Auteur : Jérémie Dion

  • Appel de textes

    Appel de textes

    Le blogue a besoin de vos textes!

    Cet appel de texte n’est pas formulé autour d’une thématique particulière. Tous les textes qui proposent une réflexion philosophique pratique sont les bienvenus. Nous vous invitons à lire l’avant-propos du blogue, quelques autres billets (voir nos billets récents), ainsi que le Guide de rédaction pour avoir une meilleure idée de nos intentions générales.

    • Les textes doivent faire entre 750 et 1500 mots, mais peuvent exceptionnellement aller jusqu’à 2000 mots.
    • Pensez à fournir des images libres de droits pour illustrer votre propos.
    • N’hésitez pas à inclure un grand nombre d’hyperliens vers des ressources externes (vidéos, articles de l’actualité, site institutionnel, etc.).
    • L’appel de texte est ouvert à toutes et à tous.

    Les textes doivent être envoyés en format .odt ou .docx à l’adresse suivante: Jeremie.Dion@USherbrooke.ca

    La date de tombée pour envoyer vos textes est le vendredi 1er mars 2019

  • Fake news : les comprendre et y faire face

    Fake news : les comprendre et y faire face

    Par Andréanne Veillette et Olivier Grenier

    La propagation de fausses informations n’est pas un phénomène propre au monde contemporain. En effet, différentes formes de fausses informations circulent depuis toujours. Selon un article qui vise à définir le terme fake news, lorsqu’on emploie le terme « fausses nouvelles », on peut tout autant parler de satire, de parodie, de fabrication, de manipulation, de publicité que de propagande.

    Le terme plus contemporain fake news renvoie à un problème précis qui a récemment pris de l’ampleur avec le Brexit (23 juin 2016) et l’élection de Donald Trump (8 novembre 2016). C’est un problème qui occupe une place immense dans l’espace médiatique. De plus, l’importance du problème transparaît dans l’usage que les politiciens font du terme « fake news » et des fausses nouvelles elles-mêmes. Les fake news sont rapidement devenus une arme dans une guerre politique.

    Selon certains, l’ampleur actuelle du phénomène des fake news nous permet de déclarer le début d’une nouvelle ère : l’ère post-vérité. Cette nouvelle ère possède deux caractéristiques centrales. Il s’agit d’une ère durant laquelle le contenu médiatique est davantage axé sur les émotions que sur les faits objectifs et durant laquelle de nouvelles structures d’autorité se forment à l’extérieur des institutions qui produisent traditionnellement l’expertise.

    Le principal problème vient du fait qu’une grande part du public croit aux fausses nouvelles. Les fausses nouvelles deviennent une alternative d’autant plus attrayante que le journalisme traditionnel souffre d’une importante crise de confiance :des sondages révèlent que le public ne sait plus vers qui se tourner pour obtenir de l’information fiable.

    Dans ce qui suit, nous expliquerons deux façons complémentaires de comprendre l’essor du phénomène des fake news et nous suggérerons aussi quelques pistes de solution.

    Une question de biais et d’éducation

    La première façon d’appréhender le problème se fonde sur une compréhension du fonctionnement des biais cognitifs. Face à un aussi large volume d’articles, d’annonces et de tweets, il est commun, pour tous les humains, d’utiliser des stratégies de raisonnement pour simplifier le contenu à analyser. Cependant, ces stratégies mènent parfois à des erreurs systématiques : c’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Pour plus de détails, voir le chapitre 13 (écrit par nos deux collègues Gilles et Jean-François!) de ce livre. Comprendre comment les biais cognitifs affectent notre rapport individuel aux fausses nouvelles est un premier pas pour combattre ce phénomène.

    Évidemment, il est impossible, ici, de décrire tous les biais cognitifs qui affectent notre raisonnement dans le traitement des fausses nouvelles. Concentrons nos efforts sur deux d’entre eux : le biais de confirmation et l’effet Dunning-Kruger.

    Le biais de confirmation est une tendance à préférer des informations qui s’accordent avec nos croyances, et à rejeter plus facilement celles qui ne s’y accordent pas. Par exemple, je crois être en bonne santé. Si un médecin m’annonce que j’ai un problème de santé, j’aurais davantage tendance à demander l’avis d’un second médecin que si le premier médecin m’avait annoncé que je suis en bonne santé.

    Il est généralement raisonnable d’être prudent. Le problème, dans le cas du biais de confirmation, est que la prudence n’est pas partagée également selon l’information que nous recevons. Sur Internet, le biais de confirmation conduit à la polarisation des croyances des individus car ils rejoignent des communautés qui partagent leurs croyances. Ils ne sont alors plus confrontés à des avis contraires aux leurs.

    L’effet Dunning-Kruger, quant à lui, est un excès de confiance. Les individus les moins qualifiés dans un domaine ont tendance à surestimer leur compétence dans ce domaine, tandis que les plus qualifiés ont tendance à les sous-estimer. Ce biais cognitif est problématique dans le cas des fausses nouvelles car les individus surestiment généralement leur capacité à reconnaître une fausse nouvelle (le baromètre de la confiance des Français dans les médias à ce sujet).

    Que faire contre les biais cognitifs ?

    Comment peut-on lutter contre les biais cognitifs et, incidemment, les fausses nouvelles ? Il faut d’abord prendre un pas de recul et reconnaître l’impact des biais cognitifs sur notre traitement de l’information. Il faut ensuite travailler, individuellement et collectivement, au développement de notre compétence à traiter l’information.

    Le développement de la compétence informationnelle, selon plusieurs, est la responsabilité du système d’éducation. Cependant, selon Martine Mottet, de l’Université Laval, cette compétence ne serait présentement pas intégrée au Programme de formation de l’école québécoise, si ce n’est que quelques traces ici et là, par exemple dans la compétence transversale « Développer un sens critique à l’égard des technologies de l’information et de la communication ». Actuellement, la responsabilité revient donc à chaque enseignante et enseignant d’insérer l’éducation aux médias dans son cours de mathématique, de français, de sciences, plutôt qu’il n’y ait un cours qui y soit exclusivement consacré.

    Or, de multiples recherches (voir notamment ici et ici) suggèrent qu’il y a des lacunes en recherche, en évaluation et en utilisation de l’information tant chez les élèves que chez les enseignants! Il existe des ressources en ligne, comme le site http://www.faireunerecherche.fse.ulaval.ca/, et des cadres théoriques, comme le Big6 Skills de Eisenberg et Berkowitz, qui sont utiles pour structurer un cours en éducation aux médias.

    Une question de mépris et de pouvoir

    Une deuxième façon de comprendre l’ampleur que prennent les fake news est liée au climat socio-politique actuel. Selon cette conception du problème, le principal moteur derrière l’adhésion massive aux fake news serait le résultat d’une profonde division sociétale.

    Dans un article sur le populisme radical de droite, Cas Mudde expose une dynamique inquiétante qui existe dans les démocraties occidentales modernes. Une certaine portion de la population se percevrait comme les « perdants », ceux à qui les institutions traditionnelles ont causé plus de douleur que de bonheur. Ces gens se définissent ensuite par opposition aux « gagnants », ceux à qui le système actuel profite.

    Il est important de comprendre que les gagnants et les perdants existent comme deux groupes totalement distincts et antagonistes. Selon la rhétorique qui accompagne souvent cette perception, le groupe des « perdants » est constitué d’honnêtes travailleurs, de « vraies personnes », alors que le groupe des « gagnants » est constitué de l’élite corrompue. Le mépris de l’élite que les travailleurs perçoivent, à tort ou à raison, cause énormément de colère et un désir de se défaire des institutions traditionnelles. Ce désir se manifeste notamment dans un rejet des médias traditionnels, de l’expertise académique et des politiciens qui font partie de l’establishment et par une ouverture aux sources d’information alternatives.

    Les chiffres récoltés par le Pew Research Center montre une autre profonde division dans la vision des institutions traditionnelles, cette fois-ci au sein des partis politiques américains. Les sondages révèlent un dédain grandissant pour les institutions académiques et les médias traditionnels chez les républicains. Au contraire, les démocrates sont enclins à voir ces deux institutions comme des forces positives.

    Outre les chiffres, les exemples qui démontrent l’existence d’une profonde division abondent. La rhétorique utilisée par Donald Trump exacerbe sans cesse la perception de l’élite comme un ennemi méprisant et joue sur la méfiance à l’égard des institutions où l’on trouve l’expertise traditionnelle. Par ailleurs, le discours de la prétendue élite alimente trop souvent cette perception. Un exemple particulièrement parlant est l’usage de l’expression « basket of deplorables » par Hillary Clinton lors de la campagne présidentielle américaine pour faire référence aux partisans de Trump. Le lendemain, le hashtag « basket of deplorables » était l’un des plus populaires sur Twitter.

    Face à ce mépris, les discours alternatifs qui rejettent les institutions traditionnelles contrôlées par les élites sont attrayants. L’adhésion aux fake news, qui est souvent accompagnée d’un rejet de l’expertise traditionnelle, pourrait donc être motivée par la colère plutôt que par l’ignorance. Si c’est effectivement le cas, tenter de résoudre le problème en « éduquant » une portion de la population qui se sent déjà méprisée par le système d’éducation et les experts traditionnels pourrait aggraver le problème.

    Ainsi, un premier effort pourrait être de se tourner vers les institutions plutôt que les individus pour réduire l’exposition aux fausses nouvelles. Il serait naturel de penser qu’un effort médiatique concerté ou que la rédaction de nouvelles lois qui réduisent l’espace que peuvent occuper les fausses nouvelles pourraient être des façons plus efficaces de résoudre le problème des fake news. Toutefois, si le problème en est réellement un de mépris entre deux groupes sociaux différents, une véritable solution devra nécessairement passer par une réconciliation de ces deux groupes.

    Des ressources contre les fausses nouvelles

    On voit bien que les causes qui expliquent la popularité des fake news sont complexes. Attaquer ce problème exige donc de trouver des solutions qui tiennent compte de cette complexité. Il est tout à fait normal, comme individu, de se sentir désemparé face à cette situation. C’est pourquoi nous proposons, en guise de conclusion, des ressources utiles pour évaluer le contenu que vous consultez sur le Web.

    Le détecteur de rumeurs de l’Agence Science Presse : http://www.sciencepresse.qc.ca/detecteur-rumeurs

    Un site français dédié à la vérification de la véracité des nouvelles : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/

    Un site Web d’information sur les fausses nouvelles : http://30secondes.org/

    Des ressources pédagogiques sur la compétence informationnelle : https://habilomedias.ca/

    Pour les technophiles qui veulent faire plus de recherche!

    Pour trouver qui héberge un site Web : domaintools.com

    Pour trouver qui partage un contenu : crowdtangle.com

    Pour trouver qui a produit un contenu et les statistiques de participation : buzzsumo.com

    Bonne navigation!

  • Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Qu’est-ce que la philosophie dans et pour la société?: Réflexions de six philosophes sur l’expertise, le succès et le monde en dehors des murs universitaires

    Par Matthew Sample ( Institut de recherches cliniques de Montréal) et Andréanne Veillette (UdeS)

    Comment les philosophes peuvent-ils contribuer à la vie dans les démocraties modernes? Il existe des exemples issus de l’histoire, comme Socrate ou Descartes, qui peuvent guider notre réflexion. Toutefois, les besoins de la société ont changé depuis cette époque. De nombreux théoriciens sociaux dont Ulrich Beck et Sheila Jasanoff ont observé une récente reconfiguration des relations entre l’expert et le public. De nos jours, la science et la technologie sont des sujets de discussion importants qui apparaissent quotidiennement. De plus, les citoyens sont généralement plus critiques du discours des experts, résultant de la nouvelle relation qu’ils entretiennent avec l’expertise.

    Pendant ce temps, les philosophes tentent de répondre non seulement aux défis intellectuels classiques (Qu’est-ce que connaître? Qu’est-ce que la justice?), mais aussi à des questions sociales en lien avec les problèmes actuels.

    Cette tendance est illustrée par les nombreux éthiciens qui participent à la recherche technoscientifique. Quelques exemples sont le groupe de travail en neuroéthique participant à l’initiative américaine BRAIN, la couverture médiatique de la philosophie dans le New York Times et sur CBC Radio, ainsi que la demande pour des publications mélangeant recherche et activisme qui provient des journaux académiques,

    Dans ce milieu culturel changeant, les philosophes sont amenés à répondre de plus en plus souvent à des questions d’actualité controversées. À l’occasion du congrès annuel de l’Association canadienne de philosophie en juin dernier, six panélistes qui acceptent ce nouveau rôle ont présenté leurs perspectives uniques sur la nature et le rôle de la philosophie engagée. Ce billet donne la parole autant à des philosophes académiques, qu’à des philosophes qui travaillent en dehors des murs universitaires :

    • Françoise Baylis (Dalhousie University) partage le travail qu’elle fait en bioéthique avec un public plus large à travers les médias et contribue régulièrement aux débats entourant les politiques publiques au Canada et à l’international.

    • William-Jacomo Beauchemin (Exeko) s’est inspiré de l’épistémologie sociale pour créer des ateliers d’inclusion sociale dans certaines communautés défavorisées à Montréal.

    • Valéry Giroux (Université de Montréal), chercheuse en éthique animale, coordonne un centre de recherche interdisciplinaire sur l’éthique (CRÉ) qui permet la collaboration entre chercheurs provenant de différentes universités.

    • Alexandre Lavallée (PetalMD) qui travaille en marketing digital est l’organisateur de la campagne Ensemble contre la philophobie. Son prochain projet de marketing de la philosophie a comme cible la perception de la philosophie à l’école primaire.

    • Alain Létourneau (Université de Sherbrooke) s’intéresse à la gouvernance environnementale. Il codirige actuellement un projet de recherche-action sur la MRC Memphrémagog dans le sud du Québec.

    • Brooke Struck (Science-Metrix),, développe de nouvelles manières de mesurer l’activité scientifique, contribue aux décisions de politiques publiques et dirige le blogue ScienceMetrics.

    Sans surprise, les présentations ne suggéraient pas une seule manière uniforme de faire de la philosophie socialement engagée. Les panélistes se sont inspirées d’une grande variété d’études, d’expériences et de contextes pour offrir une perspective unique sur le problème. Il est possible de visionner l’événement en entier sur la chaîne Youtube de la Chaire de recherche d’épistémologie pratique, mais il y a quatre points importants qui méritent d’être discutés en plus grands détails ici.

    L’expertise philosophique n’est pas un accès privilégié à la vérité 

    Comprendre l’expertise comme une forme d’autorité (ou dans les termes de Foucault le « savoir-pouvoir ») peut être une simplification attrayante. Cependant, les méthodes et les compétences perçues comme étant importantes pour l’expertise philosophique par les panélistes se situaient très loin d’un désir d’autorité. Une compétence fréquemment citée dans la discussion était la capacité à promouvoir un dialogue inclusif fondé sur la raison. Par exemple, Struck suggère que se remémorer le rôle social que jouait Socrate peut laisser place à une réflexion pertinente sur l’expertise du philosophe contemporain. Dans le même ordre d’idées, Beauchemin note que les philosophes sont capables de poser les bonnes questions et d’identifier les nuances dans une discussion difficile. De façon générale, l’expertise philosophique n’est pas vue comme un pouvoir que quelqu’un obtient sur un autre groupe. Elle est plutôt perçue comme un outil qui permet de faire un pont entre des personnes fort différentes et qui permet d’amorcer une discussion productive.

    Dans le climat sociopolitique actuel, Baylis et Giroux conçoivent toutes deux l’expertise comme étant quelque chose qui doit être défendu. Selon eux, l’expertise philosophique est souvent mise de côté en faveur d’une forme de relativisme implicite. Après tout, tout le monde est un « expert moral », ou du moins tout le monde est capable de penser. Baylis défend l’expertise philosophique en clarifiant ce que le mot « expert » désigne. Selon elle, se prétendre expert dans un domaine n’est pas équivalent à prétendre avoir un accès privilégié à la vérité. L’expertise philosophique est plutôt liée à la possession d’une ressource qui n’est généralement pas accessible aux membres du public : du temps. En effet, les philosophes ont le temps de se pencher longuement sur des problèmes que d’autres n’ont simplement pas le temps de considérer en détail. La nuance que Baylis tente de faire est particulièrement importante en ce qui a trait à l’expertise morale.

    Les théories ne sont pas une panacée

    Lorsqu’on leur a posé la question, certains panélistes ont répondu avoir des théories philosophiques préférées qu’ils mobilisent fréquemment dans leur travail. Létourneau a fait référence à la théorie critique et au pragmatisme qui accordent de l’importance à l’analyse détaillée de l’espace culturel. Beauchemin a insisté sur l’utilité de l’épistémologie sociale qui rend possible une connexion avec des groupes marginalisés. Quant à lui, Lavallée consulte le travail fait en philosophie pour enfants qui place beaucoup d’importance sur le dialogue. Toutes ces théories ont quelque chose en commun : elles insistent sur l’importance du contexte dans lequel l’analyse philosophique se déroule.

    À l’opposé, d’autres panélistes n’étaient pas certains que la discussion portant sur leurs théories favorites cadrait adéquatement le problème. Entre autres, Baylis a émis un avertissement en expliquant que l’amour porté à une théorie particulière pouvait prendre trop d’importance et mener le chercheur à ignorer la mission centrale de la philosophie engagée. Selon Baylis, cette mission est celle de « parler avec » le public plutôt que de « parler pour » le public. Similairement, Giroux insiste sur les interactions enrichissantes qui découlent d’une discussion qui inclut non seulement des philosophes, mais aussi des groupes activistes et des mouvements sociaux. Les bénéfices de la collaboration avec les acteurs de terrain qui sont directement touchés par les problèmes que les philosophes tentent de résoudre sont plus grands que les bénéfices qui proviennent d’un point de vue traditionnel purement théorique.

    Mesurer l’impact sans se perdre dans les chiffres

    Avec leur objectif de faire de la philosophie « dans et pour la société » bien en tête, les panélistes ont insisté sur l’importance d’avoir un impact réel. Nombre d’entre eux se méfiaient des limitations qui accompagnent les définitions superficielles et les évaluations formelles. Struck explique qu’il existe des cas où l’impact ainsi mesuré est tellement vague qu’il est vide de sens. Selon Létourneau, les critères d’évaluation des impacts rigides entrent fréquemment en jeu lorsqu’il est question d’attribuer du financement. Cela peut être le résultat de règlements entourant le financement ou une difficulté liée aux nombreuses perspectives diversifiées sur le succès dans un projet collaboratif. Quand ces critères stricts existent, il devient facile de faire une fausse équivalence entre l’atteinte des critères existants et le véritable succès du projet.

    Dans un autre ordre d’idées, les panélistes recommandent la prudence quand vient le temps d’utiliser des outils qui quantifient le succès. Des outils, comme le nombre de likes sur Facebook ou le nombre de gazouillis partagés sur Twitter, sont très faciles à calculer, mais ne représentent pas nécessairement fidèlement le « succès ». Cela étant dit, ce type d’outils peut représenter un véritable impact. Il suffit simplement de garder un esprit critique lors du moment de les analyser. Tout ce qui est mesurable ne vaut pas la peine d’être mesuré.

    Par ailleurs, Giroux et Lavallée suggèrent une perspective complètement différente. Selon eux, il est parfois impossible de mesurer l’impact direct d’un projet. Ce type de situations peut apparaître quand, par exemple, l’objectif est un changement à long terme, comme dans le cas de l’éthique animale, ou quand l’objectif est de modifier des perceptions, comme dans le cas de la campagne Ensemble contre la philophobie.

    Le soutien institutionnel est crucial, mais souvent inadéquat

    Quelles ressources sont nécessaires pour faire de la philosophie engagée? Plusieurs panélistes ont souligné l’importance des réseaux sociaux comme ressource pour faire de la philosophie engagée puisque ces derniers permettent d’amorcer une conversation à l’extérieur des murs de l’université. Cela étant dit, bien que les panélistes croient qu’il s’agisse d’un outil puissant, ils ne croient pas que, seul, c’est un outil suffisant. Par exemple, une autre façon de rejoindre le public serait à travers les médias traditionnels. Pour exploiter les médias traditionnels, il est important de cultiver de bonnes relations avec les journalistes et les animateurs de radio (un exemple de ce genre de stratégie!) .

    Sans conteste, les médias, sous toutes leurs formes, sont une ressource importante pour le développement de projets de philosophie engagée. Cela étant dit, une des ressources les plus importantes est aussi une des plus rares : le soutien institutionnel. Un des principaux obstacles aux projets de philosophie engagée est le manque de fonds. Il est déjà difficile d’obtenir du financement pour les projets académiques traditionnels, alors obtenir du financement pour les projets qui dévient de la tradition académique devient exceptionnellement difficile. Beauchemin donne l’exemple d’Exeko qui, en tant qu’organisation sans but lucratif, n’est pas éligible aux deux grandes bourses académiques gouvernementales. À cause de cela, il a été très difficile pour l’organisation de trouver le financement nécessaire à la poursuite de leurs activités. Sans conteste, le financement est important. Cependant, de nombreux panélistes ont souligné que le financement stable l’était encore plus. Baylis ajoute qu’une source de financement qui permettrait d’interagir avec le public en dehors des universités serait particulièrement facilitante, parce que celles-ci ne sont pas des lieux particulièrement accueillants pour les profanes.

    Allant en ce sens, Giroux insiste que la caricature du chercheur en philosophie en tant qu’individu isolé nuit à la possibilité de collaborations productives entre chercheurs et membres du public. Pour changer la perception de la façon dont la recherche est conduite, Giroux suggère quelques étapes bien concrètes. Par exemple, le Centre de recherche en éthique a fondé un groupe de recherche qui a pour objectif d’encourager la collaboration entre les membres du centre, mais aussi avec certains membres du public.

    Vers un meilleur futur collectif?

    Est-ce que les philosophes vont nous permettre de vivre de meilleures vies dans de meilleures sociétés dans le futur? Selon les panélistes qui participaient au symposium, les philosophes sont bien outillés pour permettre la délibération collective. En effet, les philosophes sont non seulement formés dans l’art du dialogue inclusif, ils disposent également de temps qu’ils peuvent dédier à une réflexion poussée sur un sujet de recherche bien précis. Malgré cela, il existe des obstacles bien concrets auxquels les philosophes voulant faire de la philosophie engagée se heurtent. Il faut donc que les philosophes et les philosophes en herbes fassent preuve de réalisme dans l’élaboration de leur projet. L’implantation de la philosophie engagée exigera une réforme ambitieuse de la culture institutionnelle, autant en ce qui a trait à la façon de faire de la recherche qu’en ce qui a trait aux structures de financement.

    Plus de liens:

  • Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Apprendre à apprendre : l’épistémologie du système d’éducation

    Par Andréanne Veillette

    Le 12 avril dernier, dans le cadre du cycle de conférences sur l’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques organisé par la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique, la professeure Michelle Hoffman du Bard’s College dans l’État de New-York a donné une conférence intitulée « Comment apprendre sur l’apprentissage : la recherche sur le transfert de la formation et sa pertinence en éducation ». Les propos de Hoffman s’inscrivent dans une réflexion plus large en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, notamment celle sur le système d’éducation primaire et secondaire.

    Avant de s’intéresser à ce que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes peut nous apprendre sur l’éducation, il est nécessaire de définir brièvement cette branche peu connue de la philosophie. De façon générale, l’épistémologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à la connaissance et aux croyances. Alors que l’épistémologie classique se concentre sur l’individu, l’épistémologie sociale conçoit la production et la diffusion de connaissance comme une entreprise collective. Bien qu’il existe différents types d’épistémologie sociale, celui qui sera utile pour évaluer le système d’éducation et celui sur lequel je me concentrerai ici est l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’épistémologie qui s’intéresse tout particulièrement aux systèmes épistémiques. Pour les fins de ce billet, un système épistémique peut être compris simplement comme une institution qui véhicule de la connaissance. Plus précisément, selon Goldman, l’épistémologie orientée vers les systèmes se distingue de l’épistémologie sociale des groupes principalement de par son objet d’étude. De fait, lorsqu’un épistémologue étudie un groupe, il s’intéresse aux croyances du groupe alors qu’un épistémologue qui s’intéresse à un système s’intéresse d’abord et avant tout aux objectifs du système. Autrement dit, l’épistémologie orientée vers les systèmes évalue l’organisation actuelle des pratiques d’un système donné pour déterminer si celle-ci mène véritablement à la production de connaissances fiables. (Pour en apprendre plus sur l’épistémologie sociale!)

    Donc, dans le cas qui nous intéresse ici, l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes se concentre sur les buts du système d’éducation et à la manière dont celui-ci atteint ces buts. La première étape de notre réflexion devrait alors être de cerner les buts du système en question. Selon Goldman, le but du système d’éducation est la promotion de connaissances nouvelles, non pas pour la société, mais pour chaque apprenant individuel. Pour atteindre cet objectif, le système d’éducation doit organiser la transmission de connaissances de façon à créer un environnement propice à encourager l’apprentissage, à faciliter l’apprentissage autonome et à orienter l’apprentissage vers la vérité. De plus, comme le corpus scolaire ne peut pas couvrir toute la connaissance existante dans le monde, l’école doit nécessairement faire des choix. Ces choix seront effectués en accordant une préférence aux connaissances qui se transfèrent d’une sphère d’apprentissage à une autre ainsi qu’à celles qui servent de fondement pour l’acquisition subséquente de connaissances. (Pour en savoir plus sur ce que Goldman pense de l’éducation!)

    Cette manière de faire des choix dépend de la possibilité réelle du transfert de connaissances d’une sphère à l’autre. En ce sens, la question empirique entourant la « transférabilité » des apprentissages est excessivement importante dans l’organisation du système d’éducation. Or, l’étude historique qu’a fait Hoffman des résultats expérimentaux démontre que le transfert d’apprentissage ne va pas de soi. En effet, les recherches effectuées, surtout en psychologie expérimentale, ont démontré que les apprentissages sont difficilement transférables d’une matière à l’autre et, particulièrement, d’un contexte scolaire à la vie extrascolaire.

    Cela étant dit, il est important de noter que la recherche sur le transfert est sujette à de nombreuses controverses. De fait, lors de la sortie des premières études, les psychologues ne sont pas parvenus à un consensus en ce qui avait trait aux méthodes qui avaient été utilisées et aux théories de l’apprentissage qui avaient été mobilisées dans la production des résultats finaux. Un des éléments expliquant cette situation était la nouveauté du champ de la la psychologie expérimentale. En effet, la psychologie expérimentale, dont sont issues la plupart des études sur le transfert, en était à ses débuts au vingtième siècle. Par conséquent, elle souffrait encore de problèmes liés à la méthodologie, à la standardisation et à l’interprétation théorique des résultats. Par ailleurs, il n’est pas immédiatement évident que les résultats obtenus dans les circonstances contrôlées et hautement artificielles d’un laboratoire s’appliquent parfaitement à l’environnement réel plutôt chaotique d’une classe. Les résultats pourraient tout aussi bien être trop pessimistes que trop optimistes. Par conséquent, le questionnement sur la pertinence des résultats expérimentaux et sur ce qu’ils peuvent nous apprendre sur l’apprentissage dans la réalité est parfaitement légitime.

    Bref, du point de vue de l’épistémologie orientée vers les systèmes, ce type de résultats est profondément inquiétant. La « transférabilité » des apprentissages étant une notion fondamentale (et considérée acquise) dans l’organisation actuelle du système d’éducation, il est difficile de faire abstraction des problèmes soulevés par la psychologie expérimentale. S’il s’avère que le transfert est effectivement impossible, l’organisation actuelle du système d’éducation n’est pas (du tout) optimisée pour rencontrer ses buts. Dans tous les cas, il s’agit d’une question empirique que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes doit se réapproprier pour faire une évaluation réaliste du système d’éducation. Tant qu’un travail empirique (et rigoureux!) n’aura pas été entrepris par les chercheurs en épistémologie sociale orientée vers les systèmes, les prescriptions normatives qui portent sur des sujets connexes à la question du transfert ne seront d’aucune réelle utilité quand viendra le temps de repenser l’organisation du système et d’accomplir des changements concrets.

    Tout cela étant dit, l’exemple des recherches sur le transfert montre bien que l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes bénéfice d’une approche interdisciplinaire où les travaux empiriques s’allient à l’analyse philosophique d’un système.

    Andréanne Veillette est étudiante au baccalauréat. Elle travaille à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique où elle s’intéresse tout particulièrement à l’épistémologie sociale orientée vers les systèmes et aux think tanks.

  • Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Former la pensée critique, qu’en est-il ?

    Par Cesar Santos

    Ce n’est pas par hasard que la démarche de construction d’opinion ou pensée critique est un des éléments du programme de formation de l’école québécoise. Sa pertinente est évidente dans des domaines très variés comme les soins infirmiers, l’administration, la psychologie, la formation politique et l’éducation.

    Selon Bensley (2011)[i], la pensée critique est un des résultats les plus convoités dans le processus éducationnel, mais il constate qu’elle “remained poorly defined by many who use the term.” (P. 1) La conférence du professeur Jacques Boisvert nous a rappelé ce besoin de bien définir la pensée critique et nous a proposé des réflexions sur le « Quoi? » (caractéristiques, obstacles, conceptions), le « Pourquoi? » (utilité et avantages, doit-on ? peut-on ?) et le « Comment? » (les approches) de la pensée critique.

    De quoi parle-t-on?

    Notons que la conceptualisation de ce que l’on nomme la « pensée critique » est encore en construction et il y a plusieurs aspects qui doivent être clarifiés (Bensley, 2011), comme 1) l’utilisation non uniforme des termes en lien avec la pensée critique, 2) la question des dispositions, habilités et attitudes nécessaires à la pensée critique et 3) le besoin d’identifier les conditions ou les antécédents qui conduisent à la pensée critique, ainsi que les principes pouvant la rendre plus accessible. On pourrait ajouter la question de la transférabilité des compétences de la pensée critique.  Cependant, s’il y a encore beaucoup à faire, dans son exposée, le professeur Boisvert nous a dressé un portrait des assises construites dans les années 1980-1995.

    Par exemple, il a revu avec nous les définitions de la pensée critique de Richard W. Paul, Matthew Lipman ou celle de Robert H. Ennis[ii] : « Une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire ». Plus récemment et à titre comparatif, Epstein (2016)[iii] affirme que “Critical thinking is a set of skills that anyone can master. People who master these skills can see the consequences of what they and others say, they can formulate and communicate good arguments, and they can better make decisions.”  Ce sont deux définitions d’orientation clairement pragmatiste, mais c’est à vous de juger si elles sont assez complètes.

    Les rêves et la réalité

    En se questionnant sur cette vaste production des années 1980-1995, notre conférencier nous proposait une réflexion sur les ambitions de ces années, sur les grands projets qui visaient à former des étudiants capables de fonctionner adéquatement dans une société complexe et de se protéger des manipulateurs. Par exemple, dans le but d’évaluer et après d’enseigner la pensée critique, plusieurs universités nord-américaines ont bâti des tests comme le Cornell Critical Thinking Test Series,  qui prétendaient mesurer les niveaux de pensée critique chez les étudiants pour les former en conséquence. Presque trois décennies plus tard, il est temps de nous demander : étions-nous trop ambitieux ? Avons-nous avancé vers une éducation capable de former des gens critiques ? Si la réponse est négative, pourquoi n’y sommes-nous pas encore arrivés?

     

    Le défi de la formation 

    Si nous n’avons pas encore réussi cette éducation novatrice, un des obstacles majeurs est manifestement la formation des formateurs. Enseigner la pensée critique n’est pas facile, car cela demande de former les futurs enseignants autant à la maîtrise de leurs disciplines qu’à la pensée critique. Pas évident ! En plus, on sait très bien qu’il n’y a pas de méthode unique et que les enseignants de certains domaines, comme celui des sciences, ne se sentent pas toujours à l’aise avec les approches pour enseigner la pensée critique. Ces approches impliquent une attitude dialogique, des questions ouvertes et la frustration de ne pas avoir des réponses définitives, sans compter le fait que cela implique une relation avec la classe qui laisse tomber, même que de manière temporaire, notre rôle « d’autorité » ou « d’expert ».

    On devrait former les enseignants à l’utilisation de ces approches plus dialogiques et, de manière plus spécifique, aux différentes approches pour enseigner la pensée critique, par exemple les approches centrées sur les habilités, la résolution de problèmes, la logique, etc. Bensley (2011) regroupe les approches d’enseignement en cinq catégories : générale, immersion, mixte, infusion, infusion directe.

    À ce sujet, Jacques Boisvert nous a parlé de l’infusion ou imprégnation, son choix méthodologique pour enseigner la pensée critique.  Il s’agit d’enseigner de manière approfondie un sujet d’étude et d’expliciter les éléments de la pensée critique en jeu, les faisant ressortir pendant l’effort pour bien maîtriser le sujet.

    Finalement, si on réussissait à former adéquatement, il nous resterait à déterminer dans quelle mesure les capacités et les attitudes apprises dans le contexte des cours ou des formations à la pensée critique sont transférables à des situations de la vie courante. « Sont-elles transférables à d’autres disciplines enseignées » dans le parcours scolaire? (Boisvert, 1997, p. 25)[iv].  Peut-on faire le transfert à d’autres sujets traités dans la même discipline?

    Comme les données probantes s’accumulent d’un côté et de l’autre (fortifiant les positions de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas au transfert), selon Bensley (2011), le débat doit être repensé : la demande de choisir entre ceux deux positions est basée sur l’argument fallacieux de la fausse dichotomie. Au contraire, la pensée critique impliquerait, toujours selon Bensley, autant des habilités à caractère général que des habilités spécifiques à certains domaines.

    Bref, entre notre rêve d’avoir des citoyens avec une pensée critique bien aiguisée et la réalité des résultats décevants, il faut redoubler d’efforts pour relever le défi d’une formation adéquate.

     

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

    Notes

    [i] Bensley, A. (2011). Rules for Reasoning Revisited: Toward a Scientific Conception of Critical Thinking. Dans Critical Thinking, sous la direction de Horvath, C.P et Forte, J.M.  Nova Science Publishers, Inc., N. York, 1-36.

    [ii] Boisvert, J. (1999). La formation de la pensée critique : théorie et pratique, Saint-Laurent (Québec), Éditions du Renouveau Pédagogique Inc., (disponible au CDC, cote 723069).

    [iii] Epstein, R. L. (2016). The Pocket Guide to Critical Thinking. Fifth Edition. Illustrations by Alex Raffi. Advanced Reasoning Forum -ARF. Socorro-USA.

    [iv] : Boisvert, J. (1997). Pensée critique et enseignement : guide de formation en vue d’élaborer une stratégie d’enseignement axée sur le développement de la pensée critique. Regroupement des Collèges Performa. Québec.