Vous souvenez-vous de l’échec des négociations au mois de mai dernier? Autour de la table de négociations, le gouvernement et les étudiants s’étaient entendus pour le gel des frais de scolarité, tant et aussi longtemps qu’il serait possible de couper dans les budgets des universités; ensuite, il devait y avoir une augmentation progressive des frais, cohérente avec l’augmentation progressive des investissements publics dans le réseau universitaire. La base, c’est-à-dire les assemblées d’étudiantes et d’étudiants, dans un spectaculaire désaveu de la proposition, avait rejeté en bloc cet accord inouï. La situation était toujours plus difficile, la grève continuait, mais au moins, la lutte contre la hausse n’allait pas se retourner contre le fonctionnement des universités.
Au mois de mars dernier, donc bien avant que cette proposition ne soit avancée puis rejetée, nous avions suggéré entre autres choses, que les pourfendeurs de budgets universitaires risquaient de faire le jeu du gouvernement, qui rechigne à réinvestir depuis des lustres. Cette fois-là, nous avions évité la catastrophe grâce à l’entêtement de la base du mouvement étudiant. Mais cette fois-ci, il semble que nous allons avoir droit à une nouvelle période de stagnation. Car en effet, l’actuel ministre de l’éducation Duchesne vient de l’annoncer, aux 124 millions de coupures déjà demandées à l’automne, il va falloir en ajouter d’autres, au cours d’une période d’austérité qui devrait durer encore 16 mois. Cela veut dire milieu 2014 (2 ans pile après les élections de l’été dernier, à bon entendeur…).
Au printemps dernier nous jouions les Cassandre, en disant: “Maintenant que certains [le PQ] promettent d’annuler la hausse s’ils sont élus, nous avons passé un cap et le débat risque de s’enfoncer encore plus. Suite à la dévalorisation du milieu par les principaux intéressés, de loin, on gardera l’impression que les étudiants ne veulent pas payer pour une université mal gérée.” La “dévalorisation”, qui a pris de l’ampleur depuis un an, consiste à regrouper un faisceau d’arguments contre le salaire des recteurs, le contexte de compétition entre les universités, les publicités et les investissements en béton que cela demande. Pour les critiques de la gestion des universités, tout cela est dû aux décisions “arbitraires” et “injustifiées” des administrations universitaires, et en premier lieux des recteurs.
Soit dit en passant, je ne suis pas un fan de recteur, mais il ne faudrait pas non plus en faire les boucs émissaires d’une situation qui se joue à trois, avec les étudiants et le ministère. La situation de compétition et de surenchère d’innovations commerciales et publicitaires est indissociable du manque à gagner des universités; il faudrait dire haut et fort que la mauvaise gestion et une conséquence directe du mauvais financement, au sens où dans un contexte d’austérité, tout le monde est obligé de bricoler. Ça n’exonère personne, et les scandales restent des scandales, mais au moins la logique de la situation est préservée.
Mais comme on peut le constater aujourd’hui, l’argument de la mauvaise gestion universitaire fonctionne à plein, et le principe d’échanger mauvais financement contre gel des frais vient de devenir une réalité. Ce qui était d’actualité dans les propositions du printemps, pour sortir de la crise, revient de plein fouet aujourd’hui, mais dans un contexte de Sommet pratiquement à huis clos, où le ministre peut faire ce qu’il veut s’il ne déclenche pas de nouvelles grèves. Ayant concédé jusqu’à nouvel ordre le gel des frais aux étudiants, il a maintenant toute la latitude pour reprendre leur argumentaire de mauvaise gestion, et aller chercher dans les fonds des universités les sommes nécessaires à boucler un budget “assaini”.
C’est pour le moins une interprétation inattendue du slogan, “ensemble bloquons la hausse” par le ministre Duchesne, heureux de l’appliquer aussi à la hausse des investissements publics. Et un tel alignement FEUQ, FQPPU et du Ministère de l’éducation supérieure autour de la mauvaise gestion dépasse l’entendement. Les recteurs, et les autres professeurs qui ont peut-être cru aux promesses de réinvestissement, découvrent, sans doute avec amertume, une tactique qui consiste à promettre des investissements pour mieux demander des coupures. Et on constate que le ministre Duchesne ne change pas en mieux la formule. Les investissements seront au rendez-vous quand nous en serons au déficit zéro, ou dans ses mots: “On a une période à vivre de 16 mois pour arriver au déficit zéro. Par la suite, ce sera une autre logique”.
Aucun doute que plusieurs spécialistes de la logique seraient intéressés d’apprendre que la logique suit les cours de la bourse, mais pour l’instant nous refusons de rêver en couleur. Ce Sommet va se révéler impossible à franchir pour la CREPUQ. Les grandes universités québécoises, aux dettes déjà lourdes, vont continuer de plonger avec les coupures, et le réinvestissement, s’il vient un jour, ne servira qu’à combler les manques à gagner les plus urgents. Une telle situation s’est déjà produite en 2000, comme le déplorait alors la FQPPU. Il y avait une mince chance que le débat puisse être renouvelé par le Sommet, et atteindre une hauteur de vue qui aurait permis de comprendre la complexité de la situation et les changements à engager (les EEETP, par exemple), mais il est évident, aujourd’hui, que les mêmes démons hantent toujours la question de l’éducation supérieure au Québec.
Naviguer entre “droits” et “luxe”: un océan de nuances à faire, et d’écueils à éviter
Dans la grande discussion entreprise autour de la hausse prévue des frais de scolarité au Québec, je souhaiterais faire part de deux remarques qui me semblent nécessaires pour sortir des ornières dans lesquelles certains propos se sont engagés. Le premier point, sur l’utilité des sciences humaines et fondamentales, est de nature générale et me concerne en tant que philosophe. Il y a des raisons d’être critique sur la hausse si elle devait compliquer encore plus le déroulement des études dans les disciplines où les études et la recherche sont sous-financées.
Le second point sur le financement des universités, est social et économique et me concerne en tant que citoyen et professeur d’Université. Sur ce sujet, il y a quelque chose qui me gêne dans l’actualité du débat entourant la hausse, et je souligne un risque que le débat fasse fausse route et finisse par nuire la cause générale d’une accessibilité aux études la plus large possible. Les derniers développements auraient tendance à me donner raison (voir le post-scriptum à la toute fin).
Étudier pour étudier versus étudier pour travailler
Il ne serait pas étonnant que les collègues des sciences humaines et mes condisciples de philosophie en particulier soient les plus nombreux à décrier la hausse unilatérale des frais de scolarité. Ils reflètent de cette manière une certaine ligne de fracture au sein de la population étudiante, pour ne pas dire de la société. Traditionnellement, les disciplines les plus réfractaires à l’augmentation sont parmi les Facultés des sciences humaines et sociales. Ce n’est pas parce qu’elles sont généralement à gauche. Elles le sont peut-être, mais la raison est, à mon avis, ailleurs. Je ne nie pas qu’il y ait des raisons idéologiques pour ces rassemblements d’intérêts communs, mais j’aimerais montrer qu’il y a des questions financières pressantes qui peuvent aussi expliquer le mécontentement et le refus actuels de la part de ceux qui s’opposent à la hausse
Je crois que cette raison a été touchée de loin par mes collègues de l’Université de Montréal lorsqu’ils parlent d’étudier pour étudier contre une vision des études servant uniquement à fournir des travailleurs qualifiés à l’industrie. Leur cause est juste, et une partie de leur argumentation s’explique en réaction aux propos du recteur Guy Breton à propos des «cerveaux bien alignés». Toutefois, en reprenant la vieille opposition entre la formation générale et la formation spécialisée, ils contribuent à faire dériver le débat loin de la réalité économique vécue par les étudiants des disciplines sous-financées, qui est la raison principale pour laquelle les étudiants et une bonne partie de la société s’impliquent dans le mouvement de contestation.
Le problème de l’augmentation touche durement les sciences humaines en raison de la double difficulté qui attend ceux qui étudieront dans ces disciplines. Tout d’abord, il leur incombe de trouver les raisons sociales de leur investissement. Simplement parce que le diplôme ne donne un accès direct à aucune profession; à part, bien sûr, l’enseignement, dont l’accès est de plus en plus restreint et dont le travail souffre d’un certain manque de reconnaissance dans notre société. En insistant pour dire que l’engagement dans ces études se fait pour des raisons de développement personnel, on véhicule l’idée que les débouchés ne font pas partie des préoccupations des étudiants, qui «étudient pour étudier». Mais on peut étudier pour étudier et vouloir trouver un travail, tout en acceptant que ça sera plus difficile que dans les autres disciplines plus appliquées. C’est même plutôt ça la réalité. Les étudiants investissent temps et économie dans un diplôme dont ils craignent qu’il ne serve à rien en termes d’embauche et de revenu, même s’ils sont par ailleurs convaincus de l’intérêt social de ces disciplines. Fort heureusement, ce n’est pas le cas pour la majorité qui finit toujours, un jour ou l’autre, par travailler, payer des impôts, et rembourser longuement sa dette. Mais le poids de l’investissement en regard de la possibilité de rembourser est le véritable problème derrière l’opposition étudier pour étudier versus étudier pour intégrer le marché de l’emploi. En augmentant les frais, il s’aggrave.
Ensuite, seconde difficulté, et c’est là ce qui m’inquiète le plus à court et moyen terme. Elle concerne le financement aux cycles supérieurs, mais elle est une partie importante du problème. Il faut savoir que le diplôme de maîtrise est le diplôme professionnalisant dans les disciplines comme la philosophie, l’histoire, les lettres, etc. Lorsque les étudiants entrent aux cycles supérieurs pour obtenir un diplôme de maîtrise, la majorité d’entre eux doit financer ses études sur un investissement personnel et en travaillant à côté. Cela n’empêche pas toujours la réussite, mais la ralentit, la gêne, cause des problèmes de motivation, d’endettement, d’organisation du travail etc.
Là où les préoccupations des professeurs peuvent rejoindre celles des étudiants, c’est dans le financement des études: admettons qu’il soit juste que les étudiants en sciences humaines doivent payer le même prix que les autres disciplines, on pourrait demander que les étudiants de ces disciplines trouvent un financement adéquat en termes de bourses d’études et de contrats de recherche pour faire avancer leurs travaux et étudier sereinement comme c’est le cas ailleurs. Mais dans les disciplines sous-financées, nous sommes dans une situation de double déséquilibre économique. Les étudiants paient autant que les autres pour une formation peu ou moins onéreuse à l’État, mais d’un autre côté, les professeurs peinent à soutenir ceux qui font ce choix courageux. Si les étudiants en sciences humaines s’investissent autant que les autres, pour un destin généralement plus risqué professionnellement, il m’apparaît injuste que le financement de leurs études supérieures soit un problème que ne fait qu’empirer depuis 10 ans, avec la réduction des bourses et du financement de l’enseignement.
Mais, est-ce que l’on n’étudie pas simplement pour étudier? La question est bonne, mais elle cache un gros problème. La réputation de l’inutilité des sciences humaines fait que ce double déséquilibre paraît acceptable pour la majorité qui ne peut comprendre pourquoi et comment nos sciences humaines devraient être financées comme les sciences appliquées ou les sciences exactes.
C’est ici que l’argument que les étudiants de nos sciences humaines étudient pour étudier est très nocif. Si, comme l’ont fait récemment des collègues pour défendre la gratuité, on soutient que les sciences humaines sont bénéfiques parce qu’elles permettent à ceux que ça intéresse de grandir personnellement, on apporte de l’eau au moulin de ceux qui coupent inlassablement depuis 10 ans dans le soutien aux études supérieures dans les disciplines théoriques. Cela ne concerne pas tous les étudiants, mais cela concerne la perception que nous avons de la science fondamentale.
Il est nécessaire que la société prenne sur elle de subventionner les sciences fondamentales, car les entreprises ne le font pas, et il a toujours été le rôle de l’université de les faire avancer grâce à l’effort collectif. Pourquoi est-il nécessaire de le faire? Parce que, contrairement à ce que l’on pense habituellement, ces disciplines sont utiles pour la société. Soit, c’est utile pour donner un sens à sa vie comme le disent mes collègues de l’UdeM, mais cette vision de la science fondamentale est très personnelle et aussi partielle. La vérité, c’est que les sciences fondamentales sont la fonderie de toutes les applications technologiques: sans sciences fondamentales (dont la logique et la réflexion sur la connaissance sont les plus fondamentales de toutes) il n’y aurait qu’une maigre possibilité de faire tout ce que la science moderne permet de faire. Les sciences fondamentales sont intéressantes, vitales pour l’esprit, mais aussi la fibre essentielle d’une science appliquée qui reste éthique, intelligente et performante.
Étonnamment, ce n’est pas avec une logique appliquée ou comptable que l’on reste “connecté avec la réalité”, mais en possédant un bagage complet de connaissances, du théorique au pratique en passant par toute la gamme des savoirs où le théorique rencontre le pratique et vice versa. Ce bagage est constitué en grande partie d’observations objectives et de documentation désintéressée, qui sont reliées par un réseau d’aptitudes scientifiques entretenues, développées et affinées dans les départements et facultés de sciences fondamentales. Il appartient ainsi aux sciences fondamentales de réfléchir sur les nouveaux défis pratiques, et aux sciences pratiques de se nourrir des connaissances fondamentales et élémentaires. Toute autre conception de l’université et du rapport entre science appliquée et science pure manque de réalisme à l’égard de la pratique de l’enseignement et de la découverte scientifique. C’est pourquoi, j’en suis convaincu, l’actuel débat sur le financement des universités et l’utilité sociale des études pour étudier est une occasion à ne pas manquer de faire comprendre à la société que les disciplines sous-financées aujourd’hui risquent de souffrir énormément de la logique comptable utilisateur-payeur appliquée sans nuance.
À ce titre, pour que la hausse demandée soit socialement acceptable, les entreprises et le gouvernement, premiers bénéficiaires de l’apport de l’université à la société, devraient faire un effort supplémentaire, avant d’exiger des étudiants de s’endetter plus et de travailler plus pour payer une institution de laquelle tous profitent dans leur vie (spirituelle et pratique) de tous les jours.
La mauvaise gestion des universités en cause
Depuis une semaine, des voix dans le camp des étudiants opposés à la hausse et aussi quelques professeurs s’en prennent à la gestion des universités comme cause des problèmes du financement des universités. La chose est revenue dans l’émission “Tout le monde en parle” du dimanche 18 mars. Et de nouveau encore dans les propos de Josée Legault (voir du 22 mars). Certains de mes collègues, quelque fois les mêmes que je viens de critiquer pour leur vision réductrice des sciences fondamentales, accusent les universitaires d’avoir la vue courte et d’être responsables des déboires dans le financement des universités. Maintenant que certains promettent d’annuler la hausse s’ils sont élus, nous avons passé un cap et le débat risque de s’enfoncer encore plus. Suite à la dévalorisation du milieu par les principaux intéressés, de loin, on gardera l’impression que les étudiants ne veulent pas payer pour une université mal gérée.
Est-ce qu’il faut comprendre que les universités doivent être encore plus restreintes, alors qu’elles réussissent tant bien que mal à rester compétitives avec plus de 15 ans de retard dans l’investissement? Pour les gouvernements depuis les années 80, s’attaquer à la mauvaise gestion des universités veut dire réduire la masse salariale et la marge d’autonomie des professeurs, imposer des procédures administratives, forcer les universités à avoir une gestion strictement comptable de leurs dépenses. Bref, dire que les universités sont mal gérées, ce n’est pas exact, mais c’est surtout tout à fait ce que veut entendre un gouvernement de tendance néoclassique: faire que les étudiants exigent plus et mieux des finances des universités… tout en leur refilant la facture. Avec une logique de la sorte, en diabolisant le milieu universitaire, les étudiants et journalistes qui s’attaquent à la mauvaise gestion de l’université mangent dans la main du gouvernement: ils dévalorisent le milieu sans fournir de réelle solution au problème de la hausse. Disons, pour rester gentil, que ce n’est pas une bonne tactique s’ils veulent convaincre le public que la solution passe par autre chose qu’une contribution des étudiants.
Je suis loin de demander que les comptes de l’université ne soient pas passés au peigne fin. À mon avis c’est une responsabilité que le gouvernement doit exercer sans cesse, et personne d’honnête n’a à rougir de se faire inspecter. Toutefois, le problème du financement ne trouvera pas de solution en lançant des accusations contre la gestion des Universités. Le problème est le financement des études et le soutien nécessaire de la société à ses institutions.
Sur cette question, le mouvement de grève se priverait de beaucoup de son impact politique s’il devait insister sur les comptes des universités.
Post scriptum (16 avril)
Trois semaines après avoir écrit ces lignes, le dialogue entre la ministre et les associations étudiantes s’engage sur la question de la gestion des universités comme en témoignent des articles de la Presse et du Devoir. Les risques de la dérive sont donc très réels. D’autant plus que la question d’équité dans les études ne concerne pas la gestion des universités, mais la distribution des budgets liés à l’éducation dans les différentes disciplines, où l’enseignement et la recherche témoigne souvent d’un traitement bien différent comme nous l’avons dit plus haut. Ce n’est pas la gestion des universités qui cause problème mais la manière dont les budgets d’éducation sont gérés du gouvernement vers les universités.