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  • Fake news : les comprendre et y faire face

    Fake news : les comprendre et y faire face

    Par Andréanne Veillette et Olivier Grenier

    La propagation de fausses informations n’est pas un phénomène propre au monde contemporain. En effet, différentes formes de fausses informations circulent depuis toujours. Selon un article qui vise à définir le terme fake news, lorsqu’on emploie le terme « fausses nouvelles », on peut tout autant parler de satire, de parodie, de fabrication, de manipulation, de publicité que de propagande.

    Le terme plus contemporain fake news renvoie à un problème précis qui a récemment pris de l’ampleur avec le Brexit (23 juin 2016) et l’élection de Donald Trump (8 novembre 2016). C’est un problème qui occupe une place immense dans l’espace médiatique. De plus, l’importance du problème transparaît dans l’usage que les politiciens font du terme « fake news » et des fausses nouvelles elles-mêmes. Les fake news sont rapidement devenus une arme dans une guerre politique.

    Selon certains, l’ampleur actuelle du phénomène des fake news nous permet de déclarer le début d’une nouvelle ère : l’ère post-vérité. Cette nouvelle ère possède deux caractéristiques centrales. Il s’agit d’une ère durant laquelle le contenu médiatique est davantage axé sur les émotions que sur les faits objectifs et durant laquelle de nouvelles structures d’autorité se forment à l’extérieur des institutions qui produisent traditionnellement l’expertise.

    Le principal problème vient du fait qu’une grande part du public croit aux fausses nouvelles. Les fausses nouvelles deviennent une alternative d’autant plus attrayante que le journalisme traditionnel souffre d’une importante crise de confiance :des sondages révèlent que le public ne sait plus vers qui se tourner pour obtenir de l’information fiable.

    Dans ce qui suit, nous expliquerons deux façons complémentaires de comprendre l’essor du phénomène des fake news et nous suggérerons aussi quelques pistes de solution.

    Une question de biais et d’éducation

    La première façon d’appréhender le problème se fonde sur une compréhension du fonctionnement des biais cognitifs. Face à un aussi large volume d’articles, d’annonces et de tweets, il est commun, pour tous les humains, d’utiliser des stratégies de raisonnement pour simplifier le contenu à analyser. Cependant, ces stratégies mènent parfois à des erreurs systématiques : c’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Pour plus de détails, voir le chapitre 13 (écrit par nos deux collègues Gilles et Jean-François!) de ce livre. Comprendre comment les biais cognitifs affectent notre rapport individuel aux fausses nouvelles est un premier pas pour combattre ce phénomène.

    Évidemment, il est impossible, ici, de décrire tous les biais cognitifs qui affectent notre raisonnement dans le traitement des fausses nouvelles. Concentrons nos efforts sur deux d’entre eux : le biais de confirmation et l’effet Dunning-Kruger.

    Le biais de confirmation est une tendance à préférer des informations qui s’accordent avec nos croyances, et à rejeter plus facilement celles qui ne s’y accordent pas. Par exemple, je crois être en bonne santé. Si un médecin m’annonce que j’ai un problème de santé, j’aurais davantage tendance à demander l’avis d’un second médecin que si le premier médecin m’avait annoncé que je suis en bonne santé.

    Il est généralement raisonnable d’être prudent. Le problème, dans le cas du biais de confirmation, est que la prudence n’est pas partagée également selon l’information que nous recevons. Sur Internet, le biais de confirmation conduit à la polarisation des croyances des individus car ils rejoignent des communautés qui partagent leurs croyances. Ils ne sont alors plus confrontés à des avis contraires aux leurs.

    L’effet Dunning-Kruger, quant à lui, est un excès de confiance. Les individus les moins qualifiés dans un domaine ont tendance à surestimer leur compétence dans ce domaine, tandis que les plus qualifiés ont tendance à les sous-estimer. Ce biais cognitif est problématique dans le cas des fausses nouvelles car les individus surestiment généralement leur capacité à reconnaître une fausse nouvelle (le baromètre de la confiance des Français dans les médias à ce sujet).

    Que faire contre les biais cognitifs ?

    Comment peut-on lutter contre les biais cognitifs et, incidemment, les fausses nouvelles ? Il faut d’abord prendre un pas de recul et reconnaître l’impact des biais cognitifs sur notre traitement de l’information. Il faut ensuite travailler, individuellement et collectivement, au développement de notre compétence à traiter l’information.

    Le développement de la compétence informationnelle, selon plusieurs, est la responsabilité du système d’éducation. Cependant, selon Martine Mottet, de l’Université Laval, cette compétence ne serait présentement pas intégrée au Programme de formation de l’école québécoise, si ce n’est que quelques traces ici et là, par exemple dans la compétence transversale « Développer un sens critique à l’égard des technologies de l’information et de la communication ». Actuellement, la responsabilité revient donc à chaque enseignante et enseignant d’insérer l’éducation aux médias dans son cours de mathématique, de français, de sciences, plutôt qu’il n’y ait un cours qui y soit exclusivement consacré.

    Or, de multiples recherches (voir notamment ici et ici) suggèrent qu’il y a des lacunes en recherche, en évaluation et en utilisation de l’information tant chez les élèves que chez les enseignants! Il existe des ressources en ligne, comme le site http://www.faireunerecherche.fse.ulaval.ca/, et des cadres théoriques, comme le Big6 Skills de Eisenberg et Berkowitz, qui sont utiles pour structurer un cours en éducation aux médias.

    Une question de mépris et de pouvoir

    Une deuxième façon de comprendre l’ampleur que prennent les fake news est liée au climat socio-politique actuel. Selon cette conception du problème, le principal moteur derrière l’adhésion massive aux fake news serait le résultat d’une profonde division sociétale.

    Dans un article sur le populisme radical de droite, Cas Mudde expose une dynamique inquiétante qui existe dans les démocraties occidentales modernes. Une certaine portion de la population se percevrait comme les « perdants », ceux à qui les institutions traditionnelles ont causé plus de douleur que de bonheur. Ces gens se définissent ensuite par opposition aux « gagnants », ceux à qui le système actuel profite.

    Il est important de comprendre que les gagnants et les perdants existent comme deux groupes totalement distincts et antagonistes. Selon la rhétorique qui accompagne souvent cette perception, le groupe des « perdants » est constitué d’honnêtes travailleurs, de « vraies personnes », alors que le groupe des « gagnants » est constitué de l’élite corrompue. Le mépris de l’élite que les travailleurs perçoivent, à tort ou à raison, cause énormément de colère et un désir de se défaire des institutions traditionnelles. Ce désir se manifeste notamment dans un rejet des médias traditionnels, de l’expertise académique et des politiciens qui font partie de l’establishment et par une ouverture aux sources d’information alternatives.

    Les chiffres récoltés par le Pew Research Center montre une autre profonde division dans la vision des institutions traditionnelles, cette fois-ci au sein des partis politiques américains. Les sondages révèlent un dédain grandissant pour les institutions académiques et les médias traditionnels chez les républicains. Au contraire, les démocrates sont enclins à voir ces deux institutions comme des forces positives.

    Outre les chiffres, les exemples qui démontrent l’existence d’une profonde division abondent. La rhétorique utilisée par Donald Trump exacerbe sans cesse la perception de l’élite comme un ennemi méprisant et joue sur la méfiance à l’égard des institutions où l’on trouve l’expertise traditionnelle. Par ailleurs, le discours de la prétendue élite alimente trop souvent cette perception. Un exemple particulièrement parlant est l’usage de l’expression « basket of deplorables » par Hillary Clinton lors de la campagne présidentielle américaine pour faire référence aux partisans de Trump. Le lendemain, le hashtag « basket of deplorables » était l’un des plus populaires sur Twitter.

    Face à ce mépris, les discours alternatifs qui rejettent les institutions traditionnelles contrôlées par les élites sont attrayants. L’adhésion aux fake news, qui est souvent accompagnée d’un rejet de l’expertise traditionnelle, pourrait donc être motivée par la colère plutôt que par l’ignorance. Si c’est effectivement le cas, tenter de résoudre le problème en « éduquant » une portion de la population qui se sent déjà méprisée par le système d’éducation et les experts traditionnels pourrait aggraver le problème.

    Ainsi, un premier effort pourrait être de se tourner vers les institutions plutôt que les individus pour réduire l’exposition aux fausses nouvelles. Il serait naturel de penser qu’un effort médiatique concerté ou que la rédaction de nouvelles lois qui réduisent l’espace que peuvent occuper les fausses nouvelles pourraient être des façons plus efficaces de résoudre le problème des fake news. Toutefois, si le problème en est réellement un de mépris entre deux groupes sociaux différents, une véritable solution devra nécessairement passer par une réconciliation de ces deux groupes.

    Des ressources contre les fausses nouvelles

    On voit bien que les causes qui expliquent la popularité des fake news sont complexes. Attaquer ce problème exige donc de trouver des solutions qui tiennent compte de cette complexité. Il est tout à fait normal, comme individu, de se sentir désemparé face à cette situation. C’est pourquoi nous proposons, en guise de conclusion, des ressources utiles pour évaluer le contenu que vous consultez sur le Web.

    Le détecteur de rumeurs de l’Agence Science Presse : http://www.sciencepresse.qc.ca/detecteur-rumeurs

    Un site français dédié à la vérification de la véracité des nouvelles : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/

    Un site Web d’information sur les fausses nouvelles : http://30secondes.org/

    Des ressources pédagogiques sur la compétence informationnelle : https://habilomedias.ca/

    Pour les technophiles qui veulent faire plus de recherche!

    Pour trouver qui héberge un site Web : domaintools.com

    Pour trouver qui partage un contenu : crowdtangle.com

    Pour trouver qui a produit un contenu et les statistiques de participation : buzzsumo.com

    Bonne navigation!

  • Se mordre la langue

    Se mordre la langue

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    Une des grandes affaires humaines est de se comprendre et d’être compris. Elle en devient si grande, grosse et impérative que cette entreprise l’emporte sur toute autre raison, dès lors que la colère, la haine et la vengeance importent plus que d’être compris.

    Pour se comprendre et être compris, l’humaine bête demande souvent qu’un autre se taise. La chose se comprend pour qui veut, propre à sa belle nature humaine, jouer le jeu de la discussion. Il faut demander le silence pour se faire entendre. « Taisons-nous pour qu’on l’écoute! » Et surtout donner la chance à tous de comprendre.

    Mais une balle n’a jamais débouché les oreilles de personne.

    ***

    Une des plus belles histoires de Noël remonte à deux ans. Nous sommes en 2013 et Tombouctou vient d’être libéré.

    Des Mosquées avaient été profanées. La question revenait encore. Le produit de l’art humain doit-il disparaître au nom de la loi divine? Si l’on efface notre mémoire, à quoi bon chercher à connaître?

    Moins connue comme histoire, celle de la communauté des conservateurs de bibliothèque, des philologues et des bibliographes qui retenait son souffle depuis que Tombouctou était tombée.

    http://fs9.formsite.com/westafricanresearchassociation/TIMBUKTU

    Pour ramasser le tout en une histoire efficace, je traduis un reportage du NY Times (3 février 2013), de Scott Sayare.

    « Quand le danger était à ses portes, Ali Imam Ben Essayouti savait exactement ce qu’il avait à faire. Les délicats manuscrits, sans reliure, du 14e siècle préservés dans la Mosquée qu’il dirige avaient déjà survécu dans la légendaire cité de Tombouctou. Il n’allait pas laisser les derniers envahisseurs, nationalistes touaregs et jihadistes venus de toute la région, les détruire sur-le-champ.

    Il les a enveloppés dans des sacs, empilés avec précaution dans des caisses de bois, et déplacés dans une cache connue de lui seul.

    […]

    « Dans ces manuscrits, vous pouvez trouver mention de chaque forme de connaissance, dit Essayouti. Ils traitent de tous les sujets possibles et imaginables. »

    Irina Bakova [alors directrice générale de l’Unesco] explique : «  ce sont les annales de l’Âge d’or de l’Empire malien ». « C’est un miracle que ces choses aient survécu aussi longtemps », ajoute Essayouti.

    On doit leur sauvegarde à l’habitude qu’ont les familles de Tombouctou de cacher les choses de valeur en les enterrant dans le désert dès que le danger se fait pressentir.

    Konaté Alpha avait en sa possession une collection d’environ 3000 manuscrits depuis des générations, et lorsque les Islamistes sont entrés dans la ville, il a annoncé que la famille devait se réunir.

    « Nous devons trouver un moyen de mettre ces manuscrits en lieu sûr », a-t-il dit à son père et à ses frères.

    Il connaissait par cœur les recoins où les habitants de la ville avaient mis à l’abri leurs précieux manuscrits. Dix ans auparavant, en élargissant le lotissement familial, il avait trouvé une cache pleine de manuscrits.

    « Les propriétaires de la maison les avaient si bien cachés qu’ils les ont oubliés », a-t-il ajouté en haussant les épaules.

    Il a pris toute la collection de la famille et s’est assuré de la mettre bien à l’abri. Il n’a pas voulu en préciser l’endroit.

    Lorsque les jihadistes sont arrivés à l’Institut Ahmed Baba, construit  quelques années auparavant [2009], au moyen d’un financement de la France et de l’Afrique du Sud dans l’effort de conserver les manuscrits, les responsables de l’Institut leur ont dit qu’il s’agissait d’une institution musulmane qui méritait leur protection.

    « L’un d’entre eux a donné son numéro de téléphone portable au gardien en lui disant ‘si quelqu’un vient t’embêter, appelle à ce numéro et je me déplacerai’ ».

    Mais les responsables de la bibliothèque ont commencé à craindre que les Islamistes apprennent un jour que leur institution était financée par les États-Unis. Ainsi, en août [2012], ils ont décidé de déménager leur collection entière […].

    M. Cissé, directeur intérimaire de la bibliothèque explique : « nous les avons transportés en petite quantité afin de ne pas éveiller les soupçons ». Pour en assurer la sauvegarde, ils ont été envoyés à Mopti avec Bamako pour destination finale.

    [Voir dans le Washington Post du 26 mai 2013 comment une partie des manuscrits est passé à dos d’âne à travers les portes de la ville.]

    La suite de l’histoire montre que leurs craintes avaient lieu d’être. Dans le chaos des derniers jours d’occupation par les Jihadistes, l’état des choses avait changé. Un groupe de militants sont entrés dans la bibliothèque et se sont mis à brûler tout ce qu’ils pouvaient trouver. Par chance, ils n’ont pu mettre la main que sur une petite portion de la collection [5%]. »

    Ces personnes ont risqué leur vie pour conserver ces textes. Leur nom devrait passer le test de l’histoire. Le texte n’a pas de prix. Et pourtant combien de pièces brûlées depuis que les humains ont pris l’habitude de noter ce qui importe?

    Pour continuer, voir :
    http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/02/07/les-manuscrits-sauves-de-tombouctou_1828672_3246.html

    ***

    Histoire de philosophe (avant d’aller se coucher)

    Il y a une histoire qui court dans les mémoires embrouillées de la philosophie antique. Au moins deux ou trois sages seraient morts en refusant de parler.

    L’un d’entre eux se nomme Zénon d’Élée, celui des paradoxes. Confronté à un tyran lui demandant qui conspirait contre lui, il aurait approché de son oreille, pour ne le dire qu’à lui, et en aurait profité pour la prendre en pleine bouche, la mordant jusqu’à s’en emparer. Belle fin pour un sophiste!

    D’autres ont préféré avaler leur langue plutôt que de parler. Ou casser une dose de cyanure. D’autres encore ont été réduits au silence, d’une manière ou d’une autre. Ces derniers sont, certainement, les plus nombreux mais pas les moins braves.

  • Sous les robes de Diogène

    Sous les robes de Diogène

    Philosophie et mode feront-ils jamais bon ménage? La meilleure histoire que je connaisse à ce propos est celle des Cyniques.

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    Hercule, détail d’une toile de Pollaiolo.

    Aucune autre race de philosophes ne s’est autant identifiée aux vêtements qu’elle portait. On ne lit pas un seul résumé, même de dix lignes, sur les cyniques sans se faire rappeler leur accoutrement: un sac qu’ils portaient en bandoulière, une chevelure dépeignée (et même des dreads pour Démonax, si ma mémoire est bonne), une barbe, un manteau toute saison en grosse étoffe (le fameux tribôn), pieds nus, avec un bâton et finalement, comble de la manière, une peau de lion (rien de moins madame) sur la tête, pour rappeler les exploits d’Hercule, personnage tutélaire des Cyniques. Vous savez le bel Hercule, qui défie les dieux. L’Outcast qui bafoue la mafia olympienne. De même Diogène qui se frotte le ventre devant Alexandre, roi du Monde. L’humain dans sa condition élémentaire: l’humain qui n’est ni dieu ni maître.

    Justement, question torchon, les Cyniques n’en restaient pas là mon bon monsieur. Non contents de s’afficher contre les codes vestimentaires de leur époque, ils allaient à l’agora dans leur plus simple appareil, se faisant reconnaître pour ce qu’ils étaient: manifestement des hommes, version masculine des humains, animaux parents du singe, et animés, comme lui des envies les plus nécessaires, comme manger, dormir, copuler, déféquer. Les cyniques argumentaient en faveur de la nature: au-delà des signes, il y a ce qui fait de nous une seule et même espèce. Comment le philosophe peut-il s’intéresser à l’histoire du costume après cette brillante et outrancière démonstration d’universalisme?

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    Sculpture d’un Yogi. Les traits de son visage font penser à Socrate.

    Cet amour de la nudité a fait réfléchir sur l’origine du cynisme. Certains ont proposé que le cynisme, comme courant intellectuel ou moral, remonterait jusqu’aux gymnosophistes indiens. Le parallèle avec les gymnosophistes est séduisant: des ascètes barbus, allant parfois nus, qui consacrent leur vie à l’abstinence… et à la prière. Jusqu’à la prière, oui, mais la prière ça ne colle pas avec les cyniques. Il serait complètement anachronique et absurde de dire que les Cyniques priaient. Les cyniques sont des iconoclastes. Ça se voit. Ils méprisent les autels et vont jusqu’à dire que, dans la cité idéale, il ne devrait pas y avoir de culte ni de temple. Cela n’exclut pas de croire en dieu, mais c’est contraire à la religion comme organisation sociale.

    Il faut reconnaître que le Cynique se trouve dans une fâcheuse position. Une bonne partie de son identité vient de ce qu’il porte ou ne porte pas comme vêtements. Il refuse par là l’ensemble des autres codes en circulation dans la société. Mais il va même jusqu’à dicter aux autres une conduite. Il dit: “vouer un culte à une statue est privé de sens”, “vouloir être beau est arbitraire et servile”.

    Le Cynique, s’il ne veut pas se faire coincer dans le jeu qu’il dénonce, doit répondre: “l’habit ne fait jamais le moine, tout cela n’est que convention; la mienne aussi et c’est pour cela qu’elle fonctionne: elle brusque les conventions des autres, mais je pourrais toujours me départir de tous mes habits et montrer ce qu’est l’homme“. Et là, il soulève son tribôn. Scandale! Le problème avec cette attitude est qu’elle semble mépriser une facette essentielle de l’humain: la capacité et le besoin de s’identifier à des signes et des attitudes conformistes. Mais que veut dire le cynique? Est-ce abattre tous les codes (le cynique anarchiste) ou reconnaître que les codes ne sont que des codes (le cynique critique)?

    Si vous choisissez le premier cynique, vous faites la guerre aux libertés. Si vous choisissez le second, vous faites la guerre aux dogmes. Le premier est violent et utopique: se départir des codes demande de les détruire; l’humain sans code est une créature inimaginable. Le deuxième est réaliste et rationaliste. La vie d’un code ou d’une convention est faite d’une bonne part d’adaptation, de négociation et d’imagination.

    Diogène, à demi-nu, cherche l'homme en plein jour.
    Diogène, à demi-nu, cherche l’homme en plein jour.

    C’est la nature même du code: il est le signe révélateur d’une identité. Il y a l’identité et ce qui la manifeste. Ce sont deux choses. L’identité s’exprime à travers un signe, à tel point que le signe devient vital. Jusqu’ici, tout va bien. Mais le cynique refuse que la relation se renverse: que l’identité ne soit que dans le signe. En d’autres mots, il veut enfoncer un coin entre l’apparence et la nature.

  • Talents cachés vieux comme le monde

    Talents cachés vieux comme le monde

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    “Merry Company”, Gerard van Honthorst, 1623, huile sur canevas, Wikimedia common. 

    Hier et aujourd’hui, j’ai eu l’occasion de faire une expérience intéressante. Hier, 7 novembre, s’est tenu un café philosophique autour de la question : « la philosophie interprète le monde, mais peut-elle aussi le changer? ». Et aujourd’hui, je reviens d’une autre discussion, cette fois dans un centre artistique, autour d’une œuvre engagée et engageante. Vivre en dix leçons faciles : des vidéos montrant des femmes, qui expliquent comment elles réussissent dans ce qu’elles font, à savoir vivre dans la rue.

    Le philosophe, l’interprétation et la transformation
    Au cours de la première discussion, il m’a semblé que l’intention de transformer le monde et son interprétation philosophique ne peuvent être dissociées. La présentation d’André Duhamel lors de ce café philosophique avait montré que la raison, la pensée, le discours, le savoir n’étaient jamais complètement assimilables au présent, à l’action, à l’engagement et au pouvoir.

    Plusieurs réactions ont montré que la chose est vraie en bonne partie. Évidemment, s’il y a quelque chose comme la pensée, c’est bien qu’elle est différente de l’action. Et pourtant, la conscience de l’intention, la réflexion à propos des gestes que l’on effectue est la condition même pour parler d’une action, pour dire, « oui, elle a changé le monde », « le monde est différent depuis qu’on a commencé à agir de telle ou telle manière ».

    Si l’action n’avait pas été consciente, le changement aurait pu bien se produire et être le même exactement, mais l’instigatrice du changement n’aurait pas été une cause autonome de ce changement. Elle serait plutôt comme l’un de ses objets, peut-être le plus saillant, le plus mémorable, le plus influent disons, mais elle ne pourrait plus prétendre être une cause à part entière. En tous cas, pas autant que si elle avait été consciente de vouloir atteindre son objectif de transformer le monde. Aussi, dire « le monde est différent depuis qu’on a commencé à agir de la sorte » peut être juste même si personne n’est conscient du changement et de ses raisons. Mais dans ce cas le changement ne serait pas volontaire, il se serait effectué de lui-même. La transformation ne serait pas vraiment une action de transformer, mais plutôt l’effet d’une inertie.

    Il est alors apparu clairement que la transformation du monde n’était pas l’apanage des révolutionnaires ni des philosophes. Prendre en charge la pensée, tenir à sa parole, dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit, s’expliquer et justifier ce que l’on dit et fait, ce sont des choses pour lesquelles la philosophie se distingue; entre toutes les disciplines, c’est le signe distinctif de la philosophie; depuis très longtemps, c’est ce qu’ont voulu faire les philosophes. Mais n’est-ce pas ce que tout le monde fait tout le temps? En quoi faudrait-il se promener avec le badge officiel du philosophe pour prétendre interpréter le monde et le transformer?

    Je ne pourrai rendre compte de toute la discussion pendant les deux heures du café philosophique. J’explique tout ça pour dire que le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, j’allais avoir l’occasion de vérifier comment la parole révèle parfois la présence d’une action au plein sens du terme; et que le simple fait de constater qu’une personne s’exprime sur ses actions entraîne parfois une transformation.

    Vivre en dix leçons faciles
    J’étais invité à une discussion autour d’une exposition ce midi. J’avoue y avoir été allé par devoir. Souvent, l’art est difficile, et il faut consacrer beaucoup de temps pour tomber sur une pépite. Je suis heureux de dire qu’aujourd’hui, le petit miracle s’est encore produit. L’exposition présentée par Linda Duvall et Peter Kingstone au centre d’art Sporobole consiste en une installation vidéo et quelques affiches. Tout en noir et blanc, une installation parfaitement sobre, mais plutôt « très haute en couleur ».

    L’idée des deux artistes consiste à avoir recueilli les témoignages de femmes qui vivent dans la rue, en leur posant la question bien précise : quelles sont vos habiletés? Chacune d’entre elle explique ainsi comment elle fait pour survivre dans la rue. Quelles sont ses stratégies, comment elle a appris ce qu’elle devait faire ou ne pas faire pour réussir à s’en tirer.

    Des slogans ponctuent chacune des affiches. Il s’agit de dix leçons données par des femmes qui vivent dans la rue. « Dis aux gens que tu en as » : la règle numéro un d’une revendeuse de cocaïne. « Vas dans un bar, sans argent, et dis aux gars que c’est ton anniversaire, mais en fait ce ne l’est pas » : la règle numéro un d’une femme qui n’a pas d’argent pour se payer ses soirées d’ivresse. « Quand ils se rendent compte que tu as un pénis, dis ‘quoi tu savais pas? C’est quoi le problème?’ » : règle numéro d’une femme transgenre qui se prostitue.

    La première vidéo que j’ai regardée a tout suite suscité une série de questions en moi. En m’approchant, j’ai vu un homme qui parlait avec un autre homme, assis l’un à côté de l’autre à une table. L’une de ces personnes était l’artiste Peter Kingstone et l’autre un homme aux traits latino-américains, qui disait changer d’origine à chaque soir : « des fois je suis colombienne, des fois salvadorienne, des fois cubaine ». Le décalage était frappant entre la première identification que j’avais eue, et la compréhension de qui était en face de l’artiste et de moi-même. Tout d’abord, je me suis dit « tiens, deux hommes parlent ensemble »; ensuite, je me suis dit : « non, cette personne se voit comme une femme et se prostitue en tant que femme ». Il y a donc un homme et une femme à cette table, pas deux hommes comme je le croyais au début.

    La suite sera dans la même veine. Une quantité impressionnante d’erreurs de perspective surgissent dans le cours du visionnement, que le témoignage de ces femmes vient immédiatement rectifier. On apprend énormément au cours de ces leçons. On comprend aussi beaucoup.

    Le résultat est sans aucun doute subversif, car ces activités qui sont vues comme problématiques : ne pas avoir un toit, vivre de la drogue et en consommer sur une base régulière, vendre son corps, sont pourtant agencées avec des habiletés qui garantissent le « succès de l’entreprise ». La personne peut être fière de son ingéniosité, d’accord. Mais surtout elle explique des règles. Certaines concernent la sécurité : où planquer son argent, comment se défendre. D’autres concernent l’esthétique : prendre un personnage, être propre et courtoise.

    Il est choquant de voir que toute cette misère se passe avec autant de raisons et d’explications. C’est donc que ces gens sont conscients de ce qu’ils font. Qu’ils peuvent dire « ceci est moins bien que cela ». Le côté passif, pathologique, que l’on veut plaquer sur la misère est alors fortement contrebalancé par la démonstration — noir et blanc, clinique et pourtant drôle et chaleureuse à la fois — qu’en bonne partie, ces femmes savent ce qu’elles font, et que si elles ne le savaient pas suffisamment bien, elles ne seraient pas là pour en parler.

    Là où cela recoupe la discussion philosophique : ces comportements humains, ces pratiques à risque, ont existé de tout temps. C’est bien parce que le monde ne s’est jamais transformé durablement que cette souffrance existe, et qu’il est pourtant possible d’y survivre dans un milieu fortement hétérogène, et réfractaire à ériger ces comportements au rang de norme. Et pourtant, ces comportements ont des normes. Au moins pour réussir à survivre, même dans le crime — je ne veux surtout pas dire que ce sont des criminelles, mais que la même chose s’applique au crime — il faut s’imposer des règles. Et certaines de ces normes sont aussi celles de la société.

    Peut-on dire que le travail de ces deux artistes transforme le monde? Non si l’on espère que cela finisse une fois pour toute. Mais ces artistes ne baissent pas les bras, loin de là. Puisque, pour plusieurs raisons, il s’est opéré une transformation. Ce travail parvient à renverser la polarisation entre l’échec et le succès dans la vie : en constatant l’habileté de ces femmes, il n’est plus possible de leur retirer la dignité qu’elles méritent, celle de personnes conscientes. Le jugement sur la valeur morale de leurs gestes est mis à l’écart au profit d’un certain héroïsme de l’obscur, de la misère. Ce n’est pas du misérabilisme, c’en est même l’antithèse. Voilà peut-être, à part la compassion ou l’amitié, la seule manière possible de mettre en valeur ces femmes.

    Pour un genre de vie qui est refoulé en société, soit dans l’inconscient, soit dans le jugement, voire la haine; qui est habituellement interdit par les lois; qui mène souvent à la perte de la personne qui le pratique, nous trouvons une manière d’interpréter ces pratiques qui transforme le regard du spectateur d’une manière qui m’est apparue particulièrement efficace. La première condition nécessaire, mais pas suffisante, pour opérer une véritable transformation, n’est-ce pas transformer la manière de voir les choses? Car si l’on veut faire autrement qu’avant, il faut commencer avant tout par voir les choses autrement. Et cela concerne tout le monde. Pas uniquement les philosophes, même si l’un de leur souhait les plus audacieux a pu être de faire évoluer le monde vers le mieux.

  • Pourquoi je n’ai pas la chance d’être alternatif comme tout le monde

    Un jour, je me suis fait dire que les écoles alternatives étaient extraordinaires pour le développement des enfants, mais que cela ne nous intéresserait peut-être pas, parce que nous n’étions pas alternatifs. D’ordinaire, une généralisation de cette espèce m’aurait fait réagir avec je ne sais quelle pointe d’ironie. Contrairement à l’habitude, j’ai hoché de la tête en face de mon interlocuteur. Comment rivaliser d’alternativité avec cette homme qui a les cheveux aux fesses, qui habite dans une commune, qui ne mange aucun produit animal ni transformé chimiquement, et qui se sert de sa cuisinière uniquement pour cuire son pain et préparer ses pâtés végétariens? Qui ne prend jamais l’avion par conviction. Qui passe ses vacances sous une tente qu’il a faite lui-même? Comment, moi, professeur d’université dans un département composé à grande majorité d’hommes et dans un secteur très masculin, pouvais-je rivaliser avec lui, qui est l’un des trois infirmiers du Centre hospitalier, qui s’est choisi une carrière parfaitement contraire aux canons des genres? Non, l’évidence montrait que je n’étais pas alternatif du tout.

    Mais le raisonnement est tout simplement faux. Si l’école alternative a des qualités qui ne dépendent pas du sentiment d’appartenance alternative de ceux qui la fréquentent, si ces qualités sont intrinsèques et réelles pour des raisons pédagogiques et sociales, elles doivent être aperçues et appréciées tout autant par les alternatifs que les autres personnes. À moins que vous supposiez que le code génétique du non alternatif l’empêche de comprendre les intérêts de ce qui est alternatif? Ou encore que le non alternatif a choisi de ne pas être alternatif et qu’il défend l’école traditionnelle? Quoiqu’il en soit, le mode de vie apparaît être un argument décisif dans la tête de l’alternatif. Lui seul profite des qualités de ce qui est alternatif puisqu’il est le seul à vivre comme ça. Et, il faut le dire, cherche à rester seul même s’il est convaincu que tout serait plus beau si tous étaient comme lui. L’autre, qui ne l’est pas, est perdu: il peut, s’il est intelligent, comprendre vaguement la qualité de ce qui est alternatif, mais il ne pourra jamais accéder à ce monde si merveilleux s’il n’a pas tout d’abord effectué le saut corps et âme dans l’alternativité.

    Fort de ces réflexions, j’ai compris que pour être alternatif, il faut en porter les marques visibles. Il faut pouvoir dire à quelqu’un: non merci, pas d’œufs, ce sont des produits de consommation animale. Ou encore porter un tatouage quelque part qui suffit pour montrer que l’on a emprunté des chemins différents des autres: un couteau, un signe tribal voire une pâtisserie tatouée sur l’épaule sont les signes de l’alternativité. Pas de tatouage, c’est louche. Carnivore, c’est mal. Hétérosexuel, c’est la norme.

    Pour un punk, par exemple, cuisiner est un signe de conformisme particulièrement clair. Pourtant, on raconte que l’ancien Johnny Rotten des Sex Pistols, lorsqu’il a fondé son propre groupe, Public Image Limited (PIL), a reçu les membres de son ancien groupe qui étaient encore en vie, dans sa maison en leur préparant un rôti de poulet. Antinomie parfaite: imaginez un instant un punk avec un tablier fleuri tenant un poulet bien doré et criant à travers la maison: à taaaaable! L’antithèse du punk. Mais Johnny Rotten Lydon était-il une icône punk si parfaite qu’il ne pût se préparer quelque chose à manger? Fallait-il que l’icône fût aussi le pratiquant le plus fervent? On dirait que oui. L’intégralité du mode de vie, c’est comme en religion, si t’es alternatif, tu ne peux pas pécher. L’alternativité se porte bien en évidence de nos jours, bien visible et bien attachée, comme une ceinture de chasteté par-dessus les pantalons.

    Donc, finalement, je suis juste un gars bien ordinaire? En faisant des études de philosophie, j’allais à l’encontre de l’avis de tout le monde: la majorité des autorités parentales à la tour de contrôle me disait de voler ailleurs, mes professeurs me demandaient ce que j’allais faire avec ça, quelques-uns de mes grands-parents persiflaient. J’ai été philo-junkie pendant 5 ans à Paris: d’une maigreur qui faisait pâlir mes parents, une alimentation douteuse, pas d’alcool, pas de café, pas de tabac, pas de fêtes, parce que je sacrifiais tout à la philosophie et que je n’avais pas grand chose pour vivre. Tout cela pour réussir dans ce qui me paraissait être le seul emploi qui me permettrait de me sentir bien avec mon caractère et mes convictions fondamentales: ni dieu ni maître. C’était assez alternatif sous beaucoup d’aspects. Mes collègues d’étude me prenaient pour un fou, alors imaginez les autres.

    Mais ce combat, je l’ai mené par conviction et pour être indépendant. Et surtout pouvoir ajuster mon jugement sur ce que je dois faire de ma propre vie. Je croyais alors qu’être alternatif consistait à exercer sa liberté de jugement, et qu’une telle audace serait reconnue. Je me trompais. Maintenant que je suis professeur, je ne peux pas être alternatif. Maintenant que j’ai une maison, je ne peux pas être en faveur des logements sociaux et je ne peux comprendre le rôle de la collectivité. Maintenant que j’ai des enfants et puisque je suis un homme, j’offre par mon exemple une résistance flagrante à l’évolution des mœurs sexuelles dans notre pays.

    Bref, je ne suis pas alternatif, parce que je suis l’espèce à abattre: celle des hétérosexuels, bourgeois néolibéraux, réactionnaires, omnivores. Qui sont, par le simple fait de respirer et de vivre la vie qu’ils se sont choisis, les ennemis des LGBT, des marxistes de tous poils, des révolutionnaires de toutes sortes et de la horde de l’internationale végétalienne. Je ne suis pas alternatif, et c’est pas de chance, parce que les alternatifs sont prêts à en découdre et que j’aspire à rester longtemps dans leur chemin, comme représentant l’alternative aux alternatifs, celle d’un alternatif-free-lance-dans-un-monde-d’alternatifs-syndicalisés.