Auteur : Jordan Girard

  • Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Mener à bon port…Réflexions sur une conférence de Chantal Pouliot

    Par Cesar Santos.

    Le 23 octobre dernier, Chantal Pouliot (Université Laval) a lancé le cycle de conférences sur L’éducation citoyenne aux controverses sociotechniques à l’Université de Sherbrooke. Elle nous a invités à réfléchir à partir de deux controverses dans la ville de Québec, deux histoires qu’elle documente depuis quelques années et qui sont encore en effervescence. Si vous avez manqué cette conférence, vous pouvez visionner une rediffusion.

    Imaginez votre maison, vos outils et votre auto recouverts d’une poussière rouge provenant du Port de Québec et qui se dépose sur tout un quartier de la ville. Imaginez également des citoyens d’un autre quartier qui se réveillent chaque matin en respirant les odeurs étranges émises par une usine de peinture. Si vous avez déjà visionné les films Erin Brockovich (2000) ou, plus récemment, La fille de Brest (2015), cela vous donne une idée de la nature de ces deux controverses qui opposent des citoyens inquiets à l’ «establishment ».

    Chantal Pouliot n’a pas choisi d’étudier ses cas à distance : elle manifeste ouvertement son implication auprès des citoyens mobilisés. Sa conférence était donc une invitation à réfléchir à la posture de la chercheuse et du chercheur : détachement ou engagement? Elle nous a aussi fait réfléchir à deux thèmes qui lui sont chers : l’expertise citoyenne et les façons d’enseigner les controverses sociotechniques.

    Expertise citoyenne

    De quelle façon les citoyens participent-ils aux débats socioscientifiques? Pouliot propose d’utiliser une classification de Michel Callon afin de distinguer trois grandes façons de répondre à cette question :

    1) Selon le « modèle du déficit », les citoyens « s’associent » aux scientifiques. Ce sont ces derniers qui ont le contrôle sur la production des savoirs. Les scientifiques informent et « éduquent » la population dans un mode unidirectionnel.

    2) Selon le « modèle du débat », les citoyens ont des opinions et des connaissances locales qui peuvent contribuer à problématiser de façon plus riche la situation. Les scientifiques gardent toutefois le monopole de la production de connaissances scientifiques.

    3) Selon le modèle de « coproduction des savoirs », les citoyens impliqués peuvent interagir de façon soutenue avec des scientifiques dans la production de connaissances cruciales sur l’enjeu. Ils n’ont pas à attendre passivement que les scientifiques produisent des connaissances pour eux.

    Les deux controverses documentées par Pouliot représentent des cas du modèle de coproduction. Dans le cas des poussières venant du Port de Québec par exemple, les citoyens ont recensé la littérature scientifique sur le sujet, recueilli des échantillons de poussières et procédé à des analyses chimiques. Ils ont aussi fait valoir leur démarche et leurs conclusions devant les tribunaux et les organismes gouvernementaux. Ils maintiennent aussi un site web qui foisonne d’informations. Leur combat continue, mais il semble « mener à bon port ».

    Ces exemples d’implications érudites laissent songeurs. Une forte proportion de nos concitoyens semblent croire aux modèles du déficit ou du débat. Combien sont-ils à être freinés dans leur implication puisqu’ils ne croient pas en leur propre capacité à (co)produire des connaissances qui rivalisent avec celles des experts accrédités?

    Enseigner les controverses

    Peut-être qu’une piste pour éveiller les coproducteurs de savoirs qui sommeillent chez nos concitoyens passe par l’éducation : enseigner les controverses socioscientifiques à tous les niveaux scolaires pourrait démystifier le phénomène et mieux outiller chacun à prendre sa place dans les discussions et les mobilisations. Ce serait une façon de lutter contre le scientisme tout en faisant bien comprendre que ces controverses ne sont pas des concours de popularité où toutes les opinions se valent.

    Pouliot étudie comment enseigner les questions controversées. Dans sa conférence, elle nous a indiqué quelques possibilités didactiques comme l’approche des îlots interdisciplinaires de rationalité, l’utilisation du jeu Decide, une visite au Palais de justice pour assister aux audiences d’un recours collectif et le visionnement d’un documentaire, comme le Bras de fer sur le cas des poussières rouges (sortie prévue au début 2018).

    L’insertion des questions controversées en classe ne fait toutefois pas l’unanimité. Dans un article très intéressant, Glen Aikenhead soutient que les enseignants sont largement favorables à l’idée, mais qu’ils ne se sentent pas outillés pour le faire. D’autres contraintes sont souvent mentionnées : manque de temps, évaluation du ministère et opposition des parents.

    Il est impératif de trouver des moyens d’assouplir ces contraintes et d’outiller les enseignants. Après tout, une meilleure éducation aux controverses sociotechniques semble pouvoir aider nos sociétés du risque à éviter bien des écueils et ainsi arriver, sans trop d’incidents, « à bon port ».

     

    Cycle de conférence sur l’éducation citoyenne aux controverses socio-techniques.

    Cette conférence de la Pre Chantal Pouliot s’inscrit dans un cycle de conférences de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique. Si vous désirez assister aux prochaines, n’hésitez pas à visiter cette page!

    Mes remerciements vont à Jérémie Dion, Jordan Girard et François Claveau pour leurs nombreuses suggestions sur ce billet.

    Cesar Santos est professeur de chimie au collégial. Dans le cadre de son doctorat en éducation à l’UQTR/UQAM, il est stagiaire à la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique.

  • L’évolution des préjugés

    L’évolution des préjugés

     

    Par Jordan Girard. 

    Vous a-t-on déjà abordé en pensant qu’en raison de votre appartenance à une catégorie, vous auriez des qualités, défauts, goûts, ou comportements particuliers? Si oui, vous avez fait l’objet d’un stéréotype.

    Lorsque les stéréotypes font violence à des groupes sociaux, on aurait envie de les expliquer en appelant à la stupidité ou à la malice. Toutefois, force est de constater que les choses sont plus complexes : certaines personnes semblent intelligentes et ne sont apparemment pas mal intentionnées, mais utilisent tout de même ce genre de stéréotypes, que l’on appelle alors « préjugés ». Comment est-ce possible? Je tente ici de fournir une réponse.

    Notons d’emblée que je ne défends en aucun cas les préjugés. Ce billet tente d’expliquer les causes d’un type de comportement, ceci sans le justifier d’une quelconque manière sur le plan moral. Il s’agit en fait de comprendre un phénomène pour mieux le combattre.

    Certains stéréotypes sont bénéfiques

    La raison pour laquelle même des personnes intelligentes propagent des stéréotypes, c’est qu’utiliser un très petit échantillon des membres d’une catégorie pour généraliser à l’ensemble est souvent (mais évidemment pas toujours) une bonne stratégie.

    Par exemple, depuis que j’ai vu ma tante tomber d’une chaise de patio en plastique, j’essaie de m’asseoir doucement dans les chaises du même genre. Cette généralisation, ainsi que l’attitude de prudence qui l’accompagne, ne s’appuie que sur une seule observation. Ceci étant dit, elle m’évitera certainement de tomber à mon tour, la grande majorité des chaises de patio en plastique ayant sensiblement la même constitution.

    Plus généralement, remarquons que s’il fallait connaître tous les membres de catégories pour ce qu’ils sont vraiment avant de leur attribuer certaines propriétés, on aurait de la difficulté à prendre des décisions pourtant très simples. Par exemple, un geste aussi anodin que boire de l’eau du robinet sans la tester au préalable suppose de croire que l’eau du robinet est potable, même si l’on sait qu’il y a des exceptions à cette généralisation.

    Ces deux stéréotypes, respectivement un stéréotype négatif envers les chaises de patio en plastique et un stéréotype positif envers l’eau du robinet, sont utiles et ne font par ailleurs violence à personne. Aucune chaise ne sera vexée par mon attitude de prudence à son égard, et l’eau que je boirai demain ne sent pas de pression sociale la poussant à être potable. De tels stéréotypes, en définitive, sont désirables au plan pratique et ne posent visiblement aucun problème éthique.

    Pourquoi sommes-nous prompts à (sur)généraliser?

    On sait depuis un bout de temps que notre cerveau prend des raccourcis que l’on nomme « heuristiques ». Il semble également que nos mécanismes de généralisation suivent certains de ces raccourcis. Souvent, les généralisations qui s’ensuivent ne posent pas problème (comme dans le cas de la chaise ou de l’eau du robinet), mais il arrive qu’elles soient fortement problématiques (comme dans le cas des préjugés sur les ethnies ou les genres).

    Notons que la possibilité de faire des erreurs en utilisant nos mécanismes de généralisation a beaucoup à voir avec leur rapidité d’exécution. Contrairement aux généralisations marquées d’un mot de quantité (‘tous’, ‘beaucoup’, ‘quelques’, etc.), les généralisations ne comportant pas ces mots (les généralisations génériques) fonctionnent sans prendre d’information quantitative (ou presque). Rappelez-vous que je n’ai pas eu besoin de voir beaucoup de chaises en plastique cassées pour avoir une attitude de prudence à l’égard de toutes les chaises du même genre. Une seule a suffi.

    Du point de vue évolutif, produire des généralisations aussi rapidement devait fournir un avantage sélectif assez impressionnant. Par exemple, dès qu’on voyait un tigre agressif, on fuyait tous les autres tigres et on maximisait ainsi les chances de demeurer en un seul morceau. Il n’est donc pas surprenant que toutes les langues aient des généralisations génériques. Elles nous aidaient à nous orienter dans la vie de tous les jours et permettaient de transmettre à nos pairs des stéréotypes tels que « Les pommes sont comestibles », « Le feu est chaud », ou « Les tigres sont dangereux ».

    Finalement, si les généralisations génériques correctes avantageaient celles et ceux qui rencontraient des animaux dangereux, on peut imaginer que les sur-généralisations n’étaient pas nuisibles à la passation des traits. Fuir tous les animaux dangereux sur la base de quelques observations est d’un grand avantage, alors que se méfier d’une catégorie inoffensive ne devait pas constituer un grand obstacle à la survie.

    Les généralisations dans le monde moderne

    Nous travaillons aujourd’hui avec sensiblement les mêmes outils cognitifs, mais dans un monde drastiquement différent. Nos mécanismes de généralisations, bâtis par l’évolution pour appréhender les espèces naturelles, ne sont pas nécessairement adaptés à la jungle sociale et ses catégories. Le résultat potentiel: des (sur)généralisations sur très peu d’observations, mais cette fois-ci, les conséquences sont bien réelles pour celles et ceux qui en font l’objet.

    On explique partiellement ce problème en observant qu’il y a vraisemblablement des différences fondamentales entre la structure des catégories que l’on pourrait qualifier de « naturelles » et celles que l’on pourrait qualifier de « sociales ». Ces différences structurelles devraient entraîner une différence dans notre manière d’appréhender ces catégories et leurs membres, notamment dans notre comportement vis-à-vis des membres que nous ne connaissons pas encore. Ne posant pas seulement des problèmes épistémologiques, les généralisations sur des catégories sociales et leur propagation ont aussi une dimension éthique, d’où l’importance de faire attention aux croyances que l’on propage.

    Finalement, un regard évolutif sur les préjugés nous informe sur la nécessité potentielle d’un changement méthodologique. Les généralisations génériques n’exprimant que rarement de l’information statistique, la bonne manière d’enrayer les préjugés auxquels ils donnent voix n’est peut-être pas de fournir des nombres. Toutefois, plus de recherche est nécessaire avant que l’on puisse trouver la bonne approche.

    Pour en apprendre plus :

    Leslie, Sarah-Jane, and Adam Lerner. 2016. “Generic Generalizations.” In The Stanford Encyclopedia of Philosophy, edited by Edward N. Zalta, Summer 2016. http://plato.stanford.edu/archives/sum2016/entries/generics/.

    Une excellente introduction aux génériques, on y fait une revue de littérature en psychologie, philosophie, et linguistique. Malheureusement, les travaux de la première autrice ne sont presque pas abordés.

    Leslie, Sarah-Jane. 2008. “Generics: Cognition and Acquisition.” Philosophical Review 117 (1): 1–47.

    Un article académique (philosophie) donnant une bonne idée de la position générale de Sarah-Jane Leslie, première autrice de l’introduction suggérée ci-haut.

    Gelman, Susan A., and Steven O. Roberts. 2017. “How Language Shapes the Cultural Inheritance of Categories.” Proceedings of the National Academy of Sciences 114 (30): 7900–7907. doi:10.1073/pnas.1621073114.

    Un article académique récent (psychologie) qui élabore sur le rôle des généralisations génériques dans l’évolution et la préservation des catégories au sein des cultures.

    Avez-vous des préjugés implicites? Pour le tester :

    https://implicit.harvard.edu/implicit/takeatest.html

     

    Jordan est étudiant à la maîtrise en philosophie. D’abord intrigué par la manière dont le langage atteint le monde, il est maintenant plus intéressé par ce qui les sépare. Son questionnement l’a mené à se demander comment le langage peut façonner notre compréhension du monde et, selon la réponse à cette question, comment il est possible d’utiliser la normativité linguistique pour améliorer nos positions épistémologiques.