages désormais considérés comme des classiques est parfois bien ténue. De nos jours, on considère généralement la pièce de théâtre En attendant Godot de Beckett comme l’un des classiques de la littérature du XXe siècle. Et pourtant, ses premières représentation ont fait naître la polémique, voire des bagarres, et la pièce s’est d’abord fait connaître par le scandale plutôt que pas ses qualités littéraires.

De même, lorsque Socrate allait interroger les gens sur l’agora d’Athènes pour les faire douter de leurs croyances, sa pratique ne tenait-elle pas un peu du trolling ? On s’empressera probablement de répondre que Socrate ne cherchait pas à créer de la polémique pour le plaisir de polémiquer, que les discussions immortalisées par Platon visaient un but beaucoup plus « noble » et « élevé » que cela. Et pourtant. Les premiers dialogues platoniciens sont aporétiques ; ils ne s’ouvrent pas sur une conclusion positive, seulement sur la suspension de jugement, ou le rejet des définitions déjà posées.

En tant que meilleur philosophe, Socrate est aussi le meilleur sophiste. Creusant sans cesse les opinions en demandant à autrui de les justifier jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus répondre, comparé à une « torpille » dans le Ménon, cette figure fondatrice de la philosophie présente dans sa pratique des similitudes frappantes avec le trolling contemporain. Dès lors, si les internautes préfèrent rejeter les trolls (ou ceux qu’ils identifient comme tels) sans trop se pencher sur ce qu’ils font, gageons que les philosophes ont des raisons historiques de s’intéresser à eux et qu’ils sauront tôt ou tard leur faire « honneur », avec ou sans cynisme.

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