Par Olivier Grenier
De multiples institutions produisent et transmettent des connaissances dans nos sociétés. L’épistémologie pratique est un champ philosophique dont la vocation est d’analyser ces deux processus pour mieux les comprendre et pour les améliorer. Les enquêtes empiriques occupent une place importante en épistémologie pratique, mais elles doivent parfois prendre appui sur des recherches abstraites et formelles.
À l’automne, j’ai co-publié un article avec François Claveau sur Thèse de la variété des éléments probants (cliquez ici pour le lien). Cette thèse est un présupposé auquel recourent les scientifiques pour confirmer des hypothèses : plus les éléments probants d’un ensemble soutenant une hypothèse sont variés, plus la confirmation de cette hypothèse est élevée. Il n’y a, à première vue, pas de raison de douter de la validité d’un présupposé aussi plausible. Pourtant, si l’on en croit les résultats de notre article, « The Variety-of-Evidence: A Bayesian Exploration of its Surprising Failures » cette thèse n’est pas toujours vraie !
Illustrons l’intuition derrière cette thèse avec un exemple au quotidien. Vous souhaitez confirmer l’hypothèse suivante : « Mes enfants sont dehors. » Supposons que vous êtes certain à 50% que cette hypothèse est vraie. Première observation : leurs souliers ne sont pas dans l’entrée. La probabilité, interprétée comme votre degré de certitude, que l’hypothèse initiale soit vraie étant donné cette nouvelle information augmente. Deuxième observation : des enfants rient dehors. Ce nouvel élément probant augmente encore votre certitude à l’égard de l’hypothèse. Ces deux éléments probants, c.-à-d. l’absence des souliers dans l’entrée et les rires d’enfants, confirment ainsi davantage l’hypothèse que vos enfants jouent dehors qu’un seul de ces éléments probants.
Figure 1. Réseau bayésien à deux éléments probants E, deux conséquences C de l’hypothèse H et deux fiabilités R des sources
Les outils formels de l’épistémologie bayésienne permettent de tester cette intuition en modélisant la situation d’enquête scientifique à l’aide d’un réseau bayésien (fig.1). Une flèche représente un lien de cause à effet entre deux nœuds du réseau. Un même effet peut cependant être causé de plusieurs manières. Si les souliers de vos enfants ne sont pas dans l’entrée, il est possible qu’ils jouent dehors, mais il est également possible qu’ils soient chez des amis. L’absence des souliers ne rend que plus probable la vérité de l’hypothèse. Un réseau bayésien tient compte de cet aspect des relations causales : une flèche représente un lien causal probabilisé.
Que veut-on dire par des « éléments probants variés » ? Dans le modèle que nous proposons dans l’article, la variété est définie sur deux dimensions. La première est l’indépendance de la fiabilité R des sources. Les conclusions semblables de scientifiques travaillant pour des laboratoires indépendants confirment davantage une hypothèse que les conclusions d’un seul d’entre eux. La deuxième dimension de la variété est l’indépendance des conséquences C de l’hypothèse. Les climatologues, notamment, s’appuient sur des éléments probants variés, comme la température moyenne dans les Prairies canadiennes et la fonte des glaciers dans l’Antarctique, pour confirmer l’hypothèse des changements climatiques. Les médecins, également, confirment un diagnostic initial à l’aide de multiples tests indépendants.
Nos pratiques d’enquête scientifique peuvent être modestement améliorées à l’aide des modèles formels. Dans notre article, par exemple, nous parvenons à la conclusion qu’utiliser plusieurs sources indépendantes mais non fiables ne confirme pas davantage une hypothèse que d’utiliser une seule source fiable. Une plus grande variété des conséquences de l’hypothèse n’est également pas toujours bénéfique. Cependant, même dans les situations les plus extrêmes testées par le modèle, justifier une hypothèse à l’aide d’éléments probants variés demeure une pratique avantageuse en sciences dans environ 75% des cas. Tout n’est donc pas perdu!
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