Auteur : Jérémie Dion

  • Précis de discours raisonné sur l’interdisciplinarité

    Précis de discours raisonné sur l’interdisciplinarité

    Par Kevin Kaiser, doctorant à l’Université de Montréal

    Mise en contexte

    Le système des sciences subit présentement une forte pression pour le développement de l’interdisciplinarité en son sein. Par exemple, un nombre croissant d’initiatives (O’Rourke & Crowley, 2013), de curriculums universitaires (Jacobs & Frickel, 2009; Klein, 1990), de manuels (Repko et al., 2017; Repko & Szostak, 2017) et de programmes de financement (König & Gorman, 2017) sont créés explicitement pour promouvoir l’interdisciplinarité en science.

    Ces appels à la prolifération des initiatives interdisciplinaires sont habituellement justifiés par diverses vertus que posséderait ce mode de production de connaissances. Par exemple, celui-ci serait 

    • plus apte à résoudre les problèmes sociaux et environnementaux (Bammer, 2017; De Grandis & Efstathiou, 2016; Hirsch Hadorn et al., 2008); 
    • produirait de la recherche de meilleure qualité (Ba et al., 2019; Chen et al., 2014, 2015; Kwon et al., 2017); 
    • favoriserait la création de nouvelles disciplines (Apostel, 1972; Klein, 2017); 
    • encouragerait l’innovation (Gerullis & Sauer, 2017; Gohar et al., 2019; Huutoniemi & Rafols, 2017; Pacheco et al., 2017).  

    Ce discours est largement repris par les organisations de même que les membres de la communauté académique et la société civile. Des mentions explicites peuvent aisément être trouvées en survolant

    Bien qu’il soit appréciable que la recherche interdisciplinaire profite d’une telle popularité, il reste que la faiblesse du discours critique sur celle-ci est inquiétante. En effet, il n’est pas rare d’être exposé à des discours sur l’interdisciplinarité et sur l’organisation générale des sciences qui sont au mieux mal informés, au pire carrément fallacieux.

    L’objectif du présent article est justement de fournir quelques éléments pratiques de base pour permettre d’identifier certains de ces usages problématiques et, en précisant leur nature, de fournir les outils pour s’en prémunir.

    État des lieux 

    Les discours erronés sur l’interdisciplinarité sont particulièrement problématiques en ce qu’ils rencontrent les trois caractéristiques suivantes: 

    1. L’interdisciplinarité est un concept mal défini

    Entre multi-, pluri-, inter-, trans- et autres X-disciplinarités, la terminologie est très hétérogène et rarement précise. Ce faisant, les discours problématiques sont plus difficilement identifiables puisque le référent varie souvent.

    – C’est vraiment beaucoup de choses que vous faites dire à un seul mot, fit observer Alice d’un ton pensif.
    – Quand je fais beaucoup travailler un mot, comme cette fois-ci, déclara le Gros Coco, je le paie toujours beaucoup plus.

    De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll 2011 [1871], p. 77, éd. par Didier Hallépée

    2. L’interdisciplinarité est un concept surutilisé

    La profusion des initiatives, groupes de travail, instituts, programmes de formation et projet “interdisciplinaires” est moins le signe d’une interdisciplinarisation exponentielle des sciences (bien qu’une croissance soit observée à l’échelle des sciences (Larivière & Gingras, 2010; Porter & Rafols, 2009)) que de la surutilisation du terme.

    3. L’interdisciplinarité est un concept ayant une influence sur les institutions scientifiques

    Les organisations associées à l’entreprise scientifique ont rapidement adopté le discours positif sur l’interdisciplinarité. Bien qu’il semble que les initiatives de ce type aient encore quelques difficultés de financement (Bromham et al., 2016), les organismes de financement et universités travaillent activement au développement de ces initiatives. Si le concept possède une influence auprès des financements de la science et de ses lieux de production, alors son effet est indéniable sur les institutions elles-mêmes.

    Prises individuellement, ces problématiques peuvent aisément être mitigées, par contre leur conjonction dans le cas de l’interdisciplinarité invitent à se pencher (rapidement) sur le problème. En effet, comme le phénomène d’intérêt est mal défini, que plusieurs initiatives sont identifiées comme tel de façon erronée et que les institutions fournissement de plus en plus de soutient pour celle-ci, les risques de ne pas obtenir les résultats escomptés sont élevés.

    Usages problématiques et courants 

    Divers usages problématiques du concept d’interdisciplinarité peuvent être rapportés. L’idée ici n’est pas d’aspirer à l’exhaustivité, mais plutôt à décrire des usages communs que tout un chacun sont amenées à rencontrer dans leur pratique et de résumer en quoi ils peuvent être erronées.

    L’usage négligent

    • Description: Qualification laxiste et non rigoureuse d’une activité ou d’un produit comme “interdisciplinaire”.  
    • Problématique: La problématique ici concerne principalement la compréhension de la nature des interactions ayant eu lieu et du produit de celles-ci. Par exemple, en qualifiant d’interdisciplinaire une occurrence de multidisciplinarité, on met de l’avant de façon erronée qu’un processus de compréhension mutuelle et d’ajustement des croyances incompatibles a eu lieu, alors qu’ici, en réalité, divers spécialistes ont donné un avis sur un objet sans cet effort d’ajustement mutuel. De même, le produit n’est pas non plus un résultat intégrant ces différentes perspectives, mais bien éventails de points de vue. Cela ne veut pas dire que la multidisciplinarité ne présente pas d’intérêt (voir Mennes, 2020), seulement que le processus et le produit ne sont pas les mêmes.  

    L’usage comme valeur ajoutée

    • Description: L’adjonction des termes multi-, pluri-, inter-, trans- et autres X-disciplinarités comme qualificatif d’une initiative, d’un événement, pour sous-entendre une valeur supplémentaire au projet.  
    • Problématique: L’usage de ces adjonctions sous-tendent que les différentes formes d’X-disciplinarités impliquent nécessairement des résultats, processus, et autres de meilleure qualités. Bien que les études sur la question laissent croire que cela puisse être généralement le cas en science, du moins lorsque l’interdisciplinarité n’est pas trop distale (voir Larivière & Gingras, 2010), le problème ici est que la clause nécessaire est évidemment fausse.  

    L’usage comme justification

    • Description: Cet usage est l’un des plus problématiques. Il consiste à justifier une action (ou une série d’actions) par appel à la poursuite de l’interdisciplinarité.  
    • Problématique: La principale problématique avec cet usage est la confusion entre l’interdisciplinarité-comme-un-moyen et l’interdisciplinarité comme-une-fin. En effet, l’interdisciplinarité est un outil visant à résoudre un problème tenace ou urgent. L’interdisciplinarité en soi ne consiste pas en un objectif scientifique ou sociétal, il s’agit simplement d’une stratégie disponible ayant ses avantages et désavantages. L’idée ici n’est pas de dire que l’interdisciplinarité ne devrait pas être soutenu. Il s’agit plutôt de dire qu’elle ne permet pas de fournir un support justificationnel pour une initiative dans un argument de type moyen-fin

     

    Petit lexique d’X-disciplinarité 

    Pour faciliter la reconnaissance des autres usages problématiques de même que les usages “appropriés”, quelques définitions sont utiles à garder en tête.

    X-disciplinarités

    Diagramme à cordes

    Les principales formes d’X-disciplinarité peuvent être décrite suivant les définitions minimales suivantes 1

    • Multidisciplinarité: réfère à la juxtaposition de deux (ou plus) disciplines dans l’étude d’un problème pour lequel l’apport respectif est cumulatif ou additif et laisse celles-ci peu changées;  
    • Interdisciplinarité: réfère à l’intégration de deux (ou plus) disciplines dans l’étude d’un problème (parfois qualifié de complexe), pour lequel l’apport respectif est synthétique ou intégratif (résultant parfois en la création d’une nouvelle théorie ou discipline) et laisse celles-ci peu à moyennement changées 2;  
    • Transdisciplinarité: réfère à l’intégration d’une (ou plusieurs) discipline(s) et d’une considération externe à celle(s)-ci (parfois extra-académique, mais pas toujours) dans l’étude d’un problème, pour lequel l’apport respectif est synthétique ou critique et laisse celles-ci modérément à profondément changées 3.  

    Intégration

    La notion d’intégration permet de distinguer multidisciplinarité et interdisciplinarité de même que les types d’interdisciplinarité. Plusieurs conceptions compétitrices existent pour cette notion. Celle proposée dans le manuel sur l’interdisciplinarité de Repko et Szostak présente l’intérêt d’être suffisamment générale est peu technique pour servir de définition minimale:

    L’intégration est le processus cognitif d’évaluation critique des apports disciplinaires et de création d’un terrain d’entente [common ground] entre elles pour construire une compréhension plus exhaustive. La nouvelle compréhension est le produit ou le résultat de ce processus intégrateur.

    Repko & Szostak, 2017, p. 65

    Discipline

    L’une des définitions les plus intéressantes pour sa simplicité et sa flexibilité est celle proposée par Bechtel (Bechtel, 1986; Kellert, 2006, 2008). Suivant celle-ci, une discipline est indentifiée et distinguée par:  

    1. un domaine de recherche propre (e.g. biomolécules, comportement humain, etc.);
    2. un appareillage cognitif et ensemble d’outils particuliers cognitifs (e.g. concepts, méthodes, théories, etc.); et
    3. une structure sociale (e.g. revues spécialisées, départements, etc.)

    Pour en savoir plus 

    • L’excellent manuel Interdisciplinary research: process and theory produit par Repko et Szostak (Repko & Szostak, 2017) est un incontournable. Il est le produit de plusieurs années de recherche, s’appuie sur un cadre théorique solide et présente un intérêt pratique majeur. Je suis personnellement en désaccord avec plusieurs éléments mis de l’avant (théorie de l’interdisciplinarité, modèle de l’intégration, modèle de ce qu’est un questionnement interdisciplinaire, méthodes proposées pour résoudre les incompatibilités), cependant il est difficile de trouver un ouvrage aussi complet.  
    • Pour les philosophes des sciences, le manifeste pour une philosophie de l’interdisciplinarité proposé par Mäki (Mäki, 2016) parvient en peu de pages à établir les grands questionnements et les éléments clés associés à cette sous-branche naissante de la philosophie des sciences.  
    • Pour les théoricien(ne)s des sciences, le Oxford Handbook of Interdisciplinarity (Frodeman, 2017) fournis un tour d’horizon intéressant de ce qui concerne l’étude de l’interdisciplinarité. Une alternative plus ancienne, mais toujours aussi pertinente est l’ouvrage clé de Julie Thompson Klein Interdisciplinarity : history, theory, and practice (Klein, 1990).  
    • Pour les praticien(ne)s cherchant un appareillage conceptuel efficace pour identifier et classifier les initiatives X-disciplinaires, la typologie proposée dans Huutoniemi et al. (2010) est à la fois simple d’utilisation tout en possédant une profondeur analytique intéressante.  

     

    1 Ces définitions minimales ont été produites en s’inspirant de plusieurs formulations (Holbrook, 2013; Huutoniemi et al., 2010; Kellert, 2008, pp. 1866–1867; Klein, 2017; O’Rourke et al., 2016, p. 24,29). 

    2 Bien que la notion d’“interdisciplinarité” est parfois utilisée au sens large, recouvrant multi-, inter- et transdisciplinarité, cet usage est a proscrire puisqu’elle consiste en un usage négligent du terme, alors que d’autres formulations sont apte à fournir la même généralité sans créer de confusion conceptuelle (e.g. les formes d’X-disciplinarité). 

    3 Il est à noter que la différence entre interdisciplinarité et transdisciplinarité est souvent exprimée en termes de degrés dus au rôle central joué par notion d’intégration dans l’identification de celle-ci (e.g. O’Rourke et al., 2016) recoupe toutes les deux sous l’appellation générale de “crossdisciplinarity”) et font parfois l’économie du terme de transdisciplinarité (e.g. Huutoniemi et al., 2010).


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    Travaux cités

    Apostel, L. (1972). Interdisciplinarity Problems of Teaching and Research in Universities. Organization for Economic Cooperation and Development. 

    Ba, Z., Cao, Y., Mao, J., & Li, G. (2019). A hierarchical approach to analyzing knowledge integration between two fields—A case study on medical informatics and computer science. Scientometrics. https://doi.org/10.1007/s11192-019-03103-1 

    Bammer, G. (2017). Toward a New Discipline of Integration and Implementation Sciences. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (2nd ed., Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.42 

    Bechtel, W. (1986). Integrating Scientific Disciplines. Springer Netherlands. http://dx.doi.org/10.1007/978-94-010-9435-1 

    Bromham, L., Dinnage, R., & Hua, X. (2016). Interdisciplinary research has consistently lower funding success. Nature, 534(7609), 684–687. https://doi.org/10.1038/nature18315 

    Chen, S., Arsenault, C., & Larivière, V. (2015). Are top-cited papers more interdisciplinary? Journal of Informetrics, 9(4), 1034–1046. https://doi.org/10.1016/j.joi.2015.09.003 

    Chen, S., Gingras, Y., Arsenault, C., & Larivière, V. (2014). Interdisciplinarity patterns of highly-cited papers: A cross-disciplinary analysis: Interdisciplinarity Patterns of Highly-Cited Papers: A Cross-Disciplinary Analysis. Proceedings of the American Society for Information Science and Technology, 51(1), 1–4. https://doi.org/10.1002/meet.2014.14505101108 

    De Grandis, G., & Efstathiou, S. (2016). Introduction—Grand Challenges and small steps. Studies in History and Philosophy of Science Part C: Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 56, 39–47. https://doi.org/10.1016/j.shpsc.2015.11.009 

    Frodeman, R. (2017). The Oxford Handbook of Interdisciplinarity. Oxford University Press. http://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780198733522.001.0001/oxfordhb-9780198733522 

    Gerullis, M. K., & Sauer, J. (2017). Interdisciplinarity of Innovation Assessments in Plant Breeding—A Citation Network Analysis (No. 1979-2017–3934). 1979-2017–3934, 3. https://doi.org/10.22004/ag.econ.262168 

    Gohar, F., Maschmeyer, P., Mfarrej, B., Lemaire, M., Wedderburn, L. R., Roncarolo, M. G., & van Royen-Kerkhof, A. (2019). Driving Medical Innovation Through Interdisciplinarity: Unique Opportunities and Challenges. Frontiers in Medicine, 6, 35. https://doi.org/10.3389/fmed.2019.00035 

    Hirsch Hadorn, G., Hoffmann-Riem, H., Biber-Klemm, S., Grossenbacher-Mansuy, W., Joye, D., Pohl, C., Wiesmann, U., & Zemp, E. (Eds.). (2008). Handbook of transdisciplinary research. Springer. 

    Holbrook, J. B. (2013). What is interdisciplinary communication? Reflections on the very idea of disciplinary integration. Synthese, 190(11), 1865–1879. https://doi.org/10.1007/s11229-012-0179-7 

    Huutoniemi, K., Klein, J. T., Bruun, H., & Hukkinen, J. (2010). Analyzing interdisciplinarity: Typology and indicators. Research Policy, 39(1), 79–88. https://doi.org/10.1016/j.respol.2009.09.011 

    Huutoniemi, K., & Rafols, I. (2017). Interdisciplinarity in Research Evaluation (R. Frodeman, Ed.; Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.40 

    Jacobs, J. A., & Frickel, S. (2009). Interdisciplinarity: A Critical Assessment. Annual Review of Sociology, 35(1), 43–65. https://doi.org/10.1146/annurev-soc-070308-115954 

    Kellert, S. H. (2006). Disciplinary Pluralism for Science Studies. In S. H. Kellert, H. E. Longino, & C. K. Waters (Eds.), Scientific pluralism (Vol. 19, p. 248). University of Minnesota Press. 

    Kellert, S. H. (2008). Borrowed knowledge: Chaos theory and the challenge of learning across disciplines. University of Chicago Press; /z-wcorg/. 

    Klein, J. T. (1990). Interdisciplinarity: History, theory, and practice. Wayne State University Press. 

    Klein, J. T. (2017). Typologies of Interdisciplinarity: The Boundary Work of Definition. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (2nd ed., Vol. 1). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780198733522.013.3 

    König, T., & Gorman, M. E. (2017). The Challenge of Funding Interdisciplinary Research. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity. Oxford University Press. 

    Kwon, S., Solomon, G. E. A., Youtie, J., & Porter, A. L. (2017). A measure of knowledge flow between specific fields: Implications of interdisciplinarity for impact and funding. PLOS ONE, 12(10), e0185583. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185583 

    Larivière, V., & Gingras, Y. (2010). On the relationship between interdisciplinarity and scientific impact. Journal of the American Society for Information Science and Technology, 61(1), 126–131. https://doi.org/10.1002/asi.21226 

    Mäki, U. (2016). Philosophy of interdisciplinarity. What? Why? How? European Journal for Philosophy of Science, 6(3), 327–342. https://doi.org/10.1007/s13194-016-0162-0 

    Mennes, J. (2020). Putting multidisciplinarity (back) on the map. European Journal for Philosophy of Science, 10(2), 18. https://doi.org/10.1007/s13194-020-00283-z 

    O’Rourke, M., Crowley, S., & Gonnerman, C. (2016). On the nature of cross-disciplinary integration: A philosophical framework. Studies in History and Philosophy of Science Part C: Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 56, 62–70. https://doi.org/10.1016/j.shpsc.2015.10.003 

    O’Rourke, M., & Crowley, S. J. (2013). Philosophical intervention and cross-disciplinary science: The story of the Toolbox Project. Synthese, 190(11), 1937–1954. https://doi.org/10.1007/s11229-012-0175-y 

    Pacheco, R. C., ManhÃes, M., & Maldonado, M. U. (2017). Innovation, interdisciplinarity and creative destruction. In R. Frodeman (Ed.), The Oxford Handbook of Interdisciplinarity (Vol. 1). Oxford University Press Oxford. 

    Porter, A. L., & Rafols, I. (2009). Is science becoming more interdisciplinary? Measuring and mapping six research fields over time. Scientometrics, 81(3), 719–745. https://doi.org/10.1007/s11192-008-2197-2 

    Repko, A. F., & Szostak, R. (2017). Interdisciplinary research: Process and theory (Third edition). Sage. 

    Repko, A. F., Szostak, R., & Buchberger, M. P. (2017). Introduction to Interdisciplinary Studies. SAGE Publications. https://books.google.ca/books?id=WyFuDQAAQBAJ 

  • Intelligence artificielle : Comment son usage est une menace pour la démocratie

    Intelligence artificielle : Comment son usage est une menace pour la démocratie

    Par Jacob Hamel-Mottiez

    Source: https://www.shutterstock.com/image-photo/people-binary-data-concept-123174439

    L’intelligence artificielle (IA) est aujourd’hui omniprésente dans nos vies et est source de nombreux accommodements. Couplée aux données massives, elle est utilisée dans de nombreuses situations, notamment dans le cas de la publicité ciblée qui nous est destinée lorsque nous utilisons les réseaux sociaux ou encore quand nous naviguons sur le Web. Cependant, nous ne connaissons que rarement les risques et les répercussions qu’elle implique. L’un de ces risques est l’utilisation de l’IA et des données massives à des fins antidémocratiques. Cette problématique est vaste et englobe plusieurs enjeux. Je me concentrerai sur le phénomène du microciblage politique. Plus précisément, j’illustrerai comment ce dernier met en péril deux principes essentiels à la démocratie: la charité interprétative et la participation citoyenne.

    De quelle intelligence artificielle parlons-nous ?

    Commençons par préciser ce que nous signifions par intelligence artificielle et données massives. Dans ce billet, lorsqu’on utilise le terme général « intelligence artificielle », cela fait spécifiquement référence aux algorithmes d’exploration de données (data mining) à des fins d’analyse prédictive (predictive analytics). Par « algorithme d’exploration », on entend une variété de méthodes, souvent statistiques, qui permettent de découvrir des liens pertinents au sein d’un ensemble de données qui nous intéresse. Lanalyse prédictive quant à elle est une couche additionnelle d’opérations qui extrapolent les résultats d’exploration, notamment afin d’anticiper les occurrences futures de ces liens ou leur transférabilité à des données similaires. Autrement dit, la première met au jour des corrélations dans les données déjà recueillies, alors que la seconde permet d’étendre ces résultats, afin d’être en mesure d’anticiper des comportements futurs1. Bien entendu, le fonctionnement de ces algorithmes ne serait pas possible sans la matière première : les données massives (Big data). L’Office québécois de la langue française en donne la définition suivante :

    Ensemble d’une très grande quantité de données, structurées ou non, se présentant sous différents formats et en provenance de sources multiples, qui sont collectées, stockées, traitées et analysées dans de courts délais, et qui sont impossibles à gérer avec des outils classiques de gestion de bases de données ou de gestion de l’information2.

    Quelques exemples de sources de ces données massives sont les téléphones intelligents, les publications sur les médias sociaux, les terminaux de paiement électroniques, les signaux de localisation GPS, etc3.

    Illustration 1 : Une estimation de la multitude de données qui est généré chaque jour. Source: https://www.raconteur.net/infographics/a-day-in-data/

    Cette base théorique maintenant établie, nous serons en mesure de mieux comprendre la menace que représente le microciblage politique pour la démocratie4.

    Qu’est-ce que le microciblage politique?

    Le microciblage consiste en l’utilisation des données personnelles que nous générons afin « d’envoyer le bon message à la bonne personne5 ». Appliquée au domaine politique, sa réalisation peut passer par l’utilisation de profilage psychographique dans le but d’influencer les décisions citoyennes telles que les processus électoraux. Cette notion de profilage psychographique désigne la méthode utilisée afin de définir des « profils » d’électeurs sur la base de valeurs, de croyances, d’opinions ou encore de traits de personnalités. Développer des algorithmes d’exploration et d’analyse prédictive sur des données sociales comme la consultation de sites web, le partage de publications, des mentions “jaime” ou des commentaires permet donc de catégoriser des populations d’électeurs en profils psychographiques. Lidée derrière leur mise en place est de cibler ce qui motive les électeurs à agir pour ensuite en tirer profit, notamment par la mise en place de publicités. La firme Cambridge Analytica, dont nous reparlerons dans la suite de ce billet, est un bon exemple cette utilisation de profilage psychographique à des fins de microciblage politique. Lors de la campagne électorale de Donald Trump en 2016, la firme britannique a utilisé le modèle OCEAN, un acronyme de cinq caractéristiques évaluées dans l’établissement des profils politiques. Celles-ci sont l’ouverture aux nouvelles expériences (openness to experience), l’importance accordée à l’ordre, aux plans, aux habitudes (consciousness), la sociabilité (extraversion), l’inclination à faire passer les autres avants soi (agreeableness) et finalement la tendance à être préoccupé (neuroticism)6. Voici un exemple de ces publicités adaptées, utilisées par John Bolton, conseiller à la sécurité nationale sous l’administration Trump, et son équipe lors de la campagne présidentielle de 20167 :

    Openness, Consciousness, Extraversion, Agreeableness, Neuroticism

    Le phénomène microciblage politique comme un risque pour la démocratie

    Le phénomène de microciblage politique introduit précédemment constitue un risque pour la démocratie, car il vient mettre en danger deux principes constitutifs de cette dernière : la charité interprétative et la participation citoyenne.

    Le principe de charité interprétative est entendu comme la considération des meilleurs arguments en faveur des opinions adverses. Cet exercice critique est fondamental pour la démocratie, car dans le cas contraire, les opinions adverses risquent d’être présentées comme des caricatures, alors qu’elles peuvent être une source d’opposition légitime.

    Une étude du Pew Research Center datant de 2014 nous rappelle que ce principe n’est pas irrémédiablement acquis en révélant que la polarisation des opinions, c’est-à-dire des opinions de moins en moins nuancées et de plus en plus extrêmes, a doublé en deux décennies aux États-Unis : « The overall share of Americans who express consistently conservative or consistently liberal opinions has doubled over the past two decades from 10% to 21%8. »

    Illustration 2 : Évolution de la distribution de la polarisation des opinions aux États-Unis. Source: https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    En considérant ces faits, l’utilisation du microciblage politique pourrait-il être bénéfique à la charité interprétative ? À première vue, classer les électeurs en profils de valeurs et de croyances comme l’a fait Cambridge Analytica peut sembler un moyen afin de sélectionner les informations politiques pertinentes leur permettant de faire un choix plus éclairé. La difficulté de cette ligne argumentative est qu’elle ne fait que repousser le problème d’un pas puisqu’il n’est pas évident de caractériser ce qui est pertinent comme information politique pour un électeur donné. En effet, l’objectif du microciblage politique devrait-il être de présenter aux électeurs des informations qui appuient leurs positions ou plutôt qui les confrontent9 ? Les nombreux travaux sur la notion de biais de confirmation laissent croire que la première option ne ferait qu’accroitre la polarisation déjà observée. En ce sens, serait-il plus judicieux d’exposer les électeurs à des opinions politiques allant à l’encontre de celles auxquelles ils donnent leur assentiment ? Cela freinerait-il la polarisation croissante ? De récentes études suggèrent que la situation n’est pas si simple puisque l’exposition à des informations confrontant nos opinions préétablies n’est pas garante d’un développement de positions plus nuancées. L’article Exposure to opposing views on social media can increase political polarization (2018) dévoile que dans certains cas c’est plutôt une augmentation de polarisation qui est observée couplée d’un affermissement idéologique10. Il est donc difficile d’accepter l’argument voulant que le microciblage politique puisse être bénéfique pour la charité interprétative parce qu’il pose à la fois un défi épistémique et social important. Le premier, celui épistémique, relève de notre compréhension limitée des effets du microciblage politique sur des phénomènes complexes comme la polarisation électorale. Le second, celui social, est que le microciblage peut être utilisé par des acteurs ayant des intérêts politiques qui entrent en conflit avec ceux de certains électeurs, comme dans le cas de la firme Cambridge Analytica dont l’objectif n’était certainement pas d’offrir aux électeurs les meilleures informations politiques. Somme toute, le microciblage politique apparaît davantage comme un risque plutôt qu’un bénéfice pour le principe de charité interprétative. Cela étant dit, ce principe démocratique n’est pas le seul mis en danger, celui de participation citoyenne l’est tout autant.

    Illustration 3: Préférence politique des Afro-Américains et leur participation électorale. Source: https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/21/key-facts-about-black-eligible-voters-in-2020-battleground-states/

    Le principe de participation citoyenne est l’idée selon laquelle la démocratie repose sur l’engagement de ses citoyens, notamment lors d’élections, de débats publics, de votes, etc. La participation des citoyens permet que les décisions démocratiques soient, dans une certaine mesure, représentatives de l’opinion de la population11. Parmi les exemples où lIA combinée aux données massives a menacé le principe de participation citoyenne, l’affaire Cambridge Analytica est la plus connue12. En effet, une enquête menée par le média Channel 4 News a démontré que la firme a utilisé le microciblage politique par le biais du profilage psychographique afin de dissuader des électeurs à aller voter lors de la compagne de Donald Trump en 2016, particulièrement les Afro-Américains. Channel 4 News indique qu’en Géorgie, 61% des électeurs composant la catégorie « à dissuader » étaient des personnes afro-américaines, alors que ces dernières ne représentent à réalité que 32% des votants pour cet État. De façon similaire, la Caroline du Nord était composée à l’époque de 22% d’électeurs afro-américains, mais ces derniers comptaient pour 46% de la catégorie « à dissuader ». Au Wisconsin, le ratio est pire encore où les Afro-Américains ont été trois fois plus visés par le profilage politique (17% visés, alors que l’électorat était de seulement 5.4%) 13. Lorsqu’on sait que la communauté afro-américaine a une forte préférence pour le Parti démocrate14 on ne peut ignorer cette tentative de dissuasion, de surcroît lorsque cette dernière visait plusieurs États clés (Swing state) de l’élection de 2016. Cette manipulation à l’insu des électeurs dans l’optique d’écarter l’opposition politique est fondamentalement antidémocratique.

    Encore une fois, à l’image de la charité interprétative, la mise à mal du principe de participation citoyenne pose des enjeux de nature sociale et épistémique. D’une part, le manque de transparence du microciblage politique pour les électeurs, c’est-à-dire l’ignorance de ceux-ci vis-à-vis de la façon dont l’IA a mené les inférences à leur sujet est hautement problématique. D’autre part, est-il acceptable de tenter d’exclure délibérément certains profils de la population à participer à la vie politique? Si cette tentative de dissuasion se révèle efficace, comment peut-on rendre compte de la représentativité de l’opinion citoyenne15?

    Conclusion

    Dans ce billet, je me suis penché sur les risques de l’intelligence artificielle pour la démocratie. Plus précisément, mon objectif était de montrer en quoi l’utilisation du microciblage politique porte atteinte aux principes de charité interprétative et de participation citoyenne. Également, je souhaitais mettre en évidence comment l’altération de ces deux piliers démocratiques entraîne des enjeux sociaux et épistémiques importants. L’utilisation de l’IA dans le domaine politique prendra certainement de plus en plus de place dans les années à venir. Cette réflexion se voulait une porte d’entrée afin de réfléchir à ses répercussions dans l’optique de protéger certains des principes essentiels qui constituent la démocratie.

    Ressources supplémentaires

    Dans cette section vous trouverez plusieurs ressources supplémentaires pour aller plus loin et pour mieux comprendre les enjeux qui ont été adressés dans ce billet.

    Big Data

    Chaire publique ALIÉS et NÉO, Qu’est-ce que le Big Data et que peut-il faire pour vous?

    Profilage psychographique et microciblage politique

    Présentation du fonctionnement du profilage psychographique à des fin de microciblage politique par l’ex PDG de la firme Cambridge Analytica M. Alexander Nix.

    Concordia, Cambridge Analytica – The power of Big Data and psychographics

    Polarisation

     Are Social Media Driving Political Polarization? » https://greatergood.berkeley.edu/article/item/is_social_media_driving_political_polarization.

    « Political Polarization in the American Public: How Increasing Ideological Uniformity and Partisan Antipathy Affect Politics, Compromise and Everyday Life » https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    Notes

    1 Office québécois de la langue française. (2020). Une intelligence artificielle bien réelle : les termes de l’IA : https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/dictionnaires/vocabulaire-intelligence-artificielle.aspx

    2 Ibid.

    3 University of Wisconsin Data Science Degree. What Is Big Data?. https://datasciencedegree.wisconsin.edu/data-science/what-is-big-data/.

    4 Cette section théorique a été volontairement simplifiée puisque mon propos n’est pas d’expliquer en détail la nature de l’IA, mais davantage son effet sur la démocratie. Cependant, vous trouverez des références en fin de billet pour les lecteurs voulant approfondir cet aspect.

    5 Lavigne, M. (2018). Micro-ciblage et polarisation partisane lors de l’élection canadienne de 2015 [Mémoire de maitrise, Université de Montréal]. Papyrus. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/21325

    6 Concordia. (2016). Cambridge Analytica – The Power of Big Data and Psychographics [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=n8Dd5aVXLCc

    7 Rosenberg, M., Confessore, N., Cadwalladr, C. (2018). How Trump Consultants Exploited the Facebook Data of Millions, The New York Times, https://www.nytimes.com/2018/03/17/us/politics/cambridge-analytica-trump-campaign.html

    8 Dimock et al. (2014). Political Polarization in the American Public. Pew Research Center. https://www.pewresearch.org/politics/2014/06/12/political-polarization-in-the-american-public/

    9 Certains pourraient voir ici un faux dilemme. Cependant, l’idée n’est pas ici de soutenir que soit le microciblage présente uniquement des informations appuyant les opinions de l’individus ou les confrontant. Même en considérant un microciblage « mixte », la difficulté entourant quelles informations devraient être présentées n’est pas dissoute.

    10 Cela étant dit, les conclusions de cette étude restent limitées: « Readers should not interpret our findings as evidence that exposure to opposing political views will increase polarization in all settings. » Le fait que l’étude ait été conduite aux États-Unis et par le biais du réseau social Twitter sont des paramètres qui empêchent la généralisation des résultats. Également, l’ignorance que nous avons, pour le moment, de ce qui cause cet effet de retour de flamme reste une limite aux conclusions qu’il est possible de tirer.

    11 L’on peut considérer que la participation des citoyens n’est pas suffisante en elle-même pour assurer la représentativité de l’opinion collective. Cela étant dit, l’on peut tout de même accepter une version modérée qui accepte que la participation citoyenne rende les décisions démocratiques plus représentatives que son absence.

    12 Le documentaire The Great Hack : L’affaire Cambridge Analytica (2019) reprend cette affaire.

    13 Team Channel 4 News Investigations. (2020). Revealed: Trump Campaign Strategy to Deter Millions of Black Americans from Voting in 2016. Channel 4 News, https://www.channel4.com/news/revealed-trump-campaign-strategy-to-deter-millions-of-black-americans-from-voting-in-2016.

    14 Budiman, A. (2020). Key Facts about Black Eligible Voters in 2020 Battleground States. Pew Research Center. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/21/key-facts-about-black-eligible-voters-in-2020-battleground-states/.

    15 Il est à noter que nous avons peu de renseignements sur l’efficacité des moyens de profilages psychographiques qu’a utilisés la firme Cambridge Analytica. Néanmoins, nous pensons qu’efficaces ou non, la volonté délibérée de manipuler certains électeurs à leur insu pose des considérations éthiques importantes.

  • La tutelle épistémique : Quand pouvons-nous contrôler la quête de connaissance de quelqu’un d’autre?

    La tutelle épistémique : Quand pouvons-nous contrôler la quête de connaissance de quelqu’un d’autre?

    Par Andréanne Veillette

     

    Imaginez que vous êtes un juge états-unien. Vous devez décider si vous acceptez que certaines images d’un meurtre particulièrement sanglant soient présentées aux membres du jury. Bien que les images soient des éléments de preuve importants, vous êtes réticent à l’idée de les montrer au jury. Vous avez peur que, à la suite du visionnement des images, ils forment de fausses croyances quant à la culpabilité de l’accusé ou encore qu’ils soient biaisés par leurs émotions. Les images sont tellement atroces qu’il y a un risque non négligeable que le jury leur accorde un poids démesuré dans sa prise de décision finale. Si les images sont mal interprétées, cela pourrait mener le jury à rendre un verdict injuste. En tant que juge, certaines règles, notamment les règles d’exclusion de la preuve, vous permettent d’exclure les images du procès (Laudan, 2006, p. 289). Vous décidez que pour maximiser la formation de croyances vraies et minimiser la formation de croyances fausses chez les membres du jury, vous ferez appel aux règles d’exclusion de la preuve et ne présenterez pas les images sanglantes. Est-ce que votre décision d’interférer dans la quête de connaissance des membres du jury était justifiable ? C’est à ce type de questions que les recherches sur la tutelle épistémique tentent de répondre.

    Qu’est-ce que la tutelle épistémique?

    Il existe plusieurs formes de contrôle de l’information : la censure, la propagande, le langage technique spécialisé et les conventions sociales. La tutelle épistémique en est une autre. Il s’agit d’une prise de contrôle de la quête de connaissances d’une personne ou encore d’un groupe de personnes. Lorsqu’une personne en met une autre sous tutelle épistémique, elle se trouve à intervenir dans sa quête de connaissances (condition d’interférence) sans lui demander son avis (condition de non-consultation). Elle intervient dans le but de minimiser les fausses croyances que cette personne est à risque de développer et de maximiser la croyance en des faits (condition d’amélioration).

    Il est important de reconnaitre que, comme tout contrôle de l’information, mettre une personne sous tutelle épistémique constitue une façon d’exercer un certain pouvoir. Bien que le seul exercice du pouvoir ne soit pas une mauvaise chose en soi, il est essentiel d’en tenir compte lors de la construction du cadre conceptuel de la tutelle épistémique pour qu’il soit adéquat. Le pouvoir (ou le contrôle) exercé dans l’acte de tutelle épistémique doit être questionné. Pour ce faire, il est important d’intégrer la notion de groupe identitaire au cadre conceptuel de la tutelle épistémique. Alors, avant d’aller plus loin, définissons brièvement ce qu’est un groupe identitaire.

    Les groupes identitaires se forment autour d’une facette identitaire partagée qui est rendue particulièrement saillante par les rapports de pouvoir ambiants et les stéréotypes que nous retrouvons dans l’imaginaire collectif d’une société. Par exemple, le fait que je sois une femme devient particulièrement saillant dans un milieu où il y a presque exclusivement des hommes et dans un contexte où les hommes dominent le rapport de pouvoir. Cette facette identitaire saillante sert de point d’ancrage au sentiment d’appartenance à un groupe; les hommes appartiennent au groupe des hommes et les femmes appartiennent au groupe des femmes. Ce passage de l’individu vers le groupe identitaire dans la conceptualisation de la tutelle épistémique est nécessaire puisqu’il permet de mettre en lumière non seulement les conséquences épistémiques, mais aussi les conséquences éthiques et politiques de la tutelle épistémique.

    À présent, nous savons que la tutelle épistémique est une forme de contrôle de l’information qui inclut un rapport de pouvoir entre au moins deux individus qui peuvent appartenir à des groupes identitaires différents et donc posséder un pouvoir identitaire différent. Il est maintenant possible de définir plus précisément la tutelle épistémique à l’aide de trois conditions légèrement modifiées pour inclure la notion de groupe identitaire, mais extrêmement proches des conditions initialement théorisées par Ahlstrom-Vij (2013) : la condition d’interférence, la condition de non-consultation et la condition d’amélioration. Regardons chacune des trois conditions de définitions amendées tour à tour.

    Premièrement, la condition d’interférence stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si un agent issu d’un groupe identitaire donné interfère dans la recherche de connaissance d’un agent issu du même ou d’un autre groupe identitaire. L’interférence peut avoir lieu lors de l’accès à la connaissance, lors de la collecte d’informations, lors de l’évaluation de l’information ou lors de la communication de l’information. De plus, l’interférence contraint la façon dont la personne veut mener sa quête de connaissance. Il n’y a donc pas de composante normative dans cette condition qui excuserait certains types d’interférence sous couvert de standards épistémiques rigoureux. En d’autres mots, peu importe si vous pensez que l’autre personne mène atrocement mal sa quête de connaissance, une interférence demeure une prise de contrôle, et ce, même si elle s’adresse à quelqu’un qui étudie l’homéopathie jour et nuit pour guérir la maladie chronique de sa mère. La condition d’interférence nous aide à reconnaitre une interférence, mais elle n’a pas le pouvoir de la condamner ou de la recommander.

    Deuxièmement, la condition de non-consultation stipule que nous nous trouvons devant une instance de tutelle épistémique seulement si la personne dont la quête de connaissance est visée par l’interférence n’a pas été consultée avant que l’interférence ait lieu. Dans la condition de non-consultation, il y a une certaine prise pour acquis que la personne qui interfère est plus à même de juger du bien épistémique de l’autre que l’autre laissé à lui-même.

    Troisièmement, la condition d’amélioration stipule qu’il y a tutelle épistémique seulement si la personne qui interfère est motivée par un désir d’améliorer la position épistémique d’un individu ou d’un groupe identitaire. En d’autres mots, la condition n’agit pas comme une contrainte sur les résultats de l’interférence, mais bien comme une contrainte sur la motivation qui guide l’interférence. La notion de bien épistémique est plutôt épineuse, mais pour les besoins du présent texte, il est possible de concevoir le bien épistémique comme la minimisation des fausses croyances qu’une personne est à risque de développer et la maximisation de sa croyance en des faits.

    Cela dit, simplement reconnaitre la tutelle épistémique ne nous aide pas à juger de la justifiabilité de la prise de contrôle. Pour cela, il faut se pencher sur ses conditions de justifiabilité.

    À quelles conditions la tutelle épistémique est-elle justifiable?

    Il y a trois conditions qu’une mise sous tutelle épistémique doit respecter pour être justifiable (Veillette, 2021) : la condition du fardeau de la preuve, la condition d’injustice épistémique et la condition de sollicitude épistémique. Regardons tour à tour chacune de ces conditions.

    D’abord, pour que la condition du fardeau de la preuve soit remplie les données probantes disponibles doivent indiquer qu’il est hautement probable que la position épistémique de l’agent ciblé par la mise sous tutelle et de son groupe d’appartenance soit améliorée par l’interférence. En d’autres mots, la décision de mettre quelqu’un sous tutelle épistémique s’apparente à un pari empirique où la personne qui souhaite intervenir doit s’assurer que les résultats de recherches scientifiques sont suffisamment concluants pour qu’elle puisse croire de manière responsable que l’intervention sera bénéfique pour la personne ciblée et, par extension, pour le groupe identitaire auquel elle appartient. Cette condition est issue du cadre conceptuel d’Ahlstrom-Vij (2013, p.122) et modifiée pour inclure la notion de groupe identitaire.

    Ensuite, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition d’injustice épistémique doit être remplie. Avant de se pencher sur la condition elle-même, il est important de comprendre ce qu’est une injustice épistémique. L’injustice épistémique est une forme d’injustice qui cause du tort à un individu spécifiquement dans sa qualité d’agent épistémique (Fricker, 2007, p. 12). L’injustice épistémique ne cause donc pas simplement du tort à un agent dans sa quête de connaissance en lui mettant des bâtons dans les roues, elle lui cause aussi du tort dans sa capacité à se situer et à se concevoir comme un agent épistémique à part entière. Les injustices épistémiques sont habituellement fondées sur des préjugés identitaires et contribuent à les perpétuer.

    Nous avons vu que, comme toute forme de prise de contrôle, la tutelle épistémique amène les relations de pouvoir inégales entre les différents groupes sociaux à l’avant-plan. Ces différences de pouvoir identitaires se traduisent sous la forme d’injustices épistémiques qui peuvent surgir à plusieurs moments lors de la mise sous tutelle épistémique. Lorsque nous évaluons la justifiabilité de la mise sous tutelle, nous devons donc tenir compte des différences de pouvoir identitaire entre les groupes sociaux. La condition d’injustice épistémique stipule que l’utilisation de la tutelle épistémique est justifiable seulement si l’interférence n’est pas motivée par des préjugés identitaires et qu’elle n’exacerbe pas l’injustice épistémique que subit déjà un groupe.

    Finalement, pour que la mise sous tutelle épistémique soit justifiable, la condition de sollicitude épistémique doit être remplie. La condition de sollicitude épistémique stipule que la décision d’interférer doit résulter de la mise en application d’un processus de sollicitude épistémique. Ce processus est calqué sur le processus de l’éthique de la sollicitude élaboré par Tronto (2013, p.22-23) et se décline en cinq étapes. Premièrement, il faut qu’un agent remarque chez un individu que certains besoins épistémiques sont inassouvis (caring about). Deuxièmement, une fois que les besoins épistémiques sont identifiés, il faut qu’un agent prenne la responsabilité de s’assurer qu’ils soient assouvis (caring for). Troisièmement, il faut que l’agent prodigue la sollicitude épistémique proprement dite (care-giving), c’est-à-dire répondre au besoin inassouvi. Quatrièmement, une fois que la sollicitude épistémique a été prodiguée, l’agent qui a été l’objet de l’intervention (ou les agents qui en ont été témoins) émet une réponse (qui n’a pas besoin d’être verbale). L’agent qui a prodigué la sollicitude épistémique doit écouter cette réponse, l’utiliser pour évaluer son intervention — était-elle un succès, un échec, suffisante, incomplète ? — et recommencer le processus si de nouveaux besoins épistémiques liés à celui qui vient d’être assouvi surgissent (care-receiving). Cinquièmement, la dernière étape du processus exige que l’agent qui prodigue la sollicitude épistémique s’assure que les besoins qu’il vise à assouvir et que les moyens qu’il utilise pour le faire soient cohérents avec des engagements démocratiques envers la justice, l’égalité et la liberté pour tous (caring with). Cette dernière étape peut être lue comme allant de pair avec un souci pour contrer l’injustice épistémique.

    L’engagement de la personne qui désire en mettre une autre sous tutelle épistémique envers le processus de sollicitude épistémique est extrêmement important puisqu’il permet d’éviter une décision teintée de mépris pour le groupe visé. La condition de sollicitude épistémique nous permet aussi d’exercer une forme d’expertise qui est changeante, qui est informée par le contexte et qui tient compte des relations de pouvoir entre les groupes. Dans cette optique, la mise sous tutelle épistémique n’est donc pas perçue comme une façon de cimenter une hiérarchie sociale, mais plutôt comme une relation d’interdépendance entre différentes personnes ou différents groupes qui s’entraident dans leurs quêtes de connaissances en mobilisant leurs forces respectives.

    Brève étude de cas

    Maintenant que nous avons en main tous les outils nécessaires pour reconnaitre une instance de tutelle épistémique et pour juger de sa justifiabilité, tentons de faire l’évaluation d’un cas concret. Prenons l’exemple de Fricker et Jenkins selon lequel une personne trans peut se voir refuser le traitement qu’elle demande par une institution médicale parce qu’elle ne se conforme pas à la vision stéréotypée des personnes trans :

    Trans people were expected to have a gender presentation and a sexual orientation that were normative for their identified gender—so a trans woman, for example, would need to present a traditionally feminine appearance and to report sexual attraction to men. Trans people were also required to report a strong sense of loathing towards their bodies and to say that these experiences dated from their early childhood (Green 2004: 46; Serano 2007: ch. 7). A trans person who did not meet these criteria would often be judged not to really need to transition, and would be denied access to transition-related medical procedures. (Fricker & Jenkins, 2017, p. 272)

    Comment est-ce que cela se traduit en tutelle épistémique? Imaginez que vous êtes une personne trans. Vous êtes activement engagée dans la communauté trans et vous avez parlé à plusieurs personnes trans pour en savoir plus sur leur expérience vécue. Vous consultez un médecin pour obtenir de l’information sur les procédures médicales pour amorcer une transition. Le médecin ne reconnait pas l’expertise qui vous est conférée par votre expérience vécue et les témoignages que vous avez récoltés comme étant légitime. Puisqu’il adhère à une vision stéréotypée de ce à quoi une personne trans doit ressembler, il juge que vous n’êtes pas réellement trans et va à l’encontre de votre décision de vous informer (condition de non-consultation) en refusant de vous partager l’information que vous lui demandez (condition d’interférence) pour votre propre bien (condition d’amélioration). Il croit que vous ne comprenez pas ce qu’est une personne trans et que, par conséquent, vous évaluez mal votre propre expérience vécue. Le médecin s’évertue plutôt à vous expliquer ce qu’est une personne trans.

    Dans ce cas, la mise sous tutelle épistémique du médecin contrevient clairement à la condition d’injustice épistémique. Le médecin perpétue une injustice épistémique puisque la crédibilité des méthodes de connaître employées par la communauté trans sont considérées illégitimes uniquement parce qu’elles ne correspondent pas avec les méthodes de connaître du groupe dominant. Il est évident que procéder à l’évaluation d’un agent en ignorant une partie des outils – dans ce cas, les critères développés à l’intérieur de la communauté trans – dont il dispose pour comprendre son existence fera en sorte que les capacités et la position épistémique de l’agent seront évaluées à la baisse. La conclusion à laquelle parvient le médecin (vous n’êtes pas réellement trans et vous comprenez mal votre propre expérience vécue) est fondée sur une vision stéréotypée de la communauté trans. En effet, la décision du médecin ne découle pas d’une évaluation épistémique rigoureuse des méthodes de connaître employées par le groupe, mais plutôt de l’utilisation injuste d’un plus grand pouvoir identitaire ainsi que d’une ignorance active et située.

    Puisque la mise sous tutelle épistémique du médecin ne remplit pas la condition d’injustice épistémique, il est possible de la dénoncer comme étant une instance injustifiable de tutelle épistémique. Cela dit, il aurait été possible de faire une analyse similaire de la même mise sous tutelle épistémique pour la condition du fardeau de la preuve et pour la condition de sollicitude épistémique. Pour vérifier si la condition du fardeau de la preuve était remplie, il aurait été nécessaire de faire une recherche pour obtenir davantage d’informations sur les données probantes disponibles et si elle permettait au médecin de croire responsablement que son interférence améliorerait la position épistémique de la personne trans. Pour vérifier si la condition de sollicitude épistémique était remplie, il aurait été nécessaire de vérifier si chacune des étapes du processus de sollicitude épistémique était comblée par les agissements du médecin.

    Conclusion

    La banalité conférée à la tutelle épistémique par son omniprésence ne rend en rien moins importante l’obtention des outils conceptuels nécessaires pour juger de sa justifiabilité. Au contraire, la fréquence à laquelle nous sommes appelés à prendre la décision de faire appel à la tutelle épistémique ou non laisse place à de nombreuses opportunités pour que de bonnes intentions soient entachées par des rapports de pouvoir inégaux et des préjugés inconscients. Faire usage de tutelle épistémique à l’égard de quelqu’un entraine nécessairement des conséquences positives ou négatives. Ces conséquences, loin d’être triviales, peuvent se répercuter sur la distribution de connaissance au niveau sociétal. De fait, il est possible que la manière dont nous faisons usage de la tutelle épistémique reflète et renforce une division préexistante qui a trait à l’accès à la connaissance.

    Cela dit, dans les cas où la tutelle épistémique est justifiable, elle constitue un outil puissant pour opérer des changements positifs. Des exemples de mises sous tutelle épistémique justifiable montrent qu’il existe des moyens d’obtenir des résultats bénéfiques autant pour les individus que pour leurs groupes identitaires que pour la société plus généralement en utilisant une méthode qui est fondée sur la science, qui ne repose pas sur la domination et qui n’accentue pas les injustices sociales. Encore mieux, parfois, il est plus efficace d’intervenir de cette manière! Si c’est vrai pour les cas de tutelle épistémique, il est possible de penser qu’une analyse similaire de stratégies d’intervention et de transformation sociale révélerait l’efficacité de stratégies non violentes, fondées sur la science, dans toute une panoplie de contextes. C’est plutôt encourageant, non?

    Pour en savoir plus

    1. Ce billet de blogue est un résumé de mon mémoire La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique.

    2. Un court vidéo animé qui explique ce qu’est la tutelle épistémique.

    3. Pour explorer en profondeur les réflexions les plus récentes sur la tutelle épistémique, je suggère la lecture du collectif Epistemic Paternalism:Conceptions, Justifications and Implications édité par Axtell et Bernal.

    Références

    1. Ahlstrom-Vij, Kristoffer. Epistemic Paternalism: A Defence. Palgrave Macmillan, 2013. https://www.palgrave.com/gp/book/9780230347892.

    2. Fricker, Miranda. Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Oxford: Oxford University Press, 2007.

    3. Fricker, Miranda, et Katharine Jenkins. « Epistemic Injustice, Ignorance, and Trans Experiences ». Dans The Routledge Companion to Feminist Philosophy, 268‑78. Routledge, 2017. https://doi.org/10.4324/9781315758152-23.

    4. Laudan, Larry. Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology. Cambridge: Cambridge University Press, 2006.

    5. Tronto, Joan C. Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice. NYU Press, 2013.

    6. Veillette, Andréanne. « La question de la justifiabilité de la tutelle épistémique ». Sherbrooke, 2021. https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/18455.

  • Bilan carbone de l’UdeS, des émissions indirectes absentes du portrait

    Bilan carbone de l’UdeS, des émissions indirectes absentes du portrait

    Par Emmanuel Bilodeau

    Les membres de la communauté de l’Université de Sherbrooke sont fiers.es des engagements de leur établissement pour le développement durable. Devraient-ils l’être? À quel point les actions de l’UdeS vont-elles plus loin que la peinture verte (greenwashing)? Puisque les étudiantes et étudiants portent si fièrement l’étendard “verdoyant” de l’Université, ces questions apparaissent d’une pertinence immanquable. Ce billet se veut un examen partiel, court, mais sérieux de l’impact réel de l’organisation en matière d’émissions indirectes de gaz à effet de serre. Une étude du bilan avancé par l’Université permet de montrer qu’il n’est pas aussi exhaustif que prétendu. Je maintiendrai qu’un bilan plus exhaustif montre l’importance d’une refonte de la politique de remboursement des déplacements de l’UdeS.

    Il est possible de s’intéresser à un type d’émissions non comptabilisées dans le bilan carbone de l’Université, soit les émissions indirectes afin de poser certaines bases d’une plus grande responsabilité de la communauté universitaire et de l’Université face à ses émissions de GES. Une perception plus authentique et critique des efforts environnementaux de l’Université permettra d’améliorer les mesures d’atténuation, le cas échéant.

    Bilan carbone, un outil améliorant les décisions

    La stratégie de développement durable qu’incorpore l’Université dans sa « culture organisationnelle » modifie de façon structurante les politiques de l’Université afin qu’elles s’alignent en cohérence avec les valeurs vertes du développement durable. Or, si l’on veut vraiment savoir si les politiques de l’Université sont efficaces (atteignent leurs objectifs) et efficientes (le font dans un rapport coût/bénéfice acceptable), il faut une perspective globale et précise de ces émissions. Toutefois, le bilan de l’UdeS est insuffisamment précis et exhaustif pour permettre un tel exercice.

    Le bilan carbone de l’établissement ne doit pas être confondu avec le diagnostic positif d’efficacité énergétique des bâtiments indiquant l’optimisation de l’utilisation de l’énergie pour le fonctionnement des bâtiments (voir l’illustration 1 plus bas). Bien que tous les deux s’inscrivent dans un effort de développement durable, le bilan carbone se distingue par son exhaustivité, puisqu’il vise à mesurer l’impact de l’entité qu’est l’Université en gaz à effet de serre pour tous les produits et services offerts. Une adéquation entre les impacts rapportés dans un portrait carbone et les impacts réels de l’établissement permet d’atteindre un outil puissant et fiable pour la prise de décision. Inversement, un bilan inadéquat peut entraîner une prise de décision non éclairée, et donc nuisible à l’efficacité des mesures.


    Illustration 1: Bilan des GES émis par les bâtiments de l’UdeS. Tirée de https://www.usherbrooke.ca/developpement-durable/campus/ges/bilan-ges/

    La précision de cet outil qu’est le bilan carbone est malheureusement variable en fonction des critères et des méthodologies suivies. Un niveau d’exhaustivité élevé est un critère que peu d’organismes réussissent à satisfaire encore en 2019. Cela provient de la difficulté à quantifier les émissions indirectes, c’est-à-dire celles causées par les fournisseurs, les intermédiaires et les autres chaînons liés à la production d’un bien ou d’un service. Ce type d’émissions correspond au troisième champ d’application (voir le tableau 2 plus bas) absent de la certification écoresponsable de l’Université jusqu’à maintenant (Stratégie énergétique Horizon 2020, p.3). En effet, les quantifications de GES exécutées par l’organisme Enviro-accès ne couvrent que 2 sur 3 des champs d’applications (voir tableau 1) suivant les normes internationales du Greenhouse Gas Protocole (GHG) établit suite au protocole de Kyoto. Est-ce que l’Université est totalement responsable de ces émissions indirectes? Possiblement que non, mais celles causées indirectement par l’Université devraient être au minimum comptabilisées. Comme l’Université a au moins une responsabilité partielle pour ces émissions, elle devrait aussi contribuer à les réduire ou à les compenser pour celles qui sont inévitables.


    Champ d’application 3 – autres émissions indirectes de GES
    Voyage d’affaires des employés
    Transport de produits et de matériels
    Émissions des déchets
    Émissions au long du cycle de vie des produits et des services
    Activités réalisées en sous-traitance

    Tableau 1: Liste d’exemples du champ d’application 3 (Protocole de gaz à effet de serre, p.25)


    Qu’en est-il des émissions des voyages liées à la recherche par les différents membres de l’Université? S’agit-il là d’un type d’émission que l’on pourrait comptabiliser et compenser?

    Comparaison des émissions directes et indirectes de l’Université

    1459 professeures et professeurs associé.es travaillent en recherche à l’UdeS1. Estimons l’impact en GES de leurs vols d’avion de façon conservatrice, en utilisant la grille d’évaluation des émissions de gaz à effet de serre . Je présuppose que :

    • Au moins la moitié d’entre eux et elles effectuent annuellement 1 voyage transcontinental (entre 8 et 16 heures d’avion, une fois à l’aller et une fois au retour), qui équivaut à 4 tonnes de CO2
      • 1 voyage domestique (moins de 6 heures d’avion, une fois à l’aller et une fois au retour), qui équivaut à 2 tonnes de CO2
    • Totalisant alors 4380 tonnes de CO2 annuellement!

    Qu’en est-il des étudiants et étudiantes et des professionnel.le.s de recherche? Estimons :

    • qu’environ 1/4 des 12 285 étudiantes et étudiants à la maîtrise effectuent 1 voyage domestique et 1 voyage transcontinental, ce qui équivaut à 6 tonnes de CO2/personne/an.
      • totalisant 18 426 tonnes de CO2 annuellement!

    Effectuez les mêmes calculs pour les doctorant.e.s, les stagiaires postdoctoraux et les professionnel.le.s de recherche selon des barèmes conservateurs et vous arriverez à une somme totale des émissions indirectes produites par les voyages d’affaires et de recherche de la communauté universitaire d’environ 33000 tonnes de CO2.


    Le tableau suivant synthétise la situation :

    TypeProportion estimée de voyageurs (2017-2018)Quantité annuelle de CO2 (tonnes)
    Professeur.s.es associé.s.es730 sur 14594380
    Étudiant.s.es à la maîtrise3071 sur 12 28518 426
    Doctorant.e.s1064 sur 21286384
    Stagiaires postdoctoraux294 sur 294 1764
    Professionnel.les de recherche322 sur 6441932
    Total32 886

    Tableau 2: Émissions de GES estimées pour des voyages en avion par les membres de la communauté de l’UdeS (2017-2018)


    Cette quantité de GES produite annuellement par l’UdeS (et qui ne cessera pas d’être produite dans un avenir prévisible) est non-négligeable si l’on compare que les émissions totales rapportées dans son bilan des émissions de GES est de 6801 tonnes de CO2 (Stratégie énergétique Horizon, p.4)!

    À titre de comparaison, un voyage aller-retour Montréal-Paris engendre environ 4 tonnes de CO2, ce qui correspond à une distance annuelle parcourue en automobile de 15 000 km toujours selon grille d’évaluation des GES du programme de compensation. Un bilan carbone peut rapidement s’entacher s’il l’on additionne ces voyages! Ceci explique en partie pourquoi les voyages en avion déséquilibrent à ce point le bilan carbone de l’établissement.

    De là l’importance des mesures de compensation pour l’atteinte d’une carboneutralité, un objectif majeur de l’UdeS. Bien que, de réduire à la source demeure une stratégie plus efficace, elles font office de stratégie complémentaire puisque ces émissions ne cesseront point d’être produites. Comme toute institution d’enseignement supérieur, l’UdeS incite ses employé.es, chercheuses et étudiant.es à partager leurs expertises pour rayonner à plusieurs niveaux d’ordre municipal, provincial, national et international.

    COMPENSATION CO2 ÉCOTRIERRA – UdeS ; un programme de compensation carbone à améliorer

    Depuis peu, l’UdeS s’est dotée d’un programme de compensation volontaire de carbone en partenariat avec ECOTIERRA. Lorsque vous achetez un crédit carbone, celui-ci permet le financement de la recherche et du déploiement des technologies en développement durable, un crédit carbone certifié et la plantation d’un arbre sur le campus. Toutefois, la maigre popularité de ce projet, auprès de la communauté universitaire, exprime l’insuffisance de l’incitatif pour améliorer les pratiques, et surtout d’atténuer l’impact des émissions indirectes dues aux voyages. D’autres universités comme l’Université Laval ou l’UQAC possèdent aussi leur propre programme de compensation carbone volontaire. L’Université Laval fait usage de l’argent économisé grâce à l’efficacité énergétique pour compenser les émissions du champ d’application 3. D’ailleurs, plusieurs universités européennes se sont dotées de politiques de transports d’achats ambitieuses! Par exemple, l’Université d’Utrecht compense en totalité les émissions de tous les vols d’avion de ses employé.es à l’aide d’un fonds dédié aux déplacements. Un exemple dont l’UdeS pourrait s’inspirer.

    Responsabilités partagées et propositions de politiques

    Il est de la responsabilité de l’entité ou de la personne qui a causalement engendré ces émissions de les réduire et/ou compenser. De plus, selon les engagements en développement durable de l’UdeS, il serait incohérent et non-intègre de ne pas les comptabiliser rigoureusement, de les réduire et de les compenser. Ma proposition est que l’établissement construise une politique aux critères transparents établissant un barème du nombre moyen de voyages nationaux et transcontinentaux, ce qui établirait par le fait même, mais en partie, les critères d’admissibilité pour un remboursement des compensations carbones. De cette manière, des fonds seraient automatiquement débloqués pour les voyages du personnel en recherche jusqu’à concurrence d’un certain nombre moyen de voyages par chercheur répondant à des critères usuels de remboursement. Par exemple, si un chercheur effectue davantage de voyage pour la recherche que le nombre accordé, alors les frais de compensation carbone seront à payer de sa poche.

    Bref, il a été montré que le bilan carbone de l’UdeS (qui est utilisé pour orienter ses politiques) n’est pas suffisamment exhaustif, ce qui entraîne une connaissance inadéquate des ses impacts environnementaux. En quantifiant, ne serait-ce que d’une façon conservatrice, les émissions carbones dues aux voyages d’affaires et de recherche, nous avons pu constater le poids non négligeable d’un type d’émissions indirectes dans un bilan carbone. Il est de la responsabilité de l’établissement de compenser ces dernières selon des critères favorables pour les jeunes chercheurs.es et le personnel en recherche jusqu’à concurrence d’un certain nombre moyen préalablement établi.

    Notes

  • La tolérance comme un droit au désaccord?

    La tolérance comme un droit au désaccord?

    Par Gilles Beauchamp

    Tout le monde a droit à son opinion!

    Voilà une phrase que l’on entend bien souvent. Pourtant, il arrive que des gens expriment des opinions qui nous rendent inconfortables ou mal à l’aise, particulièrement lorsque ces opinions nous semblent complètement dépassées ou complètement inacceptables dans notre société actuelle. Par exemple, comment vous sentiriez-vous si votre voisin exprimait des opinions racistes ou pro-esclavages en votre présence? Et s’il vous demandait de le tolérer au nom de son droit aux libertés de conscience et d’expression?

    Nul besoin ici de multiplier les exemples. À l’ère d’internet où tout un chacun peut exprimer son opinion et bénéficier d’une audience qui aurait été inespérée avant cette connexion à large échelle, nous avons tous déjà rencontré certaines publications sur les médias sociaux ou dans les médias de masse qui exprimaient des opinions qui nous rendent profondément mal à l’aise.

    On pourrait certainement s’intéresser à l’encadrement de ces débordements, mais l’objectif de ce blogue est moins de pointer du doigt que de regarder à sa propre pratique, c’est-à-dire comment faire pour exprimer un désaccord dans un esprit de tolérance.

    La première étape dans cette entreprise est de définir ce qu’on entend par tolérance afin d’en mesurer les conséquences et les implications.

    La tolérance

    Les philosophes caractérisent un acte de tolérance à l’aide des trois caractéristiques suivantes : la désapprobation, le pouvoir et la retenue.

    1. La personne qui tolère doit être en désaccord avec ce qu’elle tolère. L’objet de sa tolérance pourrait être une pratique, une croyance ou même une personne. Son désaccord doit être suffisant pour lui fournir une raison de tenter d’interférer avec ce qu’elle désapprouve.

    2. La personne qui tolère doit croire avoir un pouvoir d’interférer avec ce qu’elle désapprouve. Par exemple, si une personne désapprouve le port de la casquette en classe, mais qu’elle ne croit pas avoir le pouvoir d’interférer avec cette pratique, il serait plus adéquat de dire de cette personne qu’elle endure le port de la casquette en classe que de dire qu’elle le tolère. Signer une pétition, militer, manifester, s’interposer physiquement, utiliser des pressions économiques et même faire la guerre sont des exemples de moyens d’interférence.

    3. La personne qui tolère doit exercer une retenue sur son pouvoir d’interférer. La tolérance s’exerce précisément lorsque l’on a une raison d’interférer, le pouvoir d’interférer et une raison prépondérante de ne pas agir selon notre désaccord.

    Si on applique ces trois conditions à un exemple, on peut dire que je tolère le refus de la transfusion sanguine par un Témoin de Jéhovah si je suis en désaccord avec la pratique, que je pourrais militer pour la faire interdire, mais que j’ai aussi une raison prédominante de ne pas intervenir. Cette raison pourrait être la reconnaissancedu droit de refuser des soins, que ce soit pour des motifs religieux ou non.

    Il y a là certainement un paradoxe dans le concept même de tolérance : la tolérance demande conjointement une désapprobation et une acceptation. De cette tension, on peut voir le caractère intrinsèquement instable de la tolérance. Plutôt que d’aborder ce paradoxe de la tolérance, laissez-moi vous en montrer un autre.

    Un paradoxe qui concerne l’expression du désaccord

    Historiquement, la tolérance est un droit au désaccord pacifique. En 1598, dans une France majoritairement catholique, l’Édit de Nantes accorde aux protestants la liberté de conscience et accorde à tous les citoyens la liberté de changer de religion permettant ainsi de mettre fin à plusieurs décennies de guerre de religion. L’Édit accordait ainsi un certain droit — qui était cependant encore limité — au désaccord religieux.

    La liberté de conscience doit néanmoins venir avec la liberté d’expression, car qu’est-ce qu’un droit au désaccord si on ne peut pas l’exprimer? Si on prétend vous accorder la liberté de conscience, mais sans vous accorder la liberté d’expression, il s’agit d’un droit fort ridicule parce que votre conscience a toujours été libre dans votre for intérieur. Le véritable droit au désaccord se situe dans le droit d’expression de ses croyances divergentes. Comme l’exprime Marc-Antoine Dilhac :

    il ne s’agit pas simplement d’être libre d’avoir des opinions différentes, ce qui serait une liberté toute intérieure et, à vrai dire, ce qui ne serait pas du tout un droit. […] En matière de liberté de conscience, les individus doivent jouir de la liberté la plus étendue, c’est-à-dire la liberté de développer leur propre conception du bien, mais aussi de l’exprimer et de vivre conformément à elle.ii



    La tolérance est un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci.



    Le paradoxe que j’aimerais mettre en lumière est le suivant : alors que la tolérance est un droit au désaccord et à son expression, l’expression du désaccord peut se révéler — dans certains contextes et sous certaines formes — un acte d’intolérance.

    Pour vous convaincre de ceci, je dois montrer que l’expression du désaccord est dans certains contextes un acte d’interférence. Lorsque c’est le cas, l’expression du désaccord ne respecterait pas la troisième condition de la tolérance, c’est-à-dire la retenue du pouvoir d’interférer avec l’objet du désaccord.

    Mais, en quoi l’expression du désaccord peut-elle constituer un pouvoir de limitation ou d’interférence? Après tout, ce ne sont que des mots, non? Lorsque l’on exprime ses opinions, ce n’est pas comme si on attaquait physiquement quelqu’un. Or, la contrainte physique n’est pas la seule mesure d’oppression. Le discrédit injustifié et les jugements injustes fondés sur des préjugés identitaires contribuent aussi à l’oppression des personnes en situation de vulnérabilité.

    L’expression du désaccord, les stéréotypes et les préjugés identitaires

    Il est largement accepté en psychologie sociale que nous utilisons des heuristiques dans nos jugements sociaux. Une heuristique est une stratégie de raisonnement qui simplifie la réalité et qui permet un raccourci dans la prise de décision. Les stéréotypes font partie de ces heuristiques qui nous permettent de juger de la crédibilité d’un locuteur.

    Les stéréotypes sont des associations largement répandues (widely held associations) entre un groupe social donné et une ou plusieurs caractéristiquesiii. Nous utilisons tous des stéréotypes dans notre vie de tous les jours. Il s’agit de mécanismes qui nous permettent de prendre des décisions rapidement. Les stéréotypes peuvent être négatifs ou positifs et empiriquement vrais ou faux. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples et suivent les individus dans différentes sphères de leur vie. Les stéréotypes qui nous intéressent ici, qui sont aussi nommés préjugés identitaires, sont les stéréotypes négatifs et empiriquement faux.

    Les préjugés identitaires causent de nombreuses injustices, mais je vais limiter mon propos aux injustices épistémiques telles que théorisées et popularisées par Miranda Fricker, une philosophe britannique qui travaille en épistémologie et en philosophie féministe. Plus précisément, concentrons-nous sur l’injustice testimoniale. Un individu vit une injustice testimoniale lorsque sa crédibilité est évaluée à la baisse sur la base de facteurs non épistémiquement pertinents.

    Prenons l’exemple suivant où un individu a la croyance stéréotypée suivante : « les croyants sont irrationnels parce qu’ils écoutent aveuglément leurs leaders ». Un croyant épistémiquement vertueux pourrait vivre une injustice testimoniale lorsque la crédibilité de son témoignage (peu importe le sujet sur lequel il s’exprime) est injustement réduite par l’individu possédant ce préjugé identitaire. Cela est d’autant plus grave lorsque le stéréotype est largement répandu et qu’il est constamment nourri par l’expression des opinions de certains individus.

    Il semble assez évident que l’expression de désaccords peut nourrir des préjugés identitaires qui à leur tour causent des injustices épistémiques, mais est-ce que les injustices épistémiques sont une forme d’interférence, et donc d’intolérance? L’interférence est plus indirecte que la contrainte physique, mais elle est néanmoins réelle. Selon Fricker, « l’injustice testimoniale exclut le sujet des conversations significativesiv. » L’exclusion de la conversation est un moyen d’interférer avec l’objet de son désaccord. Imaginons ceci : un parent siège sur un comité d’école et a un souci particulier de préserver son enfant en bas âge d’une exposition qu’il juge trop précoce à la sexualité pour des motifs religieux. S’il vit une injustice épistémique sur la base du stéréotype mentionné plus haut, il sera exclu de la conversation parce que son témoignage sera jugé non crédible.

    Cette exclusion est une sorte d’interférence avec la croyance à laquelle les autres parents s’opposent. En d’autres termes, la croyance du parent croyant n’est pas tolérée. Dans ce cas-ci, cette intolérance est injustifiée parce qu’elle est causée par une injustice épistémique qui provient d’un préjugé identitaire qui associe la caractéristique d’irrationalité aux groupes des croyants.

    Conclusion et pistes de solution

    Pour terminer, revenons à l’expression du désaccord. Bien que la tolérance soit un droit au désaccord et à l’expression de celui-ci, nous devrions tout de même user de prudence dans l’expression de nos désaccords afin d’éviter de nourrir des stéréotypes négatifs qui pourraient causer des injustices épistémiques et ainsi contribuer à une intolérance injustifiée. Il serait trop ironique de transformer ce qui nous est accordé par la tolérance — un droit au désaccord — en un instrument d’intolérance.

    Que faire donc? Je propose ici quelques pistes pour l’expression du désaccord qui pourrait permettre d’éviter de devenir un acte d’intolérance, certes indirect, mais d’intolérance tout de même.

    1. Être certain de la véracité des faits que l’on partage

    Le 12 décembre 2017, le réseau TVA publiait un reportage intitulé « Non aux femmes sur le chantier de la mosquée ». Or, ce reportage transmettait de fausses informations et a eu un impact significatif sur des tensions sociales. Ces fausses informations renforçaient des stéréotypes négatifs de misogynie chez les musulmans.

    À plus petite échelle, lorsque l’on partage des informations sur les réseaux sociaux, ces informations peuvent avoir un effet sur les stéréotypes des gens. Quand l’information est fausse et négative, le résultat peut être désastreux. Ce genre d’expression peut constituer une forme d’interférence par le renforcement de préjugés identitaires qui contribuent aux injustices épistémiques. C’est pourquoi il est important de ne pas tomber dans le panneau du partage de fausses nouvelles et d’informations inexactes.

    1. Éviter de s’exprimer en termes stéréotypés?

    La meilleure façon de ne pas renforcer des stéréotypes négatifs serait-elle de ne simplement pas s’exprimer en termes stéréotypés?

    Malheureusement, ce n’est pas suffisant parce que, comme le disait Jordan Girard dans un autre billet de blogue, une seule occurrence peut être généralisée en stéréotype. De plus, vos propos sont interprétés par les autres en cohérence avec leurs croyances préalables. Par exemple, si quelqu’un a la croyance stéréotypée que les musulmans sont des terroristes, il est fort probable qu’un énoncé non stéréotypé comme « des actes terroristes ont été commis à Paris le 13 novembre 2015 par des combattants de l’autoproclamé État islamique » renforcera le stéréotype déjà présent chez l’individu. De plus, les stéréotypes résistent aux contre-exemples, c’est-à-dire qu’un voisin musulman bien sympathique en qui on a confiance n’aura pas de contre-influence sur le stéréotype négatif d’un individu.

    1. Autocensure contextuelle?

    Contrairement à ce que pourraient penser certains défenseurs de la liberté d’expression, il peut s’avérer être une bonne chose d’autocensurer ses opinions, surtout dans certains contextes.

    Alors qu’il peut être justifié de discuter de tout dans le contexte approprié, l’audience à laquelle l’on s’adresse devrait avoir une influence sur nos propos; sur le contenu et sur la forme. Par exemple, il serait imprudent d’affirmer que les éleveurs porcins commettent une injustice (ou pire encore) devant une foule végane en colère qui manifesterait agressivement devant la ferme d’un tel éleveur. Cet exemple se situe dans le domaine de l’action, mais on pourrait très bien le transposer dans le domaine des stéréotypes.

    Je vois une application très pratique de ceci pour le monde du web. Sur plusieurs réseaux sociaux, votre publication est entièrement publique. La conséquence est que vous ignorez qui votre publication pourrait atteindre. Dans ce cas, selon moi, on devrait s’imposer les plus hautes contraintes et ne pas partager de propos qui pourraient nourrir des préjugés identitaires.

    Quelle est donc la morale de cette histoire pour la tolérance?

    Certainement pas que l’on ne peut plus rien dire. Cependant, bien que la tolérance soit un droit au désaccord, il importe d’être prudent dans l’expression de celui-ci, et d’être particulièrement sensible au contexte, afin de ne pas créer d’interférence avec l’objet du désaccord si on ne veut pas basculer du côté de l’intolérance.

    Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

    Pour aller plus loin

    Notes

    Une première version de ce texte a été présentée lors de l’événement Granby en parle, le 18 août 2018.

    ii Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? : Théorie d’un impératif politique (Paris : Vrin, 2014), 79.

    iii Miranda Fricker, Epistemic injustice: power and the ethics of knowing (Oxford ; New York: Oxford University Press, 2007), 30.

    iv Fricker, 53, ma traduction de « Testimonial injustice excludes the subject from trustful conversation. »


    Gilles Beauchamp est doctorant en philosophie à l’Université McGill. Ses recherches portent sur la religion dans l’espace public. Il a complété une maîtrise en philosophie à l’Université de Sherbrooke sur les arguments épistémiques pour la tolérance religieuse sous la direction de François Claveau.